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La littérature française - un sacré paradoxe
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 Article publié le 7 juillet 2019.

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Le vicomte de Valmont, c’est moi. Madame Bovary, c’est moi. Bardamu, c’est encore moi. Et Meursault, bien entendu, c’est encore et toujours moi...

Si le lecteur novice tient entre ses mains ces quatre livres, ces quatre chefs d’œuvre que sont " Les liaisons dangereuses " , " Madame Bovary ", " Voyage au bout de la nuit ", et " L’ Etranger ", et qu’il décide de les lire - dans un ordre chronologique ou non, à des moments différents de sa vie - , alors il acquerra une vue d’ensemble de la littérature française suffisamment grande pour l’aimer. Et peut-être aussi pour comprendre un certain nombre de données parmi lesquelles l’évolution du style et donc des époques, le ressac, en somme, de l’Histoire.

Si j’écris un ouvrage sur ces livres, c’est pour souligner, comme le suggère déjà mon titre, l’étonnant contraste entre la majesté de ces œuvres et leur confrontation brutale avec les conventions françaises. Ces livres magnifiques, en leur temps profondément inédits et éblouissants, sont aujourd’hui des classiques. Des classiques à mettre entre toutes les mains, des classiques pour tous les esprits curieux qui aiment la langue française et aiment le style.

Il est temps, donc, de commencer mon essai ... ou ma composition architecturale, divisée en quelques séquences qui, peu à peu, dessinent ce que l’on pourrait appeler une promenade littéraire.

 

CHODERLOS DE LACLOS LA NOBLESSE DANS TOUTES SES LETTRES

 

CONTEXTE

Choderlos de Laclos est un homme des Lumières, d’un siècle de grande vitalité où des œuvres majeures marquent et bouleversent les esprits. Le XVIIIe siècle, c’est aussi une période de guerres et de troubles politiques annonçant la nouvelle carte de l’Europe. La guerre de Sept ans (1756-1763) donne la suprématie à l’Angleterre qui supplante la France et diminue le régime de Louis XV. Dans les années 1770, la guerre d’Indépendance américaine à laquelle participe la France aggrave l’état de ses finances et s’ajoute à la crise économique et sociale, caractérisée par de profondes inégalités et d’importants problèmes de récoltes dus à un climat désastreux. La conjonction de tous ces facteurs aboutit, en 1789, à la Révolution.

Cette seconde moitié du XVIIIe siècle voit la séparation radicale entre le christianisme et le rationalisme. Le siècle des Lumières, c’est l’avancée de la science et de la philosophie, avec notamment la vogue des Salons (Diderot, Rousseau et Voltaire sont invités par les aristocrates éclairés). L’Encyclopédie (1745-1772) est la première œuvre complète de vulgarisation d’un savoir pluridisciplinaire qui doit affronter, tout au long de son élaboration, l’hostilité de la noblesse et de l’Eglise. Le marquis de Condorcet, en 1792, propose un projet national d’instruction publique, en homme visionnaire. Sans doute trop novateur, il sera refusé.

Poussée du savoir, poussée des aspirations populaires, poussée d’une plus grande liberté ... c’est dans ce contexte que naît et vit Choderlos de Laclos.

 

CURSUS

La vie de Choderlos de Laclos est un entremêlement de missions militaires et de défis littéraires.

Si l’on considère sa formation, il gravit de nombreux échelons, de 1759 à 1779 : successivement aspirant, élève au Corps royal de l’Artillerie, sous-lieutenant, lieutenant en premier, sous aide-major, capitaine en second et enfin capitaine. Il s’illustre d’abord à la fin de la guerre de Sept ans (1756-1763), puis installe l’Ecole d’artillerie à Valence. En 1792, nommé commissaire auprès de l’armée, il joue un rôle important dans la victoire de Valmy. Au départ orléaniste, il rallie les insurrectionnels de la Révolution, jusqu’à rejoindre, au moment du 18 Brumaire, les partisans de Bonaparte.

Choderlos de Laclos est non seulement militaire, mais il est aussi chercheur. En 1779, à l’île d’Aix, il construit un fort d’un type nouveau. Puis, il entreprend une série d’expériences qui aboutissent à l’invention de l’obus.

La plupart du temps, il connaît l’existence monotone des villes de garnisons : Strasbourg, Besançon, Grenoble, Valence, Metz. Au cours de ses longues périodes d’attente, il écrit : des contes, des vers, des livrets d’opéra. En 1780, conscient que l’écriture exige du temps et un total investissement, il obtient un congé de six mois - alors qu’il est capitaine - et commence la rédaction de son ouvrage principal, " Les liaisons dangereuses " . En 1781, un second congé dit " tacite " lui permet de terminer son livre. L’année suivante, l’éditeur Durand publie le roman épistolaire. Ensuite, en 1783, il rédige " Discours destiné à l’Académie de Châlons-sur-Mame " , prélude à son ouvrage " De l’éducation des femmes " . Dans une période où la question de l’éducation devient brûlante pour bon nombre d’esprits, Laclos prône, ni plus ni moins, la révolution féminine pour les femmes elles-mêmes, le seul moyen de changer véritablement leur condition. La " femme naturelle ", " être libre et puissant " y est largement décrite. D’inspiration rousseauiste, cet essai élabore une synthèse entre l’idée de nature et l’idée de culture, indissociablement liées.

 

L’OEUVRE

Choderlos de Laclos est essentiellement - exclusivement ? - connu pour son chef d’œuvre " Les liaisons dangereuses ". Comme s’il était l’homme d’un seul livre.

Cette fiction épistolaire de plus de cinq cents pages se divise en quatre parties, suivant un crescendo de plus en plus menacé d’implosion, à cause des événements tragiques qui finissent par faire voler en éclat un épilogue synonyme de champ de ruines. Oui, des ruines affectives et des réputations rasées, de par une course effrénée à la séduction, une séduction criblée d’événements inattendus qui modifient le comportement des acteurs. Lesquels ?

Représentants de l’aristocratie de la fin du XVIIIe siècle, les deux héros narcissiques, le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil entreprennent la séduction d’une jeune fille naïve, Cécile de Volanges, et d’une femme vertueuse, madame de Tourvel. Ils veulent affirmer leur supériorité dans une " carrière " de séduction en exerçant leur volonté au détriment de l’affectivité. Mais Valmont, contre toute attente, tombe amoureux, ce qui rend la marquise folle de rage. Elle révèle alors la liaison de Cécile et de Valmont à Danceny, le futur promis de la jeune Volanges. Provoqué en duel par Danceny, Valmont n’arrive pas à combattre : il tombe, tandis que madame de Tourvel, quelque temps plus tard, succombe de chagrin. Le Tout-Paris répudie la marquise de Merteuil, démasquée : celle-ci doit s’exiler...

Ce qu’il faut souligner à travers ce livre, c’est l’attitude des deux aristocrates qui sont les grands perdants de la séduction, de véritables machines dont la stratégie, concurrentielle, est de faire main basse sur les corps et les sentiments de leurs victimes respectives. Mais cette course à la surenchère est arrêtée par la contingence des sentiments, débouchant sur une histoire d’amour. Dès lors, les plans initiaux se fissurent et le dénouement se confond avec la tragédie.

L’amour entre Valmont et madame de Tourvel prouve que le sentiment ou l’attraction affective peut surgir de partout, même au fin fond du cynisme.

Un mot sur le style et la composition du roman : si le narrateur paraît absent, c’est lui, à l’origine, qui a compilé cette succession de lettres, faisant naître son point de vue à partir de ce que vivent les personnages, par courriers interposés. Il est donc à la fois invisible et glissé à l’intérieur de chaque lettre. Concernant la forme, on peut parler de sophistication : Laclos aime la langue française, et dans chaque lettre, c’est toute sa quintessence ou noblesse qui jaillit, avec la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont comme figures de proue d’une langue soutenue ou érudition et sophisme se confondent souvent, rivalisant d’esthétisme. On peut donc, objectivement, parler d’un style magnificent. L’absence de date exacte à la fin de chaque lettre - seul le chiffre 17 ébauche une année suggérant la période - et la récurrence du lieu générique - le château de ...- empêchent logiquement tout lien avec des personnages et des lieux connus, tout en mettant l’accent sur le mode de vie aristocratique.

Quelle fut la réception du livre ?

Au mois de mars 1782, Choderlos de Laclos signe son premier contrat d’édition, suivi, un mois plus tard, de la publication de l’ouvrage par l’éditeur Durand. Un tirage de deux mille exemplaires est prévu - un chiffre très important pour l’époque - et dès le début, le succès est foudroyant. Le livre, rapidement, se taille une réputation sulfureuse, si scandaleuse qu’il se vend sous le manteau. Les exemplaires s’écoulent en un mois, ce qui conduit l’éditeur à procéder à une dizaine de rééditions dans les années qui suivent. Pour l’heure, sur ordre du ministère de la Guerre, Laclos doit partir pour Brest. Puis, c’est à la Rochelle que l’auteur des " Liaisons " doit se rendre, désormais à la disposition du marquis de Montalembert.

C’est donc à la fois le pouvoir militaire et le pouvoir nobiliaire qui condamnent l’écrivain, alors que ce dernier voulait simplement écrire " quelque chose qui sortît de l’ordinaire ". L’audace a payé puisque le livre est devenu un chef d’œuvre du genre, un classique, après avoir été, au début, une fiction foncièrement novatrice qui a, au bout du compte, accompagné le mouvement inéluctable de la Révolution.

Laclos s’affirme comme l’un des plus subtils moralistes qui a su inventer une fiction hautement esthétique pour mieux exprimer les mœurs aristocratiques de son temps.

 

GUSTAVE FLAUBERT LA PLUME OU LE SCALPEL

 

CONTEXTE

Le XIXe siècle est un véritable laboratoire de régimes politiques. L’Empire, la Restauration, la IIe République, le Second Empire, la IIIe République ... la France hésite longtemps entre une pâle copie de l’Ancien régime et l’invention d’une réelle démocratie. En 1851, la république démocratique et sociale ne parvient à trouver un équilibre : lorsque les républicains introduisent le suffrage universel dans la Constitution de la IIe République, un certain Louis-Napoléon Bonaparte saisit cette opportunité pour glaner le plébiscite des masses paysannes. Fort de cette assise légitime, il crée le Second Empire, une période de presque vingt ans de règne, d’abord dominée par des mesures autoritaires, avant de s’ouvrir progressivement (en 1864 est autorisé le droit de grève). En 1870, l’agression de la Prusse provoque la chute de l’Empire, définitivement scellée par la Commune de Paris. La future république, troisième du nom, émerge peu à peu, opposant monarchistes et républicains. C’est Jules Ferry, dans les années 1880, qui en pose les fondements à travers la création d’une école laïque, gratuite et obligatoire pour tous, ciment de la nation.

La révolution industrielle bouleverse les conditions de travail, et d’abord celle des ouvriers. Les progrès scientifiques et techniques sont rapides, ainsi que l’évolution de l’urbanisme : Paris est remodelée par le préfet Hausmann, c’est le temps des architectes-ingénieurs. En réaction à ce mode de vie de plus en plus urbain, le romantisme et l’impressionnisme brillent de mille feux. Les peintres, à l’instigation de Manet notamment, travaillent en extérieur, tachant de saisir ce qu’ils appellent " un instant de la conscience du monde ".

Gustave Flaubert vit, de près ou de loin, la succession de tous ces événements.

 

CURSUS

La perte des êtres chers et le labeur littéraire traversent constamment la vie de l’écrivain.

Le jeune Gustave Flaubert est issu d’une famille de médecins et d’armateurs. Il s’essaie très tôt à l’écriture alors qu’il est au Collège royal de Rouen. Elève chahuteur et espiègle, il en est exclu et prépare, seul, le baccalauréat. C’est au cours de ses études de droit à Paris qu’il envisage sérieusement la littérature. En 1845, après avoir écrit " L’Education sentimentale " et connu quelques soucis de santé, il vit dans la propriété de Croisset, à côté de Rouen. L’année suivante, son père disparaît, sa famille se retrouve à la tête d’une des plus grosses fortunes normandes. En février 1848, il assiste aux journées révolutionnaires, d’une manière détachée, accaparé sans doute par la littérature. De 1849 à 1851, il effectue de nombreux voyages en Orient pour la rédaction future de Salammbô. De 1851 à 1856, il connaît une période de dur labeur pour la composition de " Madame Bovary " . Georges Sand aime son travail, c’est le début d’une longue et profonde amitié. Elle sera l’inspiratrice, quelques années plus tard, de son roman " Un cœur simple ". La disparition successive de ses proches - Louis Bouilhet, Louise Collet sa compagne, Georges Sand - ne fait qu’accroître sa solitude. Lorsqu’il connaît des soucis de santé doublés de difficultés matérielles - il a sauvé sa sœur de la catastrophe financière -, ses amis interviennent en sa faveur, ainsi que le ministre Jules Ferry qui lui octroie une aide annuelle. Cette nouvelle période s’achève avec la rédaction de " Bouvard et Pécuchet ".

 

L’OEUVRE

L’histoire de madame Bovary est relativement anecdotique.

Si l’on s’en tient à la chronologie de cette fiction, on peut la résumer de la manière suivante :

Les époux Bovary vivent à Tostes où le mari pratique la médecine. Une soirée à Vaubyessard fait entrevoir à Emma l’éventail des possibles sentimentaux de la grande bourgeoisie, ce qui provoque un changement d’humeur chez l’héroïne. Les époux décident alors de partir pour Yonville, près de Rouen. Ils font la connaissance des gens du village, notamment du pharmacien Homais, et découvrent les protocoles de la Monarchie de Juillet qui choisit la bourgade pour ses comices. Le clerc Léon fait maladroitement la cour à Emma, qui résiste. En revanche, Rodolphe, plus entreprenant, la fait succomber : Emma, devenue intrépide, souhaite quitter son mari et partir avec son amant, mais celui-ci préfère la rupture. Emma se rend alors régulièrement à Rouen où, soi-disant, elle prend des leçons de piano. Elle y retrouve - coïncidence - Léon, perdu depuis trois ans. Cette fois-ci, ils ont une liaison. Emma a un comportement de plus en plus désinvolte, y compris pour ses propres dépenses, ce qui la conduit à mettre son ménage dans des difficultés financières sans cesse grandissantes. Se sentant acculée de toutes parts, elle s’empoisonne à l’arsenic. Sa fille Berthe, obligée de travailler, est envoyée dans les champs, tandis que chartes, son mari, meurt de chagrin. Quant au pharmacien Homais, il triomphe sur ce champ de ruines, glanant tous les lauriers ... jusqu’à la croix d’honneur.

Ce qui compte, chez Gustave Flaubert, c’est la forme. Les exemples sont multiples, de ces passages narratifs où le style prend de l’altitude, prend une démesure qui semble exponentielle, comme la description du chapeau de Charles, comme le déroulement sans fin du banquet paysan lors du mariage des Bovary, comme encore la perception du ciel de Rouen par Emma, digne d’un tableau impressionniste. Ainsi, qu’il s’agisse des vêtements, des protocoles, des paysages, tout semble sur le même plan, ou plutôt la perception et les intentions des personnages sont aussi importantes que leur rang social. Dans ce roman, la plupart des institutions sont battues en brèche, que ce soit le mariage, l’Eglise, le pouvoir. La médiocrité des individus se confond avec la cupidité, et les événements s’enchaînent dans un rythme effréné qui ne laisse pas de doute quant au désastre. Le lecteur a l’impression, finalement, que tout est rasé. Comme si rien ne s’était passé...

Le livre est d’abord publié par la Revue de Paris, qui ne cessera de faire des objections à l’auteur, supprimant de nombreux passages, parfois réhabilités par Flaubert. Les conflits sont permanents entre lui et le journal, jusqu’au fameux procès. L’écrivain est soumis à un triple chef d’accusation : outrage aux bonnes mœurs, outrage à la morale publique et outrage à la religion. C’est la première période du Second Empire, soit la période autoritaire. Le procureur qui s’acharne sur Flaubert - un certain Pinard - serait lui-même l’auteur de vers ... grivois. Au bout du compte, Flaubert est acquitté, et, du même coup, jouit d’une publicité inattendue. Publié par Michel Lévy, " Madame Bovary " se vend en quelques mois à plus de vingt mille exemplaires.

L’œuvre de l’écrivain heurte les convictions de la bourgeoisie, surtout celles qui sont au pouvoir. Le signe, semble-t-il, que leurs convictions ne sont pas aussi solides qu’il n’y paraît.

 

LOUIS-FERDINAND CELINE VERS UN LANGAGE TOTAL

 

CONTEXTE

 La vie de Céline se confond avec le fracas du monde, notamment deux guerres mondiales. La laïcisation et la démocratisation du régime de la IIIe République, la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat en 1905 sont parmi les événements majeurs de la politique intérieure française, tandis que sur le plan international, les nations européennes s’affrontent en Afrique par capitaux interposés, jusqu’à provoquer ladite Grande guerre de 1914-1918. Les puissances européennes ne se contentent plus de coloniser, elles s’affrontent directement, dans une boucherie sans égale, celle des tranchées. Dans les années 20, la Société des Nations tente d’éradiquer les nationalismes. En vain, puisque la crise de 1929 plonge à nouveau le monde - dont les Etats-Unis - dans la Dépression. En France, le Front populaire tâche de relancer l’économie, adoptant des mesures interventionnistes, mais en Allemagne, Adolf Hitler est démocratiquement élu. Quelques années plus tard, en 1939, la guerre reprend, plus technologique que jamais, au terme de laquelle, en 1945, le monde apparaît en deux blocs : américain et soviétique. Au cours de cette première moitié du XXe siècle, de nombreux courants novateurs émergent dans le domaine des arts, notamment la peinture abstraite, le cubisme, le surréalisme. Le cinéma connaît un essor fulgurant, avec les films de Charlie Chaplin ou d’Alfred Hitchcock. La presse écrite, à l’époque, draine des millions de fidèles au quotidien.

Après la guerre, c’est le temps de la décolonisation qui ne s’accomplit pas sans heurt : guerre d’Indochine (1946-1954), guerre d’Algérie (1954-1962). Sous la IVe République, dans un contexte d’instabilité politique récurrent, Charles de Gaulle revient au pouvoir et fonde les bases, en 1958, de la Ve République. Pendant ce temps, le Japon, en partie rasé par Hiroshima et Nagasaki en 1945, prend le pari de devenir une superpuissance économique et de défier les Américains sur leur propre terrain.

 

CURSUS

La guerre, la médecine et la littérature sont sans doute les champs principaux de Céline, qui s’y illustre volontairement ou involontairement, donnant toute latitude à ce qui est essentiel dans la vie d’un individu, c’est-à-dire l’expérience.

Le jeune Céline, issu d’une famille de petits commerçants, obtient le Certificat d’études primaires en 1907, avant d’occuper des places d’apprentis, chez un marchand de tissu et chez un joaillier. En 1912, il s’engage dans l’armée et devient brigadier. Maréchal des logis en 1914, il combat en Flandre où il sera blessé. C’est au sortir de la guerre, à l’âge de vingt-cinq ans, qu’il passe et obtient le baccalauréat. Dans les années 20, fort de diverses expériences, il s’inscrit en médecine et travaille auprès de la fondation Rockefeller pour la commission d’Hygiène de la Société des Nations. En 1928, il ouvre un cabinet à Clichy et travaille au dispensaire. Dans le même temps, et jusqu’en 1932, il s’attelle à l’élaboration de " Voyage au bout de la nuit ", qui sera publié par Denoël et Steele. Louis-Ferdinand Céline fait une découverte primordiale dans sa vie : l’interaction entre les mots qui apparaissent sous sa plume est analogue à celle des cellules, alors qu’il étudiait la biologie. Désormais, Céline s’investit autant comme écrivain. Par la suite, il écrit " Mort à crédit ". Puis, à la fin des années 30, il continue l’écriture par le biais de pamphlets antisémites et se compromet avec l’occupant. C’est un autre Céline qui surgit, d’abord condamné puis amnistié, en 1951. En 1953, il ouvre un cabinet médical à son domicile. Ensuite, de 1957 à 1961, il reçoit nombre de visiteurs et accorde une trentaine d’interviews.

 

L’OEUVRE

Voyage au bout de la nuit... ou l’odyssée de Bardamu, un narrateur embarqué dans la tourmente des événements :

L’engagement en 1914 sur un coup de tête, la blessure et la liaison avec Lola, les nerfs qui lâchent ... la connaissance de Musyne, la réforme, le départ pour l’Afrique... la découverte de la colonisation et de la poursuite du commerce, l’attachement aux autochtones, l’âpreté du climat, le départ pour l’Amérique... le travail aux statistiques et à l’usine, la liaison avec Molly, la nausée de l’urbanisme américain, le retour en France ... la reprise et fin des études de médecine, l’ouverture du dispensaire à Rancy, la collaboration avec l’institut Bioduret Joseph, la pratique de la médecine, les retrouvailles avec Robinson, la dispute mortelle entre Robinson et sa fiancée, la solitude de Bardamu.

A travers cette odyssée pluricontinentale, Louis-Ferdinand Céline met en avant son individualisme farouche qui ne craint pas les contradictions. Tous les comportements de l’époque en prennent pour leur grade, et d’abord les institutions politiques, militaires et psychiatriques, qu’il s’agisse de l’Etat, du patriotisme, de l’armée ou encore des hôpitaux. Il est sans concession, également, envers son milieu, celui des commerçants, à tel point qu’il semble n’appartenir à aucun groupe, aucune famille. Dans le même temps, il s’engage à chaque fois pleinement, jusqu’à montrer - avec une redoutable acuité - l’absurdité du conflit lorsqu’il s’agit de la guerre, la médiocrité des gens lorsqu’il les soigne, l’indifférence aux honneurs lorsqu’il travaille pour la Société des Nations. Joli paradoxe, il ressemble, au bout du compte, au modèle américain du " self-made man ", un éternel cavalier seul.

Céline, c’est aussi une odyssée stylistique. Il réussit - c’est une première dans l’histoire littéraire - une convergence très féconde entre l’écrit et l’oral, matière hybride qui contient d’une part des passages savamment dosés d’argot et de familier, et d’autre part des passages classiques et poétiques qui sont un hommage paradoxal à la " langue bourgeoise " raillée par l’auteur, et un éclairage sur sa vision synthétique capable de rassembler des sensations très éloignées. Enfin, il distille des aphorismes qui sont eux aussi révélateurs de son inspiration et de sa rapidité à voir ou saisir la vie. Ainsi, le style célinien se reconnaît immédiatement.

Au sortir du livre, le lecteur a l’impression que tout est rasé, après une succession de défis, de constructions et de déconstructions. Tout est rasé, peut-être ... mais ne reste-t-il pas l’essentiel, la littérature ou cette architecture fictionnelle ?

Quant à la réception du roman, c’est toute une histoire. Pendant six mois, les comptes-rendus consacrés au livre dépassent la centaine, les échos et les polémiques se multiplient jusqu’à prendre des proportions démesurées, le Goncourt se déchire et le refuse de peu ... Politiquement, le roman fait réagir les partis : l’atmosphère de Céline, ainsi que son style transgressent les clivages ou plutôt rassemblent des gens a priori opposés. Beaucoup de journalistes reviennent sur leurs premières impressions ... ou les nuancent. L’interprétation fait couler de l’encre. Nulle part, cependant - hormis chez les anarchistes et dans Le Monde sous la plume de G. Altman - Céline n’est salué selon sa véritable valeur. Trop novateur, sans doute, pour l’époque.

Céline le médecin a l’œil : il vit, il sent, il ausculte ... et prononce un diagnostic sans appel. Palpations des corps, des corps intermédiaires, traversée des âmes ... oui, il connaît tout cela. Quant au remède, il ne promet pas de miracle...

 

ALBERT CAMUS LE NEO-CLASSICISME D’UNE CONSCIENCE NEUVE

 

CONTEXTE

La période camusienne ressemble fort à la période célinienne, marquée notamment par les deux grands conflits mondiaux. Au sortir de la guerre, en 1945, la conférence de Yalta, réunion informelle entre Staline, Churchill et Roosevelt décide de la nouvelle cartographie mondiale. Deux idéologies fortement structurées, dès lors, s’affrontent : le capitalisme, système multiséculaire, et le communisme, système nouveau, né de la Révolution russe de 1917. Dès les années 50, les armes nucléaires sont particulièrement puissantes - Hiroshima et Nagasaki en sont déjà des exemples en 1945 -, ce qui dissuade les deux grandes puissances, américaine et soviétique, d’un affrontement direct. C’est donc par pays interposés qu’elles se combattent, notamment en Corée en au Vietnam. L’Europe, elle, est divisée en deux : l’Ouest et l’Otan, l’Est et le Pacte de Varsovie. Cette période, c’est aussi celle de la décolonisation, souvent difficile, comme le montre la guerre d’Algérie, de 1954 à 1962, une guerre fratricide ponctuée par les accords d’Evian et l’indépendance du pays. Au cours des années 50, la France est en reconstruction. Parallèlement, elle développe une politique culturelle audacieuse et ambitieuse, surtout à partir d’André Malraux. En littérature, c’est l’émergence du Nouveau roman et donc d’une nouvelle vision du monde qui apparaît, tandis que de singuliers péplums comme Spartacus ou Jules César sont parmi les grands projets cinématographiques. Le livre de poche est inventé, ce qui démocratise et accroît le lectorat.

 

CURSUS

La vie de Camus est un roman à elle seule, doublée d’une ascension littéraire inéluctable. Il vit ses premières années à Alger, auprès de sa mère et de sa grand-mère, ainsi que de son frère Lucien. Un an après sa naissance, le père de Camus tombe à la bataille de la Marne. De 1923 à 1930, grâce au soutien de l’instituteur Louis Germain, Albert suit le cursus du lycée avec une bourse d’Etat. Le bon élève d’origine très modeste découvre le monde des bourgeois, assis sur les mêmes bancs que leurs fils. Après le baccalauréat, il suit des études de philosophie et obtient le Diplôme d’Etudes Supérieures, en prenant comme sujet " Métaphysique chrétienne et néoplatonisme " . Il se passionne également pour le théâtre, élargissant ainsi ses expériences humaines et artistiques. A la fin des années 30, est publié son premier livre, " L’envers et l’endroit " , qui révèle déjà un style affirmé. Privé d’agrégation pour cause de tuberculose, il doit réorienter sa vie et se diriger vers le journalisme. Lorsque la guerre éclate, il ne peut s’engager pour raison de santé et gagne rapidement Paris. En 1942, sort " L’Etranger " et " Le mythe de Sisyphe ", suivis bientôt de " Caligula ". Il devient rapidement lecteur chez Gallimard et collabore au journal de résistance Combat, incarnant ladite figure de l’écrivain engagé. Face à la guerre froide, il préconise un neutralisme actif, ce qui lui vaut des amitiés politiques parfois de bords opposés et le distingue de Jean-Paul Sartre. Albert Camus est un solitaire solidaire allergique à tous les sectarismes et conscient d’une seule chose : son talent d’artiste. En 1951, il écrit " L’homme révolté " qui connaît un grand retentissement politique. Lors de la guerre d’Algérie, il en appelle, en 1956, à une trêve civile et prône la création d’une assemblée parlementaire commune. La même année, il condamne la répression soviétique en Hongrie, après avoir, depuis longtemps, réprouvé le régime soviétique et son système concentrationnaire. En 1957, il écrit " Réflexions sur la guillotine " dans lequel il détaille son hostilité à la peine de mort. En octobre, il obtient le Prix Nobel et devient le deuxième plus jeune lauréat... alors que son œuvre est en chantier... alors que son programme ou trilogie - absurde, révolte, amour -, n’est pas terminée ...

 

L’OEUVRE

Cette conscience nouvelle de Meursault ... que dit-elle ?

Dans la première partie, c’est l’apparence d’un total détachement dans la vie quotidienne du narrateur à Alger : le décès de sa mère, son arrivée à l’asile, la veillée mortuaire - sans manifestation de chagrin - , sa rencontre avec Marie ... sa vie monotone d’employé de bureau, ses relations avec son voisin de palier, son amitié avec Raymond Sintès qu’il accepte d’aider dans ses démêlées sentimentales ... jusqu’au meurtre sur la plage que Meursault accomplit lui-même.

Dans la seconde partie, Meursault emprisonné s’arrange avec le temps et refuse de feindre le repentir ou de donner les réponses que la société attend de lui ... son procès est décrit comme une caricature - non sans humour - de la justice ... révolté par la peine capitale prononcée à son encontre, il trouve le bonheur paradoxal de vivre dans cette surenchère absurde édictée par la société en s’ouvrant alors " pour la première fois à la tendre indifférence du monde "...

Le style de Camus est parfois résumé par la formule " sujet, verbe, complément " . Certes, il est influencé par le journalisme, mais c’est surtout sa vision d’artiste qui est à l’origine de sa synthèse et de son approche directe. La simplicité camusienne peut être qualifiée de néo­classique. Les phrases sont généralement courtes et expriment sans cesse la perception d’une conscience profondément ouverte au monde.

Au mois de juillet 1942, par la plume d’André Rousseaux, Le Figaro trouve le roman immoral ou amoral : « Dans une France dont la poésie révèle les forces et les espérances, le roman paraît avoir le triste privilège de se réserver le passif spirituel et le déchet moral. Rien de plus caractéristique, à cet égard, et de plus navrant que l’Etranger de M. Albert Camus ». A contre-courant de la critique officielle, Jean-Paul Sartre, très tôt, salue l’ouvrage. Tout comme Roland Barthes, en 1944, au sein de la revue des étudiants de Saint-Hilaire-du-Touvet, Existences, qui souligne la contradiction apparente d’un " livre qui n’a pas de style et qui est pourtant bien écrit ", une " voix blanche, la seule en accord avec notre détresse irrémédiable " . Dix ans plus tard, il rajoute : " J’en avais vu surtout l’admirable silence, qui l’égalait aux grandes œuvres classiques, toutes produites par un art de la litote. Maintenant, à mes yeux, toute une chaleur s’y découvre et j’y vois un lyrisme que l’on aurait sans doute moins reproché aux œuvres postérieures de Camus, si l’on avait su l’entrevoir dans son premier roman ".

Au sortir de la guerre, " L’Etranger " connaît un certain retentissement et attire l’attention des Américains. Depuis nombre d’années, ce sont quelque trois cents mille exemplaires qui se vendent chaque année, en partie grâce aux programmes de l’Education nationale. Cet ouvrage singulier demeure placé en tête des livres les plus connus dès lors que les Français répondent aux sondages. Souvenirs scolaires, sans doute. Mais bien davantage surtout...

En effet, par ce seul ouvrage, Albert Camus signe en cent quatre vingt pages un chef d’œuvre littéraire qui se confond avec la philosophie, montrant que la fiction est bien le champ de la liberté et de tous les possibles. En un seul ouvrage sont abordés les thèmes suivants : le deuil, le souvenir, l’amitié, la vengeance, les intentions souterraines, le bonheur, le malheur, la beauté, la sensualité, la machine judiciaire, la lucidité, l’absurde, les conventions, la liberté...

Les conventions : oui, ce livre est un trou dans les conventions. Ancrés dans les institutions de la société, les individus intègrent souvent des certitudes. Mais sont-elles vraiment solides ? Le sont-elles autant que ce " je " qui avance librement, criblé de questions, à la recherche sans doute du bonheur ? Albert Camus est-il un philosophe ? Pas au sens classique du terme. Albert Camus est-il un grand écrivain ? La question ne se pose pas. Albert Camus est-il un artiste ? Plus que tout. Oui, un artiste qui sait ce que le travail veut dire, qui sait ce que les critiques peuvent dégager de mauvaise foi. Né d’un milieu modeste, parti à la conquête de la langue française et de son style, se confrontant au parisianisme ... Albert Camus se heurte encore et toujours aux conventions. Car Meursault continue sa déambulation dans d’autres ouvrages, comme " L’Homme révolté ", qui attire les foudres des soi-disant amis, et draine l’approbation des soi-disant ennemis. " L’Etranger " ne souffre aucune interprétation sommaire, comme la condamnation du meurtre d’un arabe ou la légitimité de la peine capitale. C’est avant tout la conscience libre et interrogative d’un narrateur confronté à une série d’événements et qui, sans se soucier des conventions, les vit pleinement, en toute liberté. Et du coup, se trouve paradoxalement dans la position d’un homme heureux au milieu d’un déchaînement d’agressions destinées à l’annihiler...

Ne sommes-nous pas, d’abord et avant tout, étrangers au monde ?

 ***

Haro sur la noblesse et sa décomposition, vacillement des valeurs bourgeoises, arasement des institutions françaises, percée des conventions par un " je " mouvant...

Il est militaire et aussi chercheur, oui, monsieur Choderlos de Laclos.

Gustave Flaubert ? Un fils de médecin qui s’offre le scalp de la médiocrité bourgeoise.

Il est médecin, lui, avant tout, avant d’être écrivain, il devient donc double, Louis-Ferdinand Céline, à travers une vie d’expériences qui obligent à s’engager ou se retirer.

Albert Camus, on peut dire que c’est un philosophe qui utilise à merveille la fiction pour véhiculer ses sensations, ses émotions, parfois même ses idées.

Aucun schéma de l’écrivain issu du milieu des lettres, donc, même si l’auteur de " L’Etranger " s’en rapproche. En revanche, des chercheurs dans l’âme qui créent une rupture littéraire de par leurs découvertes narratives et qui, de surcroît, constituent des maillons essentiels de l’histoire de la littérature.

Madame de Tourvel qui pense à Valmont, le lever du soleil vu par les yeux d’Emma, Bardamu parmi les gratte-ciels, Meursault qui plonge dans l’eau...

De garnison en garnison, les prémices du droit avant le labeur littéraire, le commerce puis la passion de la biologie, la philosophie et le théâtre...

Valmont est en train de changer, oui, et le soleil de Rouen, aussi, tandis que Bardamu n’entend plus les balles et que le tribunal, au bout du compte, ne concerne pas Meursault…

Au château de, 17.. ; Rouen, pendant la Monarchie de Juillet ; l’Amérique des années 20 ; le trou noir de la Seconde guerre mondiale ...

Des costumes et une large sophistication ou la cour des loisirs, des mœurs de province ou tragédie et comédie se confondent pour une table rase, la dérive des continents, enfin la déambulation, au-delà de sa condamnation, de Meursault.

Etrangers ? ...

 

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