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Quelques entretiens avec Patrick Cintas
Patrick CINTAS

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 Article publié le 14 février 2008.

oOo

Patrick CINTAS
Essayer

Vous avez dit : « Si j’étais un grand écrivain, je le saurais. »

Or, je n’en sais rien. Tirez vous-même la conclusion.

Êtes-vous au moins un écrivain ?

Je suis un essayiste. Pas un jongleur. Plutôt un guetteur fasciné.

Pourquoi essayer au lieu d’écrire ?

C’est simple. Je ne sais pas écrire. Je ne sais que composer. Je veux dire que je peux composer un morceau au piano et que je ne sais pas l’exécuter. Je compose un livre et je ne sais pas pour autant l’expliquer. Mon texte n’est pas une réponse. Il n’y a d’ailleurs pas de question. La question n’est donc pas écrire ou ne pas écrire. Le texte ne répond pas plus à une attente. Il ne répond à rien. En tous cas, pas que je sache. Cette ignorance confine à l’herméneutique. J’essaye donc de connaître les sources de l’inspiration. Le texte s’y frotte avec un bonheur plus ou moins relatif. Ce qui ne crée aucun style, aucune littérature. Et alors je m’intéresse de près à cette rhéologie du texte. On peut dire que mes livres, si s’en sont, sont entre moi-même et ce qu’est le texte. Entre l’apprentissage de l’inconnu que je suis pour moi-même et les soubresauts du texte que j’aligne quelquefois avec une facilité déconcertante. Une certaine fascination s’empare de moi lorsque je me relis, mais c’est par pure curiosité. Ce n’est pas de l’admiration. Cette curiosité n’est pas celle d’un écrivain. C’est celle d’un essayiste. L’esprit y est tributaire de l’hypothèse et non pas de la foi. Aucune mystagogie là-dedans. D’autant que ce moi n’est pas moi. Ni l’autre d’ailleurs. Personnage peut-être. On pourrait aussi parler d’interprétation à mon propos.

Qu’est-ce que pour vous la littérature ?

La littérature est l’ensemble des arts liés à l’écriture, ce qui est quelquefois le cas de la peinture et inversement. La poésie est une bonne littérature. Mais je n’en sais pas plus. Je compose, vous comprenez ? L’écriture ni la langue n’intéressent mon esprit plutôt à la recherche de formes capables de ressembler à quelque chose que je sens en moi sans en savoir beaucoup plus. Je ne souhaite pas écrire un bon roman. Le roman que j’écris est, dans sa composition, la forme de ce que j’approche en écrivant ou en peignant. La littérature décèlerait plutôt des beautés, voire des finasseries que je suis loin d’apprécier à leur juste valeur. Il y a chez moi plutôt une approximation impossible à coter raisonnablement. L’écrit confine alors à l’incompréhensible alors que le texte est parfaitement lisible. En fait, je vais à contresens de la poésie. Et donc je la rencontre, mais c’est un effet annexe des miroirs. Le lisible me sert alors de signal pour guider le lecteur à travers une forêt pas toujours à sa place dans cette qasida de l’objet. D’ailleurs, la littérature de mon temps est quelquefois beaucoup moins bien écrite que ce que j’écris. Il arrive trop souvent qu’on apprécie ce que j’écris parce que ce n’est pas mal dit. On me reproche alors un texte finalement incompréhensible, comme s’il était dommage qu’il soit si bien écrit, comme si je devais user de ce talent particulier pour n’écrire que de la littérature, lisible ou illisible, mais compréhensible, c’est-à-dire signifiant quelque chose. On ne voit pas où je veux en venir. Il faut une pensée à la littérature, et du style, un peu comme les bons fruits ont de la pulpe pour la langue et une peau pour la saison. Je n’ai qu’un esprit et le style de la langue que je tire avec les autres. On ne fait pas de la littérature avec ça. Mais mes livres s’écrivent, dans un grand ensemble qui en regroupe près de quarante aujourd’hui, foi de Cintas, on peut les lire ! J’existe !

Qu’est-ce que ce « Tractatus ologicus » dont vous publiez l’énorme première trilogie ?

C’est un roman. Un roman écrit avec les moyens du roman. La première trilogie s’intitule : « Anaïs K. » C’est un portrait de femme. Une enquête est menée par un policier un peu fantasque qui s’appelle Frank Chercos. Il y a un lien entre ces deux personnages, autrement dit : le fils enquête sur sa mère. Pour corser un peu l’affaire, je l’ai située dans un contexte de science fictive, genre qui m’est propre et qu’on ne doit sous aucun prétexte confondre avec la S-F. C’est mince : la mort existe toujours, mais on peut en déjouer les effets. Imaginez alors la science et la ruse, l’art peut-être ! Sinon, ce monde fictionnel est semblable au nôtre. Familles, je vous hais. La lecture de ce roman eût été simple si l’argument n’était pas complexe. Comment voulez-vous faire le portrait d’une femme, a fortiori par le biais d’une enquête policière menée par son propre fils, sans compliquer un peu les choses ? Le style est simplement narratif, mais bien sûr très attentif aux petites pliures du récit qui témoignent au fond du peu de cas accordé ici aux questions psychologiques. C’est le contact qui m’intéresse, les frottements, la friction hétérogène des actes manqués et des conversations imaginaires. Chacun y va de sa version. La mort est suspendue par des moyens technologiques dont je n’ai aucune idée, mais qui me semblent plausibles. On ne peut plus vivre comme antan. Et puis la vie en commun n’a plus le même sens, le sens copulation-enterrement que nous connaissons aujourd’hui encore, d’autant qu’on y copule vainement des corps qu’on pourrait dire déterrés. Un commerce s’ensuit, on le devine. Il y a quelque chose de terrifiant dans ce roman. Un portrait of a woman pas si éloigné de celui de Henry JAMES, frère de William, défenseur et illustrateur de la philosophie pragmatiste qui eut maille à partir avec les pratiques analytiques, naguère. Qu’on se le dise !

On n’a pas affaire à un roman d’analyse ?

Il ne manquerait plus que ça ! Vieille pratique française qui prétend, par tous les moyens, entrer dans la cervelle de l’être et dans la peau de l’existence. Religion de l’inconscient qui prétend renouer avec la crucifixion de l’être. On pourrait à la rigueur en accepter les suppositions et y trouver matière à débat. Au lieu de ça, on nous assène des « confessions » le plus souvent fragmentaires et alambiquées. On est loin de Descartes et de Rousseau, voire de Proust. Le pire, c’est quand l’auteur s’analyse lui-même et sacralise sa parole au point de la rendre sensible au sacrilège. Il ne converse plus, il impose ses révélations. Un discours exempt de poésie s’enchaîne aux basques de la littérature pour ne plus la quitter ou jusqu’à ce que mort s’en suive. Je suis un écrivain ! J’ai du style ! Vive la littérature ! Il y a loin, très loin, entre la pratique d’Antonin Artaud qui invente une langue (un idiolecte dirait François Richard) et celles de ces candidats à l’intronisation névrotique ou carrément psychotique dans une perspective proprement académique. Ces fouillages d’inconscient recherchent le blasphème pour tenter de s’imposer à l’esprit. On les couronne trop souvent des lauriers de la victoire. Mais le véritable poète, s’il n’est pas indifférent à la gloire, préfère le myrte, symbole facile des synthèses naturelles.

Une littérature intellectuelle, sans confidences, nette de soi ?

Il faut encourager le classicisme de la langue pour parfaire les approches du langage. Le récit y gagne en lisibilité ce qu’il perd évidemment en profondeur — en profondeur supposée, car rien ne dit que le baroquisme ni la préciosité la garantissent à eux seuls. Bien sûr, tout se complique au moment de se demander où veut en venir l’auteur de ces pages synthétiques. C’est qu’il s’approche de l’existence, il en suppute les absences. Alors que l’analyste s’enferre dans l’hypothèse d’un inconscient — complexe avec Freud, impersonnel avec Jung, rusé avec Hubbard… au choix des dogmes confinant à la religion — confondu dans la pratique avec la prière, l’obsécration et finalement la réclamation pure et simple. L’analyste décrète un Vous [ne] m’avez [pas] compris alors que le poète véritable invite au voyage, j’allais dire avec les mots de tous les jours, sur les berges de l’Incompréhensible, fleuve intranquille des perversités et des songes. Ici, pas moyen de s’identifier, de confondre littérature et prière du soir. C’est la langue qui est invitée au voyage, avec ses traditions et ses inventions, et non pas les traductions quintessencières d’un lexique qui ne vaut pas mieux qu’un abécédaire de comptines. Personnellement, j’interprète ces voyages avec les moyens du bord. Je pourrai même passer pour un bon écrivain. Mais je ne suis pas membre d’un clergé de l’inconscient.

Vous avez publiés quelques livres.

En effet. De petits livres construits non pas méthodiquement, mais avec soin. J’y fait côtoyer des fragments qu’on retrouvera, si d’aventure, dans mes livres plus gros dont « Anaïs K. » est à la fois l’exemple et l’essai. Le dialogue de théâtre, et son intrigue, avec la poésie dans « Gisèle », la réflexion et le roman dans « Chasseur abstrait », le dialogue et Cézanne dans « Ode à Cézanne », l’intelligence pratique et la curiosité dans « Cosmogonies », l’homme et la femme dans « Dix mille milliards de cités pour rien », le temps retrouvé et le temps passé dans « La Vieja ». Ce sont quelques approches apéritives que je propose au lecteur encore indécis qui feuillette mes gros livres avec circonspection compte tenu du volume à digérer. Peut-être s’y cache-t-il une Manon Lescaut à détacher de l’ensemble, ou un Amour de Swann, qui sait ? Nous écrivons toujours trop, et quand on se retient, on n’écrit plus rien. La question éditoriale est au centre de mes réflexions. Que faut-il publier ? Doit-on calculer les effets à produire ? Faut-il poser dès maintenant, alors que je n’ai que la cinquantaine, à l’écrivain doté de dons exceptionnels ? Je préfère une bonne conversation si c’est encore possible dans ce monde halluciné. En fait, je collectionne les fascinations, je les compile, peu soucieux d’en tirer quelque chose de théorique ou de stylistique qui me distinguerait des autres assez nettement. Hélas, ma mort est une évidence, une preuve dirais-je même par glissement d’une langue à une autre. Ce qui explique le jeu joué dans le « Tractatus ologicus » et déjoué dans cet autre roman qu’est « Aliène du temps », autre colosse de l’attente.

Quelle théorie est la vôtre ?

« Il est bon d’écrire une théorie après l’œuvre, de la lire avant l’œuvre. —

Avant de lire ce qui est passable : Il est stupide de commenter soi-même l’œuvre écrire, bonne ou mauvaise, car au moment de l’écriture on a tâché de son mieux non de dire TOUT, ce qui serait absurde, mais le plus du nécessaire (que jamais d’ailleurs le lecteur ne percevra total), et l’on ne sera pas plus clair. Qu’on pèse donc les mots, polyèdres d’idées, avec des scrupules comme des diamants à la balance de ses oreilles, sans demander pourquoi telle ou telle chose, car il n’y a qu’à regarder, et c’est écrit dessus.

Avant de lire ce qui ne vaut rien : Et il y a divers vers et proses que nous trouvons très mauvais et que nous avons laissés pourtant, retranchant beaucoup, parce que pour un motif qui nous échappe aujourd’hui, ils nous ont donc intéressé un instant puisque nous les avons écrits ; l’œuvre est plus complète quand on n’en retranche point tout le faible et le mauvais, échantillons laissés qui expliquent par similitude ou différence leurs pareils ou leurs contraires — et d’ailleurs certains ne trouveront que cela de bien. » Alfred Jarry.

Quels écrivains lisez-vous ?

Je lis peu les moralistes. Non pas parce que ce sont des savants, mais parce que je ne m’intéresse pas à la morale. Je lis les esthètes, parce que leurs écrits poussent à l’action. Je me rends compte alors que leur art est plus proche de l’essai que de la littérature. Il y a une filiation qui va de Poe à Breton en passant par Jarry, Stein, Pound, Hemingway, mais aussi Faulkner qui, par exception de génie, est à la fois un moraliste et un esthète. Je n’ai jamais rien lu d’aussi complet, du point de vue de l’acte d’écrire, que Le hameau, premier tome de la trilogie des Snopes qui elle-même ne me procure pas le même plaisir. Sinon, je lis tout ce qui me tombe sous la main sans apprécier vraiment. Je m’y retrouve quelquefois, mais par à-coups, sans connaissance véritable du fonds qui m’est proposé.

Qu’est-ce qu’un moraliste ?

Une anecdote, peut-être, cueillie chez Baudelaire, illustrera mon propos. « D’Aurevilly vous invite à communier avec lui comme un autre à dîner. — Nous communierons ensemble, et ensemble nous nous agenouillerons, humblement, le poing sur la hanche. — Pourquoi regardez-vous ces filles ? — Je m’en repentirais ! »

Et un esthète ?

Restons avec Baudelaire. « Un homme rêve qu’il se trouve dans un tel milieu, en face de tels objets, et que par une association d’idées inexplicables, il est réduit à se tuer. Un jour, il se trouve dans ce milieu et en face de ces objets — il se tue. »

Que faut-il comprendre ?

Le moraliste s’enferme dans une rhétorique du plaisir. Les discours moraux poussés à bout déforment le monde par la bombe. De pareilles déflagrations appliquées au texte n’affectent jamais le sens lui-même, mais les mots qui sont censés l’exprimer. Vous passez de la clarté toute phénoménale du chat à neuf queues au charabia dont il vaut mieux ne rien penser sous peine de dinguer dans les plus mauvaises conditions d’existence. D’Aurevilly invente un repas rhétorique et interdit qu’on y considère ses obsessions d’un autre œil que celui qu’il a placé dans l’angle mort du texte. C’est typique de l’écrivain moraliste, ce troisième oeil. Remarquez le poing sur la hanche, signe non pas d’honneur, mais de faux-semblant. Ces attitudes finissent toujours par vous empoisonner la vie. Vous n’êtes pas dans l’hermétisme mallarméen, mais dans celui du charlatan. Le premier vous eût permis d’approcher l’objet, le second vous le supprime. L’un écrit véritablement, l’autre fait de la copie.

Et l’esthète ?

L’esthète ne vous demande pas de communier avec lui. Premier point. Il ne communie d’ailleurs peut-être pas. Les filles expliquent son plaisir. Ce qui ne signifie pas que les filles expliquent le plaisir. L’esthète ne cultive pas l’équation, ni une résolvante trouvée dans le commentaire du témoignage. Seuls le rêve et la réalité sont interchangeables. Mais sans confusion, ni contournement rhétorique, comme par exemple l’intervention d’un facteur irrémédiable trop lié sans doute aux instincts de communion. Il n’y a pas d’esthétique du temps. Par contre, il y a une esthétique du lieu revisité, une autre du personnage reconsidéré, une esthétique des angles du récit, et une autre de la rhéologie de l’écriture qui s’incarne finalement comme l’ongle qu’on a pas coupé à temps. Au fond, le moraliste applique sans résultat sa denrée spirituelle à des douleurs que l’esthète pratique à la limite des cycles. L’un agit par élimination, l’autre par comparaison.

Il n’y a pas de troisième homme ?

Il n’y a que cela ! Nous sommes les créatures de l’Emprise si rien ni personne ne nous sort de cette mésaventure quotidienne. Il y a peu de chances pour qu’un « roman de gare » y réussisse. En général, il a agi sur vous comme une substance mort. Observez l’effet pervers de ces romans : vous vous y identifiez au personnage et même quelquefois à l’auteur que vous vous mettez illico à imiter pour gagner autant d’argent que lui. À dix ans comme à cinquante ! Fumure d’écrivants ! On enseigne même ce genre de béotisme à l’école. On y croit dur comme fer, quitte à injecter du viagra dans ce fer chauffé à blanc. Des batailles sans nom se préparent dans l’ombre déjà transparente de nos promesses. Des édiles et autres pédagogues de l’être citoyen y travaillent comme les lucilies sur la tiédeur de nos déjections. Hélas, ce monde n’a pas encore vécu le grand combat des moralistes et des esthètes. D’ailleurs, il n’en est plus question, ou très peu. Il n’est question que d’abrutir des abrutis et d’enrichir des riches. Parlez d’un challenge ! Non seulement c’est facile et à tout bien considéré plutôt bien payé si on compare avec ce qui est arrivé à nos ancètres de la Sociale, mais en plus c’est bon ! Ça se laisse manger comme du bon pain. Alors pourquoi se priver ? Un monde d’écrivants est le pire qui puisse arriver à notre monde. Et bien c’est ce qui arrivera. Est-ce bien raisonnable de penser encore que des écrivains ferait bien meilleur ménage avec les essayistes ? Jamais la Librairie n’a autant ouvert ses portes à la littérature de gare, au mauvais genre et à tout ce qui met en péril le populaire et le bon sens. D’ailleurs il n’y a plus de livres dans les gares, on n’en trouve qu’en librairie. Je me demande s’il y a encore des gares pour filer ailleurs. «  Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? »

Que pensez-vous alors de « cette littérature populaire considérée par certains cénacles élitistes comme de peu de valeur, et que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier même du terme péjoratif de « littérature de gare » à savoir, les polars, la science fiction, le fantastique… tous ces genres qui sont parfois mal aimés, voire décriés, touchent pourtant un public large qui, lui, ne saurait être oublié » ?

Justement ! La « littérature populaire » s’oublie aussi facilement que tout ce qui n’a pas de rôle à jouer dans l’Histoire. L’exemple de Rabelais est édifiant. Ses héros n’étaient autres que des héros populaires. Il les a retiré au peuple qui d’ailleurs n’en veut plus. L’inverse n’est pas possible, preuve qu’on peut éléver ce qui n’a pas de hauteur et qu’il n’est pas possible d’abaisser ce qui est à une certaine hauteur. Au fond, il n’y a pas plus de littérature populaire que de beurre en broche. Il y a des amusements enfantins promis à un succès bien orchestré. Et des œuvres de littérature dans la science-fiction, dans le polar et le fantastique. On veut nous faire passer des vessies pour des lanternes, c’est tout. Cela vient de personnes et d’organismes prêts à tout pour avoir raison du peu d’esprit littéraire qui flâne encore ici-bas. Heureusement, il y a des essayistes pour dénoncer ces manipulations dignes d’une campagne électorale. La « littérature populaire » n’est rien d’autre que le bran des digestions passives. La littérature, c’est quelque chose et ce n’est pas donné à tout le monde, ni au peuple qui ne sait pas lire, ni aux « cénacles élitistes » qui ne font pas toujours le bon choix, soit que l’esprit de la littérature leur échappe totalement, soit qu’ils fassent semblant de s’intéresser au « mauvais genre » pour se donner les moyens d’une publicité facile. De loin en loin, une œuvre se signale par sa pertinence de clinker. Elle ne doit évidemment rien au peuple ni à l’élite. L’important est de la reconnaître quand elle paraît. Un bon moyen de se former l’esprit à ce type de rencontre, c’est l’essai et ce que cela suppose de métier et d’honnêteté. Hélas, la vie quotidienne est aux mains du peuple et de l’élite. Ils se respectent, ces deux-là ! Ils se sentent même si solidaires que la nation est entre leurs mains. Ailleurs, des œuvres se fondent sur la réalité et d’autres tentent d’en approcher au moins la saveur, prenant le risque de devenir très littéraires le moment venu, tandis que tous les nummulaires en vogue sont voués aux flammes d’un enfer à venir en remplacement, car les temps changent, évidemment, à ce niveau de compréhension de l’homme. Mais relativisons cette critique : quand je parle de « littérature », je n’évoque que ce qu’on en sait et pire ce qu’on nous fait savoir. L’Histoire est aussi un puits de mensonge. Et la « littérature » un fonds, pas plus.

Quand vous écrivez, vous oubliez le public qui a choisi de nommer la littérature de son choix, à savoir celle des « mauvais genres » ?

Je ne compose pas des livres pour lui plaire. Libre à lui de se laisser embobiner par les véritables plaies de nos sociétés : le commerce et la foi. Après tout, chacun a le droit de s’exécuter comme il l’entend. On ne peut tout de même pas demander à un imbécile de ne pas se montrer idiot. Le public concerné par le « mauvais genre » ne m’intéresse pas. Heureusement, le peuple ne s’y retrouve pas tout entier et peu de gens « ordinaires » lisent des livres. On a souvent autre chose à faire dans la vie. Et les soi-disant « ouvriers » qui se réclament de la littérature font des démarches administratives pour se faire réformer et vivre d’une rente qui leur est alors due. Et bien quand j’écris, j’imagine qu’on sait de quoi je parle. Et pour savoir de quoi je parle, il faut me lire. Le simple fait de n’avoir pas résolu ce problème est la preuve que je ne suis qu’un essayiste. Un écrivain sait toujours joindre ces deux bouts. C’est là son art. Il est futé ou génial. À chacun de voir. Ou d’essayer y voir clair. À tout prendre, je préfère un long public.

Vous relisez-vous ?

Cela fait partie de l’essai que je souhaite transformer. Mais je ne saurais vous dire en quoi consiste cette relecture. Je corrige peu, je révise à peine. C’est que je ne me soucie que de structure. Je suis en cela assez proche de la musique concrète. Je pense qu’à un moment donné, l’écrit devient de la concrétude au même titre que les bruits provoqués par le passage d’un train. J’ai peut-être besoin de ces concrétudes pour continuer à composer. J’ai d’ailleurs, en mon adolescence, composé plusieurs livres au contact d’un concret écrit par d’autres, sans doute sous l’influence de Burroughs (le cut-up de Tristan Tzara revu par Brion Gysin). Ce n’était pas du collage, mais une véritable composition, avec sa dimension verticale semblable à la gamme musicale et une horizontalité construite sur le rythme et la durée. Mais finalement, ce sont des récits et des pensées qui composent le livre, avec quelquefois une bonne chanson à dire dans les marges, pur plaisir dont je ne saurais me passer sous prétexte qu’il est désuet. Je n’aime pas reconnaître les bons prétextes.

Vous composez aussi de la musique, vous peignez, vous…

Je pourrais passer pour un curieux, pour un fâcheux en proie à des fantasmagories sans charmes authentiques. Il me semble toutefois que j’arrive le plus souvent à construire dans l’espace, parfaitement étranger au temps. Cela peut finalement ne pas résister à la lecture, quand bien même celle-ci a accordé sa patience au texte qui prétend ne pas s’embarrasser de ce temps particulièrement court. Il ne restera peut-être de moi que quelques bonnes pages (j’en connais). Je finirais peut-être comme un auteur d’anthologie. En attendant cette dernière lueur, je ne désire que briller de tous mes feux. Tout le monde se consume, mais peu parviennent à la cendre par les voies impénétrables de l’essai sur soi. Avec un peu plus de connaissances, je ferais un assez bon philosophe. Mais ce serait alors un philosophe sans système. Je dirais : un philosophe de l’instant réduit au point, ce qui est parfaitement impossible à vérifier, je le sais.

Vous n’êtes pas dualiste. Pourquoi ?

D’un point de vue moral, une chose ne peut être que bien ou mal. Si elle n’est pas bien, c’est qu’elle est mal. Et le vice est versa. On peut discuter, si rien ne s’y oppose comme par exemple un écrit religieux, des conditions qui font que telle chose est bonne dans tel contexte et mauvaise dans tel autre. Les commentaires du Coran sont effarants à ce sujet, imparables à défaut d’être convaincants. La rhétorique est l’arme des menteurs. Le moment peut être aussi mal choisi d’en parler ou au contraire c’est le moment ou jamais. Quand l’esthétique devient morale, c’est-à-dire quand elle dit si c’est beau ou pas, sans laisser aucune place au doute, elle s’éloigne du champ du possible pour rejoindre les camps opposés, complices ou carrément belliqueux. Ainsi, la vie devient impossible et comme l’impossible conclut au suicide ou au sacrifice, généralement elle sombre dans les difficultés d’un quotidien où l’art devient vite un empêcheur de tourner en rond. Mais qu’est-ce que ne pas être dualiste ? C’est ne pas répondre à la question posée. Imaginez. Cintas, ceci est-il bien ou mal ? Pas de réponse. Que faut-il alors penser de Cintas ? Et que pense-t-il de lui à ce moment ? Un acte s’ensuit, d’un côté ou de l’autre. Si c’est le questionneur, ce sera sans doute une question de droit ou de devoir, piège constricteur. Si c’est le questionné, quoiqu’il fasse, il essaie. Et il devient intéressant à mes yeux. Alors la question n’est pas de savoir si je suis dualiste ou un peu plus compliqué à cerner. Ce n’est d’ailleurs plus une question de mon point de vue, sauf en cas de fuite ou d’indifférence. C’est le moment d’essayer quelque chose qui n’est pas non plus une réponse. Imaginez. Cintas, c’est bien ou mal ? Élévation d’un texte. Que se passe-t-il ? En général, rien. C’est à peine si on m’a lu. Votre question n’est même pas inquiétante.

N’êtes-vous pas nihiliste ?

Dans le sens où je ne reconnais pas l’idéal du groupe, oui. Par exemple, je ne fricote pas avec la nation, pas plus qu’avec les religions. Dans le sens où j’estime que rien n’existe d’absolu, encore oui. Dans celui où je renie les idéaux de ceux qui m’ont précédé, oui. J’ai beaucoup de curiosité pour les traditions. Et je pense avec Pound qu’il faut connaître une tradition avant de la critiquer. La connaissance pousse à la morale. On devient vite un prédicant dans ces conditions. On dit alors : Ah ! monsieur, il faut un minimum de style pour prétendre à la littérature. Monsieur Jourdain ! Je ne prétends pas à la littérature, sans d’ailleurs vouloir en dégoûter les autres, et je me passe donc du style. Je suis assez d’accord avec la littérature quand elle préfère la langue au style, et le langage à la syntaxe. Dès qu’il s’agit de se reconnaître au milieu du lac des vicissitudes, j’ai plutôt tendance à nier les associations d’idées au profit des rencontres aléatoires. Fermer les yeux sur les conditions morales de l’œuvre est un mal nécessaire. À la limite, je serais bien meilleur essayiste si j’étais par exemple un assassin ou un terroriste. Mais je ne suis qu’un petit bourgeois sans fortune et je ne cherche pas à me faire passer pour un ouvrier. Je suis nihiliste jusqu’à ce que le jour se lève. Mon œuvre est diurne. La nuit, je dors. Le jour est un combat et non pas une bonne occasion de faire briller son cerveau au soleil de la littérature. Qu’est-ce que j’écrirais si je n’étais pas obligé de travailler pour manger et de dormir pour travailler pour manger ? Rien sans doute, ce qui confirme mon appréciation : je ne suis pas un écrivain et je ne peux pas répondre à vos questions d’écrivain. Y a-t-il dans ce pays un lecteur qui ne soit pas écrivain ni écrivant ? Moi. Enfin… j’essaie.

 

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