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Le sens des réalités (nouvelle série)
Le bras de la justice

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 Article publié le 20 mars 2022.

oOo

– Mais il en a toujours été ainsi des jeux auxquels j’ai joué.

– Et tu as toujours perdu ?

– Tout à fait. Mais c’est un problème différent, difficilement résoluble. Comment approcher ces cercles tournoyants sans se mettre soi-même à dériver en leur sein ?

– Et plus tard – mais peu après – on se met à hurler car il n’y a pas d’autre solution, ce sont des hurlements de guerre, avec tout ce que cela implique.

 

Dans la soirée, un certain nombre de ces personnages s’endormit car la nuit était tombée et la journée – une de ces journées qui ne valent absolument pas la peine d’être vécues – avait tout intérêt à s’achever tôt. Avec elle, croyait-on, s’éteindrait la langueur qui avait accompagné tout un chacun dans le moindre de ses gestes. Or, cette langueur avait ceci de christique qu’elle renaîtrait sans tarder le lendemain matin, au lever du soleil. Peut-être même serait-elle là avant lui, à attendre l’éveil de quelques-uns des compagnons de lutte restés sur la plage déchirée, qui dégueule à cette heure les cadavres de la veille, fatiguée elle-même de son travail monotone.

La mer avait un regard absent, chacun le ressentait ainsi. Lenk Saddert s’éloigna et rejoignit la route.

– Tu vas laisser les autres en plan ?

– Pourquoi pas ?

Pourquoi pas, en effet. Il marcha une heure ou deux avant de rejoindre la ville. Auparavant, il avait traversé mille paysages bucoliques ennuyeux à décrire. Un temps, il s’était arrêté et avait failli allumer une cigarette. En réalité, il avait soif, le soleil tapait, il ne se sentait pas très bien. Finalement, il admit qu’il n’avait pas tellement envie de fumer cette cigarette et il reprit sa marche silencieuse. La ville avait elle aussi ce quelque chose de terne et de grisaillon qui avait accompagné toute la marche de Lenk Saddert. Peu de gens fréquentaient les rues, juste quelques travailleurs qui allaient à leur travail et des mourants qui devaient mourir. Ceux-là passaient furtivement aux angles de rue. Ils regardaient de chaque côté du croisement pour s’assurer de l’absence d’un croque-mort qui en voudrait à leur peau mais eux aussi dorment à cette heure. Ou peut-être trafiquent-ils leurs cadavres pour en faire de beaux morts, du fond de boutiques aux couleurs vivifiantes, aérées de fleurs surexposées dans les recoins.

 

Lenk Saddert arriva à la hauteur d’un premier café ; il était encore fermé. Il entreprit d’attendre que le troquet ouvre mais, ne sachant trop que faire de son attente, il se dirigea vers un autre café qui paraissait ouvert et où il trouva le repos. Il prit une table au fond, non parce qu’elle était située extrêmement au fond mais parce qu’on y avait laissé un journal qui datait de la veille. Qu’importe ! Il se fit un plaisir de prendre connaissance des informations qu’il parcourut de façon très générale dans un premier temps, comme c’était son habitude, pour lire ensuite en profondeur la série des articles retenus par cette première lecture. Or les titres se chahutaient, hurlaient les uns après les autres, se vilipendaient, polémiquaient de plus belle, tout cela dans un vacarme indistinct. Il reposa le papier comme une serveuse lui demandait ce qu’il désirait consommer. Il réfléchit un instant à la question et commanda une boisson au givre et à l’anis. La jeune fille repartit vers le comptoir où elle s’en fut à la rencontre de son patron, à l’oreille de qui elle glissa quelques mots dont seul le bourdonnement intime parvenait à Lenk. Il se plongea à nouveau dans la lecture du journal. Il le parcourait même avec rage quand la serveuse revint avec la boisson et l’addition, le tirant une seconde fois de sa lecture orageuse de l’information. En la regardant, Lenk Saddert s’interrogea : n’était-elle pas liée à un complot malheureux qu’on aurait fomenté contre lui. Il lui prit même l’envie de poser la question directement à la fille mais à la réflexion, il lui parut préférable de s’abstenir de toute sollicitation. L’alerte relevait des symptômes de sa « paranoïa matinale », estima-t-il. Et il pardonna à la jeune fille qui retourna à l’arrière-salle, où elle put appeler discrètement son chef aux services de renseignements.

– Allo, allo ?, répéta-t-elle en insistant sur chaque syllabe : il est ici !

– Ah oui, très bien ! Et comment se porte votre mission ?

– À merveille ! Il ne parvient déjà plus à lire le journal. C’est fini pour au moins un nycthémère. Je le vois dans le regard de la porte extérieure, il est dans un état de surexcitation indescriptible et voisin de la dépression, à ce qu’il semble.

 

En effet, Lenk Saddert se tenait affalé entre le siège et la table, immobile mais tremblant nettement. Lui-même pouvait se voir dans le reflet que lui renvoyait la boisson au givre qu’il avait commandée. Le verre, il le pressait, il était proche de le faire éclater. Interrompu dans sa lecture, il regardait à travers la vitrine un train qui se trouvait arrêté à une centaine de mètres de là, parvenu à la moitié d’un pont. Les passagers voulaient descendre (certains tombaient) et le machiniste s’affolait en s’affairant. Rien n’y faisait, l’engin se refusait à reprendre son chemin. L’un des voyageur demanda :

– Ne peut-on réellement rien faire ? Ne peut-on le menacer ?

Puis un autre cria à son tour :

– Si cette machine ne repart pas en ville sur-le-champ, je sors mon flingue et je tire dans le tas !

Des voyageurs s’affolèrent et l’on se remit à hurler de plus belle.

– Allez-y, allez-y, rajoutez-en !

On entendit une détonation. Lenk détourna les yeux pour ne pas voir le train exploser et le pont avec lui, puis s’enfoncer dans le fleuve que le pont surplombait.

Le silence survint un instant. Puis les cris retentirent à nouveau.

On se rua et Lenk, qui comprenait l’événement à travers les commentaires fascinés de clients qui comme lui restaient les yeux rivés sur la scène, décida de rejoindre la foule qui se formait autour du drame. Mais les corps avaient tous disparu dans la chute du train. On n’en retrouvait aucun et l’on restait, le bec dans l’eau, pour ainsi dire, l’air songeur, hagard, à se demander où donc ces gens avaient pu disparaître. On accusa bientôt Edgar Zimrett de les avoir volés. Or, Edgar Zimrett n’était pas là.

– Voilà bien une preuve supplémentaire !, s’écria un des sauveteurs découragés. Il a dû s’enfuir avec son magot. Allons tout de suite le lyncher !

On entendit un intense murmure d’approbation traverser la foule. Chacun se réjouissait déjà de l’attraction qui s’annonçait. Mais un homme de loi qui avait observé toute la scène intervint et expliqua :

– Non, non. Il faut une procédure légale, voyez-vous ? Vos méthodes ne relèvent pas de ce qu’on peut attendre d’un État de droit. Nous devons veiller au contraire à ce qu’un procès soit organisé dans les meilleures conditions dans la mesure où l’enquête de police aura établi un faisceau de faits qui permettra de lever sur cet homme le bras de la justice.

– Allons le voir chez lui !, cria quelqu’un dans la foule pour en finir.

– Oui ! Nous y allons sur-le-champ.

Et le millier de personnes constitué en foule mobile et organisée plaça à sa tête l’homme de loi qui se laissa pousser jusqu’à la demeure présumée d’Edgar Zimrett. Il était entouré par un groupe d’experts qui se présentaient comme les « têtes pensantes », parlant beaucoup. L’homme de loi accepta ce pénible voisinage avec philosophie et résignation. Les voix se couvraient mutuellement, se dispersaient au fil des mots, l’aidaient ainsi à réfléchir pour lui-même sur un fond sonore baroque mais rythmé.

– Oui, s’exclamait-il intérieurement, c’est bien ainsi que j’aime mon métier !

 Dans le silence, en effet, ses pensées avaient tendance à s’égailler en une variété de lieux. Quand cela arrivait, il ne pouvait rien faire pour les rattraper. Mais déjà, la maison de Zimrett se profilait.

– Il n’est pas chez lui !, leur cria-t-on avant qu’ils n’arrivent sur les lieux.

Un petit groupe d’hommes les avaient devancés, on ne sait trop dans quelles dispositions. Ils venaient rendre leur rapport. L’homme de loi avança de quelques pas dans leur direction et conclut :

– Nous l’attendrons.

– Et s’il ne revient pas ?

L’homme de loi expliqua :

– Il reviendra.

En effet, Edgar Zimrett rentra et découvrit éberlué la foule qui s’entassait devant chez lui. Des gens qui gardaient un air fermé et semblaient avoir attendu assez longtemps ainsi. Naturellement, l’homme de loi fut le premier à prendre la parole :

– Tu es accusé, au nom de l’opinion publique, d’avoir commis un attentat sur un pont et un train. Surtout, ce sont les cadavres des voyageurs qui n’ont jamais été retrouvés qui inquiètent. Pour tout cela, tu es le principal suspecté.

– Je récuse ces allégations, fit l’homme mis en cause avec une grande fermeté.

– Nous devons procéder à une perquisition, en somme. Ouvrez la porte !

À peine s’approcha-t-on de la maison, pourtant, que la porte explosa, laissant apparaître un intérieur encombré de cadavres récents.

 

Les jours passèrent. Edgar Zimrett restait enfermé dans une cave et les gens accumulaient les éléments de sa culpabilité. On finit même par considérer que l’enquête avait été menée avec tout ce qu’il faut de célérité et de résolution. L’homme de loi fut félicité car enfin, on pourrait laisser libre cours à la fureur de la foule dans un cadre régulier. Il était temps de rendre la justice, disait-on en se frottant les mains. On rendait peu à peu tous les corps aux familles concernées, les effusions étaient constantes dans les locaux improvisés pour la gestion du drame. Pendant ce temps, on pendait le coupable présumé, Edgar Zimrett. Les corps retrouvés qui n’appartenaient à personne ou n’avaient pas été revendiqués furent jetés dans une fosse commune, ce qu’on n’ébruita pas parce qu’à présent, l’ambiance était à la fête et qu’il était de bon ton de préserver le caractère festif des journées à venir. Les gens voulurent attribuer une distinction particulière à l’homme de loi mais les efforts de ces contribuables pour inscrire au budget de l’État une décoration à l’endroit de cet homme qui avait canalisé la barbarie avec exactitude restèrent vains. Les habitants en ligue du village ne furent pas entendus. Ils écrivirent des lettres par dizaines, parfois de menace. On se mit à produire des pamphlets, des dissertations et des dialogues philosophiques sur cette question. Aucune de ces entreprises ne fit plier le pouvoir.

 

Pourquoi le gouvernement s’évertua-t-il à refuser de remettre une distinction quelconque à l’homme de loi ? Pourquoi courut-il le risque de voir un village du territoire basculer dans la névrose réalitaire ? On pouvait se douter, dans l’entourage du premier ministre, que les manigances médiatiques de la communication interministérielle n’avaient d’autre effet que d’ajouter une couche discrépante aux discours du moment. Ainsi sous-estimait-on sciemment le risque de voir s’ouvrir une période de réelle confusion et même, pouvait-on craindre, de révulsion, aux conséquences dramatiques et éberluantes notamment pour le tissu économique et ses agents de change politique, telles que la perte de Dieu dans certains milieux traditionnellement religieux, la découverte d’un prophète sauvagement assassiné dans le désert, au bord d’une route qui a tendance à se défaire. Peut-être s’agissait-il d’hommes en noir, peut-être de costumes violets, on ne sait pas. Peut-être faut-il également songer que l’homme de loi, qui se prétendait du moins tel, n’était pas étranger aux troubles qu’il disait vouloir canaliser. Rappelons qu’il s’appelait initialement Marten Luth. Cet homme sans emploi avait une série d’errances programmées au cœur d’une banlieue fermée. Un jour, il fut contacté par une agence gouvernementale et reçut la visite d’un homme terne, au costume déjà âgé, ce qui sautait particulièrement aux yeux, qui commença par expliquer à Marten Luth qu’il collectionnait de vieux journaux, des papiers de diverses époques, mais surtout relatives à la victoire du Parti républicain aux États-Unis.

– Drôle d’habitude, s’agaça Marten Luth.

– Ne vous inquiétez pas ! Nous sommes des zélateurs de ce parti depuis plusieurs générations, dans notre famille.

– Ah oui.

– C’est cela même ! Il faut que vous m’écoutiez, enfin.

Marten Luth écouta ce que l’agent avait à lui dire. Ils conclurent un contrat dont les termes n’avaient pas grand-chose d’évident. L’agent commença par égrener les éléments salaces de sa morne existence. Puis, il proposa de « signer », ce qui n’avait pas grand sens puisqu’il ne présentait pas de contrat, ni même de modèle. Mais un organisme rival s’inquiéta de l’accord (qui n’avait pourtant fait l’objet d’aucune sorte de publicité) et d’autres agents rendirent visite à Marten Luth qui fit l’objet de pressions diverses, souvent pernicieuses. Or, dans le village où continuait de vivre, comme simple « homme de loi », Marten Luth, personne n’était informé de ses avanies successives. Des faits et des rumeurs traversaient certes le village par soubresauts mais le silence reprenait très rapidement ses droits et avec lui, un oubli raisonné. À la fin, les services secrets qui en avaient après Marten Luth finirent par employer des méthodes d’une discrétion telle qu’il ne s’en rendit bientôt plus compte. Ce qui ne l’empêcha, hélas, pas de subir les conséquences les plus funestes de cette manipulation continuée et contradictoire d’agents aux intérêts antagonistes sur sa personne, alors qu’il se bornait lui-même à gérer le non-événementiel d’Iglotoir. Tout bascula en un seul soir, l’un de ces soirs où, quand on rentre, on allume le téléviseur en priorité mais le téléviseur n’émet qu’un grésillement désagréable.

– Foutues émissions ! Ce sont vraiment des émissions à la con, grommela John Wayne (pas l’acteur) en regardant Marten Luth.

L’homme de loi se retourna à son tour et répondit avec dépit et en haussant les épaules :

– Que voulez-vous, enfin ! C’est la guerre.

On frappa à la porte.

– Vous attendiez quelqu’un ?, demanda John Wayne.

– Non, je ne crois pas.

John Wayne alla au living-room pour rester à l’abri d’une éventuelle visite policière. Sa demande d’asile venait d’être refusée et il était désormais sous le coup d’une absurde reconduite à la frontière. L’homme de loi descendit ouvrir.

– Bien le bonjour !, lui fit un inconnu qui semblait se rendre à un mariage, dans un costume bigarré et éclatant tout en lui tendant des papiers qui vantaient les mérites d’une société d’assurances, les « Assurances immatérielles du bien ». L’homme se lança très tôt dans un grand discours :

– Monsieur, vous voici en face d’une réalité objective ! Et quand je vous parle de réalité objective, je veux dire : moi ! Si je me définis ainsi, ce n’est ni par mégalomanie ni par désir exhibitionniste, croyez-le bien ! C’est simplement parce que je me sens être comme le générateur d’une vérité bienfaisante, ce qui ne saurait faire de mal par les temps qui courent...

– Et qui courent vite, ah ah !

– Oui, bel humour ! Belle entrée dans le capital palpitant des Assurances immatérielles du bien, monsieur ! Bien. Cette vérité-là, je vous la fais pour cinquante-sept euros cinquante, voyez-vous ? Vous adhérez ainsi à la vérité des Assurances immatérielles du bien. Dès lors, tous vos biens se trouvent assurés en cas de diffraction, exfiltration, déroutage de réalité et même de dégâts secondaires causés, par exemple, par des bris de réalité. Y aviez-vous songé ?

 

Mais tout en poursuivant de vanter son produit financier, il étrangla soigneusement l’homme de loi qui pensait confusément à une retraite dont il ne bénéficierait jamais, ce qui le rendit triste en face de l’homme qui le tuait. L’homme monta les escaliers et trouva le living-room où il devait abattre John Wayne (pas l’acteur).

 

Du coup, la nouvelle se répandit bientôt qu’on avait abattu l’homme de loi, retrouvé mort avec un demandeur d’asile débouté par l’administration et les réactions se multiplièrent en nombre et en intensité. On accusa bientôt Edgar Zimrett, pourtant déjà exécuté, du double meurtre et l’on retourna à sa maison restée béante depuis les événements du pont. On se prit à attendre le retour du mort. Personne n’eut l’idée d’aller demander des comptes au cadavre qui se décomposait toujours, suspendu à une grosse branche d’arbre. Le mort lui-même semblait attendre avec une infinie patience que le temps et ses propriétés corrosives ne le délivrent dans un flux aussi progressif que sûr.

 

Dans le silence de cette attente quasi universelle, un étranger fit son apparition et découvrit un village tourmenté, dont chaque parcelle respirait la forclusion, la rétention d’information et le deuil. L’étranger fit le tour du village, il comprit que pas un commerce ne devait ouvrir en ce jour et voyant que pas une âme ne s’aventurait au-dehors, il s’interrogea, se croyant projeté dans une sorte d’univers parallèle, comme s’il avait été lui-même le héros d’un roman fantastique ou, pourquoi pas, d’une intrigue d’épouvante qui le conduirait à vivre des événements atrocement sanglants. Il refit le tour du village et finit par entendre le son d’une rumeur persistante, difficile à identifier.

– Mais oui ! Il y a une fête quelque part dans ce village !

Il résolut d’en être. Mais ce n’était pas une fête.

– Qu’est-ce donc, alors ?

– Une attente, lui répondit-on froidement.

– Et vous ? Qu’attendez-vous ?, demanda-t-il.

– Un assassin ! Un homme dénommé Edgar Zimrett.

L’étranger entra dans une réflexion profonde qui l’absorba plusieurs minutes. Un assassin... Il en avait bien croisé un, sur son chemin mais l’homme était mort, à n’en pas douter. Il avait été exécuté, il pourrissait à cette heure, suspendu à un arbre.

 

Petit à peu, des gens dans la foule se rendirent compte que le suspect avait déjà été puni. C’était du temps de l’homme de loi, dont personne ne savait qu’il s’était appelé Marten Luth.

– Ah oui, disait-on, c’était le bon vieux temps !

Les regrets fusèrent autour de l’étranger qui regardait cette foule se tordre de douleur et de nostalgie, jusqu’à résoudre de retourner à la potence improvisée autrefois pour en découdre à nouveau avec Zimrett, aussi malfaisant mort que vivant, aux dires de quelques-uns. La foule se rua sur le cadavre qui, toujours pendu, empuantissait le voisinage de l’arbre et on le dépeça complètement, dans un accès de rage momentanée. Personne n’entendit les geignements désespérés du condamné. Mais un petit groupe resta éloigné du carnage. Ensemble, ces habitants moins influençables voulaient réfléchir à toute l’affaire. En réalité, ils ne croyaient plus tellement à la culpabilité de Zimrett. Un trouble altérait en outre l’identité de l’homme de loi. Un homme vint se confier à l’homme qui venait d’arriver :

– Nous ne pouvons décidément rien croire de ce qu’on nous explique ! Avec toute la bonne volonté du monde, on ne peut ingurgiter de telles sornettes ! À mon avis, l’homme n’avait rien à voir avec tout cela... Mais permettez que je me présente, je suis le nouvel homme de loi. Dois-je le préciser ? Je n’ai aucune autorité sur cette bourgade.

– Je conçois bien votre problème, fit l’étranger qui regardait sérieusement autour de lui, comme un homme qui se rend soudain compte que le monde va finir. À moi aussi, il est venu un doute concernant la culpabilité d’Edgar Zimrett, même dans l’affaire du pont. Des éléments ont été effacés, d’autre déplacés sur l’échelle du temps, on a voulu brouiller tellement de pistes que la population de ce village doit se raccrocher à l’image de cet homme qui, même pendu, lui nuit (du moins, en est-elle certaine). Et elle s’enivre de cette certitude. Qu’arrivera-t-il à présent que les morceaux du cadavre ont été dispersés ? Il est certain que l’homme de loi, que personne ici n’appelait de son nom, Marten Luth, bénéficiait d’une aura de héros dans le village. Il avait même favorisé le phénomène en instituant un culte autour de sa personnalité. Le culte qu’on vouait à l’homme de loi que vous remplacez, pour votre malheur, est désormais inscrit dans les mœurs propres au village et participe du dérèglement généralisé que vous pouvez constater.

– Il est impossible que Zimrett soit d’aucune responsabilité dans la mort de l’homme de loi que vous appelez Marten Luth, comme si vous le connaissiez ! Il faut bien prendre en compte le témoignage de ces deux habitants présumés qui disent être restés un temps près de la potence le soir même où Marten Luth (qui n’est connu ici que sous le nom d’homme de loi) et un inconnu en instance de reconduite à la frontière ont été abattus dans la maison de celui qui était devenu une personnalité locale, un notable s’il en est dans ce village trop proche du désert pour être administré. Et ces témoins fournissent un alibi très sûr au cadavre, assurant qu’il n’a pas bougé de la nuit, qu’il s’est tenu coi sous les regards inquisiteurs de la milice d’un soir.

– Ces gens mentent, coupa l’étranger.

– Quelle drôle d’idée ! D’où vous vient-elle, puisque que vous ne faites qu’arriver ?

– C’est que les témoins dont vous me parlez sont deux de mes camarades de lutte. Ensemble, nous agissons pour le compte d’une faction de dissidence par principe. Depuis quand vous mènent-ils en bateau, je l’ignore ! Je sais simplement qu’ils n’ont pas spécialement vu le mort Zimrett au soir du double meurtre, comme ils l’ont soutenu, de même qu’ils ne savent presque rien de l’existence troublée de Marten Luth (contrairement à nous). Ils ne savent rien de ses contacts avec différentes agences gouvernementales qui ont concentré leurs efforts sur un homme sans influence, ce qui paraît incohérent. Ils sont seulement venus tourner une page de l’existence de l’homme, la dernière probablement.

– Ah ! Ne m’en parlez pas, je ne voudrais pas être à leur place.

– En effet, le travail est pénible, long, fastidieux. L’un paraît plus motivé que l’autre, il conduit la déroute. L’autre ne fait que suivre, on ne sait pas où il irait, sinon. Nous faisons partie des mêmes réseaux mais eux sont sponsorisés par un pays hostile, je ne sais plus lequel. C’est dans des caves transformées en lieux de réunions politiques que je les ai rencontrés. Oui ! La vie est faite d’événements surprenants, parfois cruels. Voyez-vous ce Marten Luth ? Il se retrouve pris dans un jeu politique sur lequel il n’a pas la main : un temps il peut se faufiler entre les événements, finalement on l’abat. Et les gens ne voient qu’une chose : Edgar Zimrett est coupable, ce qui est stupide puisqu’il est mort. Mais de faux témoins mettent au jour la double existence de Marten Luth, qui ici n’est connu que sous le nom d’homme de loi. Avec l’âge, on perd des souvenirs, d’autres se confondent... Reste le souvenir de quelques vieux contrats, de signatures hâtives sur des documents qui ne semblaient pas avoir grand sens, entre deux beuveries. On essaie d’oublier. Mais les faits sont têtus et mes camarades reviendront témoigner dans un sens toujours contraire à ce que vous attendiez. Vous vous perdrez dans une affaire qui a significativement mal tourné, rendez-vous compte : on ne sait même pas où ont disparu les débris de Zimrett, dont il ne reste que quelques organes près de l’arbre. Mes camarades interviennent, en quelque sorte, pour vous rappeler que le passé ne l’est pas tout à fait et qu’il déteste les enterrements prématurés. À moins que vous ne choisissiez de bénéficier d’une opportunité exceptionnelle : je puis en effet vous présenter une gamme complète de produits d’assurance. Je vous recommande plus particulièrement les « Assurances immatérielles du bien », dont les multiples avantages sautent aux yeux, n’est-ce pas ? Permettez que j’insiste : le contrat est couvert par quarante agences organisées, voyez-vous ? Un pôle accueil ouvre dès demain, à l’aube ! Vous en exercerez la gestion, finalement. N’ayez pas d’inquiétude ! Si vous y pensez bien, la couverture est excellente. Vous signez maintenant ?

 

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