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Au milieu des ruines
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 Article publié le 3 avril 2022.

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Nous n’étions jamais que des concurrents après tout. On donnait tous de la voix en ce temps-là. Il fallait se faire entendre pour ne pas mourir.

Ce n’est qu’après coup, et bien plus tard, ayant grandi parmi les ruines et les ruines, devenu un rat de plus dans un monde d’immondices et de gravats, que j’aperçus la petite lumière scintillante, un trou de souris à peine plus large que mon gros arrière-train de rat des villes bien nourri, et que, fissa, je pus m’y introduire pour y découvrir ce que, sourdement, je savais déjà de longue date, sans avoir pu tout à fait me l’avouer.

Mettez ensemble un poète et un peintre dans un shaker, secouez fort deux longues minutes, et vous verrez que la force centrifuge ainsi produite écrase le poète contre les parois du shaker qui produit alors une masse graisseuse et gluante teintée de jaune, de rouge et de bleu aux nuances innombrables, alors que le peintre, tranquille au centre du shaker a su se maintenir intact grâce à sa force centripète.

Non seulement un ravissement pour les yeux du peintre ce spectacle du poète réduit en bouillie, mais aussi, bien plus tard, ressorti vivant et tout ragaillardi du shaker, une source d’inspiration visuelle non négligeable, un trésor de nuances colorées qu’il saura plus tard disposer sur sa toile en toute innocence.

Le shaker en question est entre toutes les mains de ceux et celles qui se piquent d’aimer les arts.

Le poète est tout juste bon à illustrer quelques gouaches ou aquarelles du grand maître à la gloire montante dans un Paris en pleine effervescence. Le poète, dans sa naïveté, a cru pouvoir danser sur les parois brûlantes du volcan, entouré d’innombrables amis et admirateurs qui l’ont tous lâché au moment où la bête immonde est venue le cueillir lui et les siens. On fera une exception pour quelques poètes de salon bien en vue qui surent tirer leur épingle du jeu en donnant des gages de soumission à la bête immonde.

D’aucuns eurent la bonne idée de s’enfuir pour échapper au shaker tombé entre les mains de l’ennemi, d’autres encore prirent les armes et se battirent vaillamment, pressentant la fin de toute humanité s’ils ne combattaient pas en troquant leur plume pour la mitraillette et la grenade. Merci à toi, René, d’avoir sauvé l’honneur. On ne peut pas en dire autant d’un Cocteau et de toute cette clique de courtisans qui ont sauvé leur peau en courbant l’échine, en louvoyant entre les gouttes de pluie acide qui tombaient de la censure de Vichy.

Ce ne fut pas le cas de Max vieux et affaibli, réduit à vivre dans la misère, et qui ne fut même pas avalé par la bête gantée et bottée, car il mourut d’une bronchopneumonie avant même d’entrer dans le dernier cercle de l’enfer. Là où les siens furent gazés et puis réduits en cendre. Ni de Robert dénoncé par un critique littéraire vindicatif qui tenait là sa vengeance, Robert qui mourut à Theresienstadt.

Je ne t’ai jamais porté dans mon cœur, Pablo, et ce malgré ton indéniable génie des formes. Ta formidable énergie créatrice n’aura pas su s’accommoder de ces petits grains de sables qui crissaient parfois dans ta redoutable machine à créer. Tu t’es employé toute ta vie en bon ogre repu et satisfait que tu étais déjà dans ta prime jeunesse à éliminer tous les grains de sable qui auraient gâté ton appétit de vivre et de briller en créant pour la postérité une œuvre puissante et mondialement admirée. Ta réussite éclatante et ce qu’il est convenu d’appeler ton génie créateur auront fait oublier l’homme médiocre que tu fus toute ta vie durant. 

Plus loin, très loin vers l’Est, Ossip est mort, lui aussi, broyé dans la gigantesque machine soviétique, comme des millions d’autres qui n’étaient pas poètes comme lui, et toi Pablo tu t’es vu en fidèle compagnon d’un parti aux ordres de Moscou complice de tous ces crimes. Le combat entre les deux moustachus mené par des millions de soldats sacrifiés sur l’autel de la race ou de la classe n’a pas fini en match nul. Le moustachu de l’Est l’a emporté et il n’a pas fini de hanter les nostalgiques d’un régime qui s’est effondré sur lui-même bien après la mort du petit père des peuples.

La roue tourne.

Les ruines succèdent aux ruines dans une fuite an avant qui ne permet pas de les voir s’accumuler. Tout ce qui a été rasé est devenu lisse puis invisible avec le temps. On se raconte beaucoup d’histoires en ce monde. C’est commode de fabriquer ainsi des récits de mémoire qui efface les souvenirs gênants pour l’image des puissants de ce monde. On détruit, on reconstruit jusqu’à la prochaine destruction, et moi, le petit rat qui a vu la lumière, je vous maudis tous, ramassis de salopards.

La roue tourne. A qui le tour ?

Le shaker s’emballe, toujours tenu par les mêmes mains depuis des siècles. Au milieu de mes ruines que je garde en mémoire, j’ai trouvé de quoi vivre et espérer un peu dans ce qu’il nous reste de nature sauvage. Encore n’est-ce que provisoire, comme toutes choses en ce monde qui flirte avec le chaos.

Mes petits yeux noirs voient des mondes qui renaissent, des cultures presque entièrement détruites reprendre du poil de la bête. J’affute toutes les nuits mes dents contre les os blanchis des puissants qui ont fini par crever. Je porte tant de noms en moi, mon cœur en déborde.

A toi Max, à toi Robert, à toi Ossip, salut en l’amitié dans un monde qui ne vous méritait pas ! Sachez que les rats sont de plus en plus nombreux. Ils n’apportent pas la peste, ils rongent tout ce qui en ce monde voue le monde à sa perte. Vos livres demeureront intacts, on vous le promet.

 

Jean-Michel Guyot

1er avril 2022

 

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