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Carnet de Keanu et autres notes du projectionniste
10- Dénouements - Une projection privée

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 Article publié le 27 mars 2022.

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Le film était sévèrement détérioré. Le philosophe qui se savait proche de la mort (sans qu’on pût même savoir ce qui chez lui motivait ce diagnostic fatal) respirait lourdement devant la projection défectueuse de la bobine rescapée de l’incendie du cinéma survenu quelques jours plus tôt.

C’est un film intéressant, a-t-il expliqué à ses hommes de main qui n’en pouvaient mais. Il dure 49 minutes, comprenez-vous ?

Les hommes de main hochaient la tête, comme s’ils avaient été au clair avec les explications de leur patron. En réalité, ils ne comprenaient pas pourquoi cette vieille bande de film suscitait l’intérêt du philosophe et ce que la durée présumée de cette projection signifiait à ses yeux. Elle paraissait compter, en effet.

Il n’y a pas de générique, vous voyez ? On ne sait pas si c’est Keanu qui joue réellement dans ce film. Ah, ah !

Les hommes de main se taisaient. Au mur, l’image projetée était en fait un grand rectangle noir abîmé par le grain mal conservé du film. À des moments, on pouvait supposer que dans cette masse opaque quelque chose ou quelqu’un se déplaçait.

Keanu ?

Le philosophe restait concentré sur cette projection avare, comme s’il avait pu traverser l’absence d’image en fixant le rectangle de nuit qui lui faisait face.

Mais il ne s’agissait peut-être pas de Keanu. Le philosophe a demandé un cognac et l’un des hommes de main s’est précipité sur le bar pour complaire au patron, qui ne prêtait pas attention au petit groupe de malfrats pas mécontents d’avoir trouvé ce job qui leur paraissait plutôt reposant et même un peu ennuyeux, comparé aux forfaits qu’ils avaient l’habitude de perpétrer.

On ne sait pas si c’est Keanu. Et c’est intéressant, vous voyez ?

Le philosophe s’adressait à ses hommes de main sans se soucier de leur réponse ou même de leur intérêt pour le sujet. Il s’absorbait dans cette opacité ambiante avec une délectation morbide.

Keanu, on ne sait pas ce qu’elle est devenue, hein ? Et l’autre, là, Aimée... elle aussi a disparu. Elles se ressemblaient assez, d’ailleurs.

Le réalisateur du film – si on peut appeler cela un film – a connu un autre sort, pour sa part. C’est le philosophe qui l’a abattu, un matin de septembre, sur une plage néo-zélandaise.

Je ne sais pas ce qu’il voulait faire avec elle, vous voyez ça ? Même ce film, enfin... Mais c’est intéressant, allez !

D’après les recensions parues à la sortie du film (il y a près de vingt-cinq ans), l’actrice (Keanu ou Aimée, sa « meilleure amie » qui a peut-être pris sa place bien qu’elle ait disparu à la même époque) tente d’ouvrir une porte.

C’est l’action principale de ce film qui s’intitule « Le sang » et qui ne comporte quasiment pas de dialogues. À des moments, l’actrice qu’on voit à peine souffle de rares mots : « Le sang... Le sang... Rien, non. Rien ».

On ne sait pas pourquoi elle tente d’ouvrir cette porte et l’on ne comprend pas non plus pourquoi cette initiative nécessite un effort si prolongé et, semble-t-il, douloureux. Ce qu’il y a derrière la porte, le saura-t-on jamais ? Certainement que non puisque l’actrice (elle ou son double) ne peut plus être contactée et que le réalisateur est mort.

Quant au film, il n’en reste qu’une bande que le philosophe estime durer 49 minutes.

On ne sait pas s’il y a eu un générique à ce film, dit-il sans se retourner. Et c’est intéressant, n’est-ce pas ?

- Uh, uh, ose un des hommes de main qui s’ennuie à mourir dans ce salon transformé en espace de projection.

Le philosophe estime que la jeune femme apparaît presque distinctement à des moments, en nuisette (comme si cette production était, en quelque chose, inspirée d’un film de Dario Argento). Sans doute l’image a-t-elle souffert de l’incendie du cinéma mais si la bande avait été intacte, rien n’assure qu’on l’aurait vue plus distinctement.

- Non, souffle le philosophe.

Le sang...

La bande-son aussi a été sévèrement détériorée. On entend une sirène à l’extérieur. Il s’est passé quelque chose. On imagine que la scène se déroule dans un pavillon de banlieue, non loin d’une bretelle d’autoroute, bien que rien ne vienne confirmer ce soupçon. Peut-être y a-t-il des éclats subliminaux dans cette trame opaque ?

Ce réalisateur avait pris une mauvaise pente, c’est sûr, siffle encore le philosophe en se remémorant la dérive de Jack, fascinée par « son » actrice et lui-même manipulé par des agents qui se faisaient passer pour des techniciens. Quel rôle aura réellement joué Keanu dans cet imbroglio ?

Non. Rien.

La bande-son a été écrasée. Elle aurait pu permettre de garantir que la silhouette, d’une finesse extrême, était bien celle de Keanu mais là, non. Les quelques mots à peine prononcés soulèvent un souffle épais qui les rend à peine audibles et qui rend la voix méconnaissable.

Pourtant le philosophe se rappelle bien la voix cristalline de Keanu. Elle trahissait toute la fragilité du monde. Mais une fragilité incorruptible. C’est vrai. Cette jeune femme était fascinante. Mais ça n’excuse rien.

À la 33e minute le philosophe se persuade que la main de l’actrice est perceptible et qu’elle se rapproche de la poignée. Cette séquence dure 7 minutes peut-être. Et il retient son souffle. Pourtant, il n’y a qu’une coloration gris clair qui prend la forme d’une ligne avant de se désagréger à l’écran. L’opacité a repris le dessus et l’existence de cette ligne même paraît douteuse. Les hommes de main restent coi.

Non, cela ne pouvait rien excuser enfin...

Mais Jack est-il à l’origine de la disparition de l’actrice ? Ce jeune homme arrogant et instable avait des vues sur Keanu et son statut de réalisateur lui permettait sans doute de se rapprocher excessivement de la jeune femme.

- Tu dois rester ici, Keanu. C’est écrit dans le scénario, tu comprends ?

Elle ne disait rien. Sans doute que sa camarade de lycée l’enviait d’être l’objet de toutes les attentions du réalisateur mais réellement, cet homme était mal en point et au moment où ils sont partis à Auckland, il n’était plus en état d’achever le moindre projet. Les idées de films se confondaient en lui comme des séquences oniriques dont le seul élément commun était la silhouette de l’actrice, gracieuse comme une simple ligne dansante dans des espaces toujours très nus, comme s’il avait fallu la maintenir à la limite de l’existence.

- Oui. C’est intéressant, commente le philosophe en voyant l’écran noir s’opacifier un peu plus encore, comme si cela avait eu une signification particulière.

Cela pouvait indiquer que la main de l’actrice était toute proche de la poignée à présent. Un flot de lumière pouvait jaillir très abruptement d’un instant à l’autre, quitte à brûler les yeux du spectateur qui ne verrait jamais Keanu (ou Aimée, peut-être) dans la pleine lumière. Jack ne rechignait pas devant ce genre de procédés, en effet.

Quand elle a disparu, Jack a peut-être cherché à la remplacer par l’autre dans un premier temps. Mais Aimée est partie (en tout cas, c’est ce qu’on a pensé) et le réalisateur s’est retrouvé avec des bouts de films qui ne pouvaient certainement pas former un tout. De toutes façons, lui-même n’était pas en état de boucler un seul projet. Mais il a pu envisager différents subterfuges pour pallier cette absence irréparable.

Le plus grotesque d’entre eux, c’est ce « mouton métallique », un animal hybride censé susciter l’épouvante et la terreur qui menaçait de couvrir l’humanité « de sa haine et de sa laine » mais qui ne pouvait causer d’autre sentiment qu’une sorte de stupéfaction atterrée.

En repensant à ce désastreux artifice, le philosophe a détesté le réalisateur. Même sa mort n’apaiserait pas la soif de vengeance abstraite du philosophe. Pourtant, il n’éprouvait pas le moindre sentiment amoureux pour Keanu. Il s’estimait trahi.

Jack n’y était pour rien, c’est sûr. Mais à quoi bon laisser vivre ce pantin désarticulé ? Vous pouvez me le dire ?

Les hommes de main regardaient leurs chaussures. Mieux vaut ne pas répondre aux questions incompréhensibles du philosophe qui a, on le sait, la gâchette facile. Les malfrats prenaient peu à peu conscience que leur office était finalement moins confortable que ce qu’ils en avaient initialement imaginé auprès de cet homme pour qui la vie humaine n’est qu’une manifestation erronée de la Nature.

Que feraient-ils si tout à coup le patron leur demandait de tout faire pour retrouver l’actrice disparue (alors qu’ils doutent, en leur for intérieur, qu’elle ait jamais existé) ou même son « amie » Aimée (qui expliquait que Keanu n’était qu’un fantasme de Jack et qui la détestait de plus en plus ouvertement pour cette raison) ?

Le philosophe n’est pas d’une grande patience, à dire vrai. Après quelques heures, il leur demanderait des comptes. En l’absence de résultat, qui sait quelle réaction serait la sienne ?

Pour l’heure, l’homme se tenait figé devant l’écran noir où il guettait le moindre signe, la moindre nuance, comme s’il s’était agi d’un langage secret dont il serait le seul destinataire.

Même les dégradations de la bande sont signifiantes, messieurs,

Et les malfrats de hocher la tête d’un même mouvement, aussi retenu que possible.

Ces dégradations sont signifiantes puisqu’elles découlent de l’incendie du cinéma, vous voyez ?

Les hommes de main du philosophe ne voyaient rien du tout, en fait. Ils appréhendaient simplement les déductions qu’elle appelait. Pourquoi donc ce vieux cinéma avait-il pris feu ? Et comment était-il possible qu’on y ait diffusé des morceaux de film sans suite jour et nuit, pendant des années, des films dont l’actrice principale n’était qu’absence et disparition ?

Il ne semblait pas y avoir eu de survivant à la suite de l’accident. Les corps étaient méconnaissables. Il y en avait deux ou trois dans la cabine de projection. Mais à qui appartenaient-ils ? Le projectionniste était-il parmi eux ?

Lui aussi avait connu Keanu, pour autant qu’elle ait réellement existé. Et il serait mort ainsi, accidentellement ?

- Surprenant !, s’exclame le philosophe.

Les 49 minutes du film se sont écoulées. Il ne semble pas que la porte ait été jamais ouverte et l’on ne saurait dire s’il s’agissait bien de Keanu ou d’Aimée ou d’une autre. Objectivement, il n’est pas certain qu’il y ait jamais eu quiconque devant la caméra. Mais peu importe.

- Ce projectionniste... S’il est mort dans l’incendie, ce ne peut être qu’un trompe-l’oeil, vous voyez ? Et s’il s’est échappé... Qui sait où il est à présent.

Les hommes de main retiennent leur souffle, inquiets et angoissés.

- Je veux que vous le retrouviez. Faites vite, messieurs. Vous savez que le temps m’est compté.

 

 

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