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Le bassin
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 Article publié le 22 mars 2020.

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J’aimerais t’y voir, gros lard. Tu crois que c’est facile de faire connaissance avec ces gars-là. Les filles ressemblent à des poules de basse-cour, les garçons ont des billes dans les yeux et de la morve au nez.

Moi, je passe le temps dans la cour à écorcer les platanes. J’adore sentir cette peau végétale sous mes doigts. J’essaie de donner des formes à ces petites plaques beige et blanches, mais c’est tellement friable qu’il faut tout le temps recommencer, tu me diras, c’est pour ça que j’aime bien, ça m’occupe l’esprit au milieu de tous ces crétins.

Le mot est lancé : des crétins. Oh ni pires ni meilleurs qu’ailleurs, juste des crétins, des écervelés en route pour leur destin. Pour les uns ce sera L’Indo puis l’Algérie, autant dire l’abattoir, pour d’autres l’usine. De futurs héros morts pour la France ou revenus de tout, et déniaisés dans un bordel et des ouvriers usés jusqu’à la corde à passés quarante ans. Il n’y a pas de quoi pavoiser. Les instits, eux, acceptent leur sort. Ils sont mal payés, pas très bien considérés, mais au moins ils ont un boulot un peu moins fatiguant que celui d’un OS ou d’un manœuvre. Il y a bien ces étrangers qui commencent à poser des problèmes, dans la cour surtout. On y entend souvent des noms d’oiseaux et des mots nouveaux comme Espagas et Macaronis. Bicots, ça viendra bientôt, un peu plus tard.

Le bac à sable n’a plus de sable. Nous sommes en novembre. Et énorme négligence, les instits de maternelle ont laissé le bac se remplir d’eau. Avec ce qui est tombé en octobre et novembre, le bassin s’est vite rempli. C’est un vrai bassin, maintenant. N’y manquent plus que des plantes aquatiques, des poissons et quelques amphibiens. Ça ferait un beau milieu à étudier, mais les maternels sont trop petits, c’est vrai, et ça demanderait beaucoup d’entretien. C’est ce que moi je me dis dans ma petite tête. Au milieu de toutes ces têtes brunes aux yeux de cochon, je suis l’oiseau rare parce que je suis blond comme les blés et que j’ai des yeux bleus très clairs. Oui, je m’en suis rendu compte plus d’une fois : j’ai les yeux perçants. Ça se remarque. Je crois bien qu’on n’apprécie pas trop mon air malicieux, et puis je souris rarement. Quand je souris, c’est toute ma gentillesse qui ressort, alors je fais bien attention à ne pas trop la montrer.

Je n’ai pas été très gentil tout à l’heure en évoquant mes camarades. Faut dit dire qu’ils m’en font voir, les salauds. J’ai des façons de chef qui ne veut pas prendre le pouvoir, ça les agace. Ils m’ont demandé plusieurs fois d’être leur chef quand on joue aux Cowboys et aux Indiens, j’ai essayé une fois, mais ça ne m’a pas emballé plus que ça, parce que j’avais l’impression de dépendre des autres, et moi ça me fatigue de dépendre des autres pour arriver à mes fins. Bien sûr, ma préférence va aux Indiens, mais même dans leur peau, être un chef, ce n’est pas mon truc. Il y a aussi le fait que je ne bredouille jamais. J’ai la voix claire, j’ai un vocabulaire que les petits gars ne saisissent pas toujours. Parfois, j’ai l’impression de m’adresser à des étrangers avec lesquels il faut employer un vocabulaire simple et des tournures de phrases tout aussi simples. Ça m’agace d’avoir à réfléchir à l’envers comme ça. Déjà que je n’aime pas m’expliquer sur ce que je fais, mais alors, si en plus, il faut que je simplifie mon propos à l’excès, c’est la fin de tout. Du coup, je m’isole, je parle très peu et je m’occupe de mes écorces de platane.

Il n’est pas rare que je découvre une branche ou deux tombées sur le bitume de la cour, quand on entre et je me dis qu’avoir fait pousser des arbres aux branches aussi lourdes n’était pas la meilleure idée qu’on ait eue. C’est vrai qu’en juin on apprécie la fraîcheur de l’ombre. L’année dernière, j’ai bien aimé. On a fait du travail manuel, confectionné des masques, des rubans et des tresses pour la fête de l’école. Avant ça, au tout début juin, je me vois encore réaliser quelques jours avant la Fête des mères une petite boîte à bijoux en ratafia noir et jaune pour le toupet. Je ne sais pas battre en rythme, j’ai été interdit de maracas, alors on m’a confié un lampion magique pour la chorégraphie de la fête de fin d’année.

Hier matin, j’avais la bougeotte. Je me suis mis à courir autour du bassin à perdre haleine. Je me sentais bien, presque en apesanteur, les poumons gorgés d’oxygène. Papa m’a expliqué que l’oxygène a un effet grisant. Je m’en suis rendu compte au bout de quelques tours de bassin. Un groupe de pimbêches me regardaient, juchées sur un jeu, une sorte d’échelle en métal sur laquelle on peut monter en redescendant par l’autre face ou rester assis sur les barres au sommet. Je les avais à l’œil. Je me méfie d’elles. Toutes des langues de pute. Je n’ai pas été déçu.

Il a fallu qu’un gamin plus jeune que moi - il devait être en moyenne section - se mette en travers de mon chemin. Il faisait le funambule en marchant sur le rebord du bassin, autant que je me souvienne. C’est à peine si je l’ai remarqué, et quand je l’ai vu, de toute façon il était déjà trop tard, vue la vitesse à laquelle j’allais. 

Ça n’a pas loupé, je l’ai renversé, et cet idiot s’est affalé de tout son long dans le bassin. Je ne vous raconte pas la panique du gamin. Une instit est arrivée en courant et a secouru le pauvre petit piot. Il était trempé jusqu’aux os.

On l’a déshabillé à la hâte et hop direction la salle de classe pour y faire sécher ses affaires sur les barres de l’enceinte qui isole le gros poêle à charbon situé sur la droite dans la salle de classe, à bonne distance des bancs d’école, mais suffisamment près pour qu’on en ressente sa chaleur bienfaisante. Ce poêle m’a impressionné dès la première fois que je l’ai vu dans la salle qui me paraissait très grande, bien plus grande que les pièces dans la maison chez moi. Un grand poêle circulaire de couleur grise, impeccablement nettoyé. Jamais une tâche, jamais une trace de cendres au pied.

L’histoire ne dit pas où était fourrée l’instit au moment de la chute du pauvre petit piot qui pleurait encore toutes les larmes de son corps, quand on l’a emmené en classe pour qu’il se réchauffe. En tous cas, l’instit a demandé aux petites langues de pute ce qu’il s’était passé et bien sûr elles ont gafté. Je les vois encore me montrer du doigt, assises toutes les trois sur le jeu. Elles n’ont pas hésité une seule seconde à me désigner comme le coupable. Je les entends encore dire que je l’avais fait exprès, alors que non, pas du tout, le pauvre piot avait été simplement là au mauvais endroit au mauvais moment, c’est tout.

Quand l’instit m’est tombée dessus, j’étais écœuré par ce que venaient de faire ces gamines. Je n’ai pas eu envie de répondre aux questions de l’instit. L’affaire était entendue : j’avais poussé le mioche dans l’eau pour m’amuser. En réalité, il se trouvait là, c’est tout, et je ne l’ai vu qu’au dernier moment, en plus, il était en équilibre instable sur le rebord du bassin, un simple coup d’épaule et il est tombé. Ça a fait un grand plouf, je me suis retourné, et l’autre pataugeait dans l’eau jusqu’à la ceinture, il se débattait comme un beau diable en poussant des cris de frayeur. Je suis tombé en arrêt, et puis l’instit était déjà là sur mon dos, à peine avais-je eu le temps d’apercevoir les trois petites langues de pute me dénoncer à la maîtresse.

Ce jour-là, j’ai compris toute la charge de ce mot. La maîtresse en question, c’était la directrice, une vieille peau qui ne pouvait pas me sentir. C’est elle qui l’année d’avant m’avait arraché les maracas des mains parce que je ne savais pas battre en rythme. Moi qui aime tellement la musique, elle a réussi ce jour-là à me dégoûter de toute pratique musicale. Je la vois encore littéralement se jeter sur moi en furie, cette sale vioque. J’espère qu’elle a crevé depuis tout ce temps.

Elle ne m’a pas loupé. Elle a inventé une punition très originale. J’ai été consigné toute la journée près du poêle, précisément entre l’enceinte en barreaux et le poêle surchauffé. Mon petit Enfer à moi. Je n’ai pas eu froid ce jour-là, c’est sûr. J’étais en cage, réduit à regarder les autres se livrer à leurs activités du jour. J’étais un peu piteux, mais pas honteux pour un sou, après tout je n’avais rien fait de bien méchant et surtout je ne l’avais pas fait exprès.

Quand j’y repense, tout de même, c’est dingue, cette histoire. Elle ne m’a pas vraiment traumatisé, mais je crois bien que c’est de ce jour-là que date ma méfiance viscérale à l’égard de tous les gens de pouvoir mais aussi du populo qui ne demande qu’à obéir, à gafter et à se coucher devant l’autorité.

 

Jean-Michel Guyot

27 février 2020

 

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