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Branlette du baladin occidental (5)
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 Article publié le 24 juin 2018.

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Notre goélette tenta de traverser l’île sur ses petites jambes. Le fracas réveilla toutes les maisons accrochées à l’obscurité des pentes. À bord, tout le monde fut projeté vers le gaillard d’avant. Le cri de Constance couvrit le mien. Le bateau me sembla chercher son équilibre sur quelque rocher avoisinant. Puis il se stabilisa et Saleck, le capitaine, prit la parole en ces termes :

« Trop de plaisir nuit à la navigation ! Tous sur le pont ! »

Nous étions échoués sur un banc de sable blanchi par la Lune. Comment ne pas admirer la beauté tranquille de la situation qui était la nôtre en ce moment crucial de nos existences ? José et Julien sautèrent par-dessus bord dans un seul élan. Ils étaient en train de se bécoter quand Constance et moi touchâmes le sable encore chaud de cette journée d’été que nous avions passée dans la baie. Le vent, plus loin, agitait les pins comme s’il mourait dans leurs branches odorantes. Des fenêtres s’éteignirent. D’autres persistèrent et s’ouvrirent. Trois hommes venaient à notre rencontre. Saleck ajusta sa casquette et se dirigea vers eux, sans doute pour qu’ils ne s’approchent pas trop près.

Ainsi se passa notre première rencontre avec l’île de Pâ.

Il y eut une suite :

Constance et moi avions élu domicile dans un hôtel de l’autre côté de la baie, à un bon mile de Pâ. Nous avions emprunté une pirogue dès le matin. Personne ne nous le reprocha. Je ramai jusqu’au ponton où nous accueillirent des gosses en culottes. Ils nous indiquèrent le « meilleur hôtel » de la ville. Nous sûmes plus tard qu’il s’agissait de l’unique établissement balnéaire de cet endroit destiné, autant par sa situation géographique que par sa pauvreté grandissante, à la pêche aux crustacés. L’air empestait la marée.

L’hôtel était situé un peu au-dessus de la ville. Une série de maisons plus cossues que les autres, mais guère plus, s’alignait au ras de sa toiture de tuiles rouges. Nous ignorions évidemment qui habitait ces demeures distinguées — qui se distinguaient des autres (celles qui jouxtaient le port et son unique quai) par la blancheur de leurs murs et l’éclat des vitres dont les fenêtres étaient entrouvertes. Nous voyions tout cela de notre fenêtre, car aucune chambre donnant sur le port n’était libre. L’hôtelière nous apprit qu’un séminaire avait lieu en ce moment au château. Il y avait aussi un château. Comment s’y rendait-on ? Nous louâmes les services d’un taxi. La suite, vous la connaissez.

Quand je sortis de prison (elle élevait ses tours sinistres dans l’île de Pâ), je ne m’enquis pas du destin de mes amis. En passant au-dessus du quai, je vis que le Pequod était à flot. Je crus deviner la casquette de Saleck, notre capitaine, mais je ne descendis pas. Je continuais dans cette rue où quelques commerces proposaient les denrées dont j’avais besoin pour poursuivre mon voyage. Je m’achetai aussi quelques volumes de littérature populaire : des aventures des mers, bien sûr, car le temps s’y prêtait joyeusement, des énigmes policières et quelques histoires à dormir debout. J’étais chargé d’un gros havresac usagé quand j’atteignis la route. Une pute était assise sur une chaise Louis XV. La suite ne vous intéressera pas.

Ce fut à bord d’une berline flambant le neuf et la richesse que je voyageais ensuite. Elle était conduite par Lady Elena, une femme entre deux âges qui sentait la parfumerie et brillait des joues et des lèvres. Cependant, son regard portait le voile gris de la tristesse. Elle ne paraissait pas en deuil. Nous déjeunâmes dans une petite auberge au bord de la route. Elle me demanda d’où je venais. Mon havresac sentait la marée, mais pas l’humidité de la prison où j’avais séjourné pour payer ma dette. Je lui racontai une histoire, celle qui ne m’était pas arrivée. Elle parut me croire, Lady Elena, et nous continuâmes notre voyage sur la même route chaotique et poussiéreuse. La nuit ne tarda pas à nous inspirer.

Un jour, tandis que je me masturbais au sommet d’un piton rocheux (des nageuses en illustraient le pied couvert de coquillages), je vis la voile déchirée d’une goélette. Une femme en bikini secouait un chapeau. Je cessais de me caresser et les nageuses me prirent à partie, car elles n’avaient pas la force de répondre à ce cri de détresse. C’était en effet de frêles femmes qui n’avaient pas vingt ans et qui nageaient nues.

Je sautai dans la vague. Elle se gonfla puis m’emporta au large en direction de la goélette. Le cri de la femme en détresse me parvint. Je criai à mon tour. En vérité, je n’avais aucune idée de ce que j’entreprenais. Un regard en arrière me renseigna sur les nageuses qui maintenant sautillaient sur le sable en compagnie de nageurs. Ils avaient tous enfilé slips et chemises. Quelques-uns tentaient de mettre à l’eau une pirogue qui, à chaque vague, la prenait de travers. Moi, je nageais maintenant vers la goélette. À cet endroit, la mer était d’huile. Derrière moi se formaient les vagues qui empêchaient les nageurs d’embarquer à bord de leur frêle rafiot. Il était frêle, ce rafiot, comme les nageuses et les nageurs avaient tous la bouche ouverte. Leurs cris ne me parvenaient pas. Je me retournai pour voir la femme en détresse. C’était une fort belle femme en bikini sans chapeau sur la tête malgré le soleil ou à cause du vent. Il n’y avait pas de vent. La voile était déchirée.

La suite détermina tout le reste de mon existence :

« Il est tombé à l’eau, me dit la femme (nous étions assis sur le roof à l’abri d’un parasol). Je n’ai rien pu faire. Il y avait beaucoup de vent. Une voile s’est déchirée. Puis l’autre s’est envolée dans le brouillard. L’eau est entrée dans la cabine. Je ne savais pas ce qu’il fallait faire en pareil cas. Je m’appelle Constance. »

Comme il n’était pas question d’atteindre l’île de Pâ, je consultai le compas.

« Où sommes-nous ? me demanda-t-elle.

— Je l’ignore. Je ne suis pas marin.

— Vous passiez vos vacances à Pâ ?

— Je n’étais pas en vacances… Je suis… Je suis un voyageur…

— Moi, j’ai perdu un mari. On m’accusera.

— Ils accusent toujours le survivant dans ces cas…

— Et cette fois vous ne serez pas là pour me sauver.

— Qui sait… ?

— J’espère que vous serez là. »

Je n’y fus pas. Je n’ai revu Constance que bien des années après. Nous avions tous les deux changé de situation… sociale. Mais c’est une autre histoire.

Lady Elena choisit un hôtel où sa berline put passer la nuit à l’abri des convoitises populaires très répandues en ces lieux de misère et de colère silencieuse. J’appris à tenir la cuillère de ma soupe. Et à me laisser servir sans sourciller. Ensuite, nous passâmes une bonne partie de la nuit assis au comptoir d’un bar aussi discret qu’achalandé. Le gin avait toujours ce goût de parfum à bon marché. À l’époque (me souvins-je sans toutefois en parler à Lady Elena qui pensait elle aussi à un tas de choses passées et peut-être même enterrées), nous buvions de l’eau de Cologne soutirée à la bonbonne de cristal d’un pharmacien de nos amis.

Nous montâmes nous coucher.

« Vous ne voulez pas me dire d’où vous venez ? insista-t-elle.

— Je ne suis pas un type intéressant…

— Assez intéressant pour voyager à mon bord…

— Je ne suis vraiment pas taillé pour l’aventure…

— Pourtant, vous avez sauté dans l’eau pour sauver cette naufragée… Vos nageuses en sont témoins. J’ai lu ça dans les journaux…

— On parle souvent de moi dans les journaux…

— Si souvent… ?

— Non… quelquefois… à l’occasion… cela n’arrive pas tous les jours…

— Vous continuez avec moi demain ? »

Suite et fin de la nuit. À l’aube, le moteur se mit à tousser. Puis il ronronna. Une portière claqua. Adieu Lady Elena !

Je sortis de l’hôtel. La région était désertique. On voyait un mont couvert de neiges éternelles. Je descendis le chemin pour aller à la plage. Je pensais n’y rencontrer personne. Or, deux nageuses papotaient dans l’écume des vaguelettes. Deux blondes qui se ressemblaient. Leurs jambes luisaient dans la lumière rasante. Je gravis une pente. L’observatoire était parfait. Ni vu ni connu. Je commençais à me masturber.

Sans suite. Une des filles me montrait du doigt. Elle ne riait pas. L’autre se tenait debout derrière elle et retenait sa chevelure secouée par le vent. J’avais envie de crier : « Non, mesdemoiselles ! Ce n’est pas ce que vous pensez… je viens juste d’arriver et j’ai perdu… j’ai perdu…

— Qu’est-ce que vous avez perdu ? me demanda celle qui cessa de me montrer du doigt.

— Oui, dit l’autre. On peut vous aider. Nous sommes d’ici. »

J’ai pris le temps d’aller chercher mes affaires à l’hôtel et je les ai rejointes sur le port où elles prenaient un café à la terrasse d’un restaurant. C’étaient des filles très chics. Elles fumaient des petits cigares, mais pas le genre ninas. Elles tapotaient leurs cendres respectives dans le même cendrier. Elles avaient le même sourire prometteur. Cependant, leurs jambes étaient maintenant couvertes de pantalons de toile blanche. Je me pliai sous le parasol, n’osant m’asseoir sans permission. Je l’obtins sans autre attente.

« Vous êtes d’ici ? demandai-je sans indiscrétion puisqu’elles m’avaient déjà renseigné sur le sujet.

— On vous a vu avec Lady Elena… Elle s’en est allée, si je ne m’abuse…

— Oui… On a fait un bout de route ensemble… Elle a vu ma photo dans le journal et voulait en savoir plus. Vous savez ce que c’est…

— Ah ! Oui. La photo. Cette femme qui clame son innocence…

— Oh ! Je vous assure qu’elle l’est !

— Mais vous ne la connaissez pas de si longue date ! Vous avez eu à peine le temps de la sauver de la noyade…

— C’est en tout cas ce qu’on dit, fit l’autre demoiselle en sourcillant.

— Ma foi, dis-je en me regorgeant, il n’est pas rare qu’on connaisse les gens aussi rapidement. En profondeur, veux-je dire…

— La fumée de nos ninas ne vous gêne pas ? »

Le soir venu, j’atteignis la ville voisine. Les kiosques étaient fermés. Derrière leurs grilles cadenassées, ma photo trahissait ma faiblesse. J’y souriais péniblement. Une autre photo montrait l’arrestation de Constance. Une troisième, d’assez mauvaise facture, représentait le portrait de celui qui avait disparu dans la tempête évoquée par Constance dans une colonne entière. Je traînais dans les rues jusqu’à la nuit. Je n’y rencontrais que des paumés dans mon genre, mais ils n’avaient pas leur photo dans le journal. Une femme m’arrêta puis, après avoir sondé mon regard, me relâcha comme on fait d’un crustacé qui ne se défend pas.

J’ai erré toute la nuit. Il était temps de reprendre la route. Mais avec qui ? J’avisais un rocher surplombant une plage déserte. Je m’y masturbais longuement. Toujours sans suite. Des mois que je n’avais pas tiré un coup. Je n’avais plus d’inspiration. Et pas de bagages à faire porter comme quand on a assez de fric pour ne plus pouvoir se passer des autres.

 

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