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Branlette au théâtre (2)
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 Article publié le 22 juillet 2018.

oOo

Banquo était sur la piste. Sa pipe fumait rouge. Je n’étais que son domestique, mais je jouissais moi aussi chaque fois qu’il « inventait » quelque chose. Son frère était poète. Ses livres finissaient toujours dans le vieux pupitre d’écolier du petit salon andalou. Trois mètres sur deux. Comme une cellule d’assassin ou d’ermite. Le pupitre dénotait. Moi aussi je dénotais : j’ai la peau si blanche qu’on me croit malade. D’où peut-être ces distances… Banquo a la peau presque noire. On le voit rarement dans la lumière du jour. Ses éclairages fantaisistes changent toujours la peau. Sauf la mienne qui reste désespérément blanche.

Ce soir-là, la pipe de Banquo fumait rouge. Des brandons montaient de son culot de bruyère et d’écume. C’était le signe que le maître avait « inventé » quelque chose que le Monde ne savait pas encore. Il demanda un whiskey et je le lui servis dans le plus grand silence. Ce n’était pas à moi qu’il allait confier le secret de sa nouvelle découverte. Iago se chargeait de cela. Très disponible cet Iago. Il arrivait sans délai. Et je le conduisais dans le bureau de Banquo. Il savait où se trouvait ce bureau, mais je passais devant. Toujours.

La porte se referma sans bruit. J’étais seul. Je retournai dans ma cuisine. De quelle invention s’agissait-il cette fois ? Banquo cherchait dans les livres. Et il trouvait des choses. Des faits peut-être. De nouvelles critiques. Que sais-je, moi ?

Je plaçai deux repas dans le monte-charge. Chacun son plateau. C’était discret comme tout. Je tirais sur la corde et j’entendais les portes s’ouvrir à l’étage. Ensuite, la nuit passait sans que je susse comment. Je sortais quelquefois. Ou je me couchais sans découcher. Au matin, j’entendais la porte d’entrée s’ouvrir et se fermer et Banquo apparaissait dans la cuisine où je préparais son petit-déjeuner de poisson frit et de toasts. Il buvait un infect café saturé de sucre. Moi, je m’en tenais au Breakfast. Quelquefois un Earl Grey. Rarement autre chose.

« Vous allez être déçu, Richard, dit Banquo qui avait la très nette intention de déjeuner en ma compagnie, mais Iago en est sûr et certain :

— Vous n’avez rien découvert…

— Une fois de plus ! »

Banquo se gratta le nez. Il accepta une tasse de son café et commença à grignoter un toast. Ces échecs le rendaient lunaire. Et c’était toujours Iago qui le désillusionnait. Personne d’autre. Je n’étais pas invité à participer. Pourtant, deux avis valent mieux qu’un, dit-on.

« Je ne me suis pas couché, continua-t-il sans toucher au poisson qui embaumait le citron et le persil. Et vous, Richard ?

— Je suis sorti, monsieur.

— Toujours avec la même…

— Oui, monsieur.

— Vous n’en changerez pas… C’est la dernière, je crois. Et peut-être même la première… »

Je trempai mes lèvres dans ma tasse.

« Monsieur me taquine encore, roucoulai-je. Monsieur sait que je suis un homme à femmes.

— Pure fiction ! Vous êtes le seul personnage que je n’ai pas inventé ! Ne détruisez pas ma… mes…

— Illusions ?

— Voilà le mot juste. S’il n’avait tenu qu’à moi, vous seriez vierge. Puceau !

— Monsieur exagère…

— Je n’ai que vous, au fond. Tous les autres entrent et sortent. Je ne les connais pas assez. Mais vous… vous... »

Je désignai le filet croustillant avec la pointe de mon couteau. Banquo y donna un léger coup de fourchette et porta le morceau à sa bouche. Il se replongea dans sa méditation. J’achevai alors mon petit-déjeuner sans lui.

À midi, nous reçûmes la visite d’Octavia. Elle rayonnait, comme d’habitude. Presque nue dans ses voiles, elle s’installa dans le salon égyptien, celui qui « allait » avec son style. Je lui servis un verre de brandy et quelques biscuits de ma composition. Elle adorait tout ce que je lui donnais à juger.

« Heureusement que vous n’écrivez pas, Dick !

— Pourquoi madame dit-elle cela… ?

— Vous n’êtes pas fort non plus en devinette… mais bon… vous êtes mes yeux et mes oreilles…

— Monsieur a encore échoué…

— C’est Iago qui le dit et figurez-vous qu’il me l’a déjà dit. Je sors de chez lui. Il était encore en pyjama.

— Monsieur et son ami ont travaillé toute la nuit…

— Travaillé ? C’est une charmante façon de le dire, Rick ! Vous êtes sorti… ?

— Oui, madame. Je suis sorti…

— Ne m’en dites pas plus, je vous en prie ! »

Banquo apparut dans son costume de scène.

« Vous faites un parfait Prospero, cher Banquo ! s’écria l’invitée.

— Je me suis inspiré d’une illustration de l’époque, répondit Banquo en couleurs. Une fameuse découverte, ne trouvez-vous pas ?

— Si je trouve ! Ah ! mais oui ! Tournez-vous… »

Banquo pivota plusieurs fois, laissant la marque de ses talons sur ce que j’ose appeler « mon parquet ». Il n’en fera jamais d’autres. Il était heureux, comme chaque fois qu’Octavia l’encourageait à reprendre la meilleure de ses interprétations.

« Que ne suis-je Miranda ! s’écria-t-elle en me tendant son verre.

— Je ne comprends pas… fit Banquo en remplissant le verre à ma place.

— Vous ne comprenez pas toujours, mon cher Banquo. N’est-ce pas, Richard ?

— Je ne suis pas assez… »

Pourquoi cette diminution de mon être dans les moments les plus fragiles de mon existence ? Et ce n’est pas la première fois que je me pose cette question. Je ne l’ai jamais posée à personne. Octavia se plaisait souvent à mesurer les données de mon silence.

« De quoi s’agissait-il ? demanda-t-elle enfin à Banquo.

— Je croyais avoir…

— Mais Iago en sait toujours plus que vous.

— Serait-il mon ami sinon… ?

— Voulez-vous dire que moi-même…

— Oh ! Non, Octavia. Vous êtes une parfaite gourde.

— Illettrée. Je préfère illettrée. Et Richard… ?

— C’est le seul personnage qui vit sous mon toit…

— Vous n’en savez donc pas assez sur son compte…

— Je ne sais pas s’il est vierge ou si c’est un homme à femme…

— Il faudra vous décider ! Le lecteur n’aime pas les approximations…

— Avec Richard, cependant, c’est inévitable, ma chère Octavia !

— Inévitable !... »

Je souris. Le plateau tremblait dans mes mains. Je ne m’étais pas servi. Pourquoi ? Je n’en sais rien. D’habitude, même en présence d’Octavia…

« Vous allez devoir vous replonger dans vos livres, mon cher Banquo… gloussa-t-elle.

— Ce ne sont pas les miens…

— Ni les miens ! » m’écriai-je.

Mon petit cri d’angoisse les figea. Encore un peu et je me serais pris pour leur auteur. Il était temps que je me serve un verre. Je le levai, brandissant aussi le plateau à bout de bras. Quel numéro de cirque !

« Passerez-vous à table ? proposai-je avec style.

— Pas sans vous, Richard, murmura Banquo qui retournait lentement à ses pensées. Pas sans vous… N’est-ce pas, ma chère Octavia ? »

Il n’y avait pas de « cher » devant mon nom. Par contre, Octavia aimait bien me servir du Dick et du Rick. Jamais Banquo ne se serait permis pareille familiarité. Je passai devant.

 

Nous prîmes le café et ses conforts dans le jardin. Banquo y étira longuement ses membres.

« Dans quel genre de roman me suis-je encore fourré ? dit-il sans cesser de grogner.

— Vous ne savez rien de l’érotisme, fit Octavia en se léchant un doigt. Ou alors vous cachez très bien votre jeu, cher maître… Qu’en pensez-vous, Richard… ?

— Je lui réserve un chapitre salé à point ! s’exclama Banquo.

— Mais il sort pratiquement toutes les nuits ! s’écria Octavia en riant toutes dents dehors.

— Et pourtant je n’ai rien écrit de la sorte ! s’esclaffa Banquo.

— Vous allez le faire rougir… »

Je ne rougissais pas. La peau blanche demeurait opiniâtrement blanche. La peau d’Octavia était blanche aussi, mais d’un blanc d’ivoire qui ne connaît pas la Lune comme je la connais. Il se mit à pleuvoir finement. Heureusement, nous étions sous l’auvent de toile. Le vent agita ses franges dorées. Octavia eut un frisson aussi léger que les pensées qui lui venaient à l’esprit. Banquo jeta sur ses épaules nues la toile immonde de sa veste. Je n’avais pas eu le temps d’ôter la mienne. Elle en eût sans doute apprécié les parfums exotiques.

« Rentrons plutôt, dit Banquo.

— Que non ! s’écria la belle romaine. Je me sens parfaitement bien ici !

— Il reste du brandy… proposai-je.

— Je ne sais plus quoi penser de Iago ! » grogna Banquo.

Cette fois, il avait vraiment l’air désespéré. Le vent agitait ses rares mèches sur ses oreilles et sur son front. Le teint obscur de sa peau semblait étreindre l’ombre. Le soleil s’était caché derrière un pilier, comme à l’affût des réticences de notre conversation. Il était temps que je retourne à l’office. Je les laissai seuls, sans explication.

 

La nuit était tombée depuis une bonne heure quand Octavia fit mine de rentrer chez elle. Banquo la maintint dans son petit fauteuil égyptien. Je mesurai l’intensité de cette peau noire sur l’ivoire de notre chère invitée.

« Il n’en est pas question ! lui infligea-t-il. Iago ne va pas tarder…

— Monsieur oublie que monsieur Iago ne vient chez nous qu’en cas de découverte et suite à votre appel… susurrai-je en retenant moi aussi le manteau d’Octavia.

— Mais je ne veux pas le voir de toute façon ! » cria-t-elle.

Elle nous échappa, se réfugiant alors derrière ce paravent chinois qui n’a rien à faire dans ce salon de tendance égyptienne. Nous distinguions son ombre dans les échancrures de noir et d’ivoire. Un moucharabié eût mieux convenu à ce théâtre. J’en fis une amère réflexion, mais Banquo parut n’en rien entendre. Il se réfugia lui aussi derrière le paravent. On frappa.

Si c’était Iago, il n’avait pas été invité. Je voulais questionner Banquo à ce sujet, mais le paravent trahissait d’intenses caresses. Que dirais-je à Iago si c’était lui ? Et si ce n’était pas lui ?

J’ouvris la porte. Je ne connaissais pas ce personnage. Banquo a des secrets pour moi. Je ne suis pas dupe de ses silences. La femme qui se tenait sur le paillasson était en tenue de soirée. Belle blonde fine et même gracieuse. Je crus avoir allumé la télé. Elle secoua un petit sac sous mon nez.

« Je viens pour le rôle, dit-elle d’une voix si nasillarde que je compris ce que lui réservait Banquo.

— Il est tard… fis-je en repoussant le petit sac. Monsieur est occupé avec… un paravent dont il doit régler les ouvertures avant demain…

— J’ai pourtant rendez-vous…

— Je vais m’informer… » dis-je en refermant la porte.

Elle dut frapper du pied sur le paillasson, car j’entendis la poussière retomber. Je me rendis en catimini dans le salon égyptien. L’odeur de foutre me saisit à la gorge. Je reculai.

« N’en faites rien ! dit la voix de Banquo qui reprenait son souffle. J’ai besoin du vôtre.

— Mon foutre !

— Faites-vite ! Elle revient à elle ! »

En effet, Octavia avait perdu connaissance. Ses voiles soulevés témoignaient d’une relation que je qualifierais de désordonnée plutôt qu’intense. Mais enfin, Banquo fait ce qu’il veut. C’est lui le patron. Il enfonça un doigt expert dans l’anus de la romaine.

« Là ! dit-il en haletant. Je n’en peux plus ! »

J’enculai donc la romaine. Et tout en ramonant, j’informai mon maître qu’une comédienne attendait sur le paillasson. Banquo secoua sa rare chevelure.

« Ce sera la suivante ! grogna-t-il. Je n’en peux plus. Vous me remplacerez.

— Mais enfin, monsieur ! Cet anus va me vider de ma substance ! C’est que je comptais sortir ce soir…

— Ah ! voilà donc ce que vous fabriquez quand vous sortez ! Ah ! elle est belle la domesticité des réseaux sociaux ! »

J’éjaculai précipitamment. Octavia revint à elle. Elle bafouilla :

« Ah ! C’est vous, Richard… Où est monsieur… ?

— Je le remplace, madame. Je suis sa doublure. Ne m’en veuillez pas si…

— Oh ! que non ! Continuez, Dick. Ô dick !

— Mais je viens de terminer, madame…

— Prenons le temps alors… prenons le temps… »

Et couché dans ses voiles, tandis qu’elle trouvait le sommeil et moi mes rêves d’enfant, j’écoutai la maison. Banquo recevait-il la belle bonde qui nasillait ? Rien ne le disait. Et Iago ? Banquo l’avait-il appelé ? Je me penchai sur Octavia qui dormait d’un sommeil si profond qu’elle ne réagit pas à mes morsures. Banquo surgit alors, furieux :

« Je ne vous ai pas autorisé à la mordre, Richard ! »

La poule, qu’il tenait par la taille, se mit à rire de moi et de moi seul.

 

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