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Une idée
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 Article publié le 17 avril 2022.

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Une idée qui me traverse l’esprit n’a de chance d’arriver à maturité que si je la saisis au vol, ce qui m’amène à penser qu’elle n’existe pleinement que construite, mouvement d’esprit qui pose le problème de l’ambiguïté soulevée par le début de ma phrase : parler de maturité implique en effet qu’une idée germe dans l’esprit puis se développe tout naturellement, mais parler ensuite de construction à propos d’une idée renvoie à un acte volontaire qui peut aussi bien résulter d’un plan préconçu qu’être guidé par un instinct sûr, une foi en la chance, je ne sais trop comment dire.

Qui dit germination dit processus naturel, c’est-à-dire, depuis que la génétique nous a éclairés, préprogrammé par un code génétique, lequel peut avoir subi des modifications induites par des facteurs environnementaux.

La métaphore de la germination est donc pour le moins douteuse, celle de la construction guère moins, si l’on songe qu’une construction bien menée requiert un plan préétabli suivi de sa mise en œuvre.

Dans le fond, code génétique ou plan préétabli, voilà qui ne change guère la perspective qui est toujours d’évoquer un point de départ qui donne lieu à une apparition noématique sur lequel le hasard n’aurait aucune prise, or le hasard joue un rôle tant dans la transmission d’un code génétique que dans la construction qui peut être confrontée à des aléas au cours de sa réalisation.

Et qu’est-ce qui nous garantit qu’une construction intellectuelle n’est pas de bout en bout une réalisation soumise à des faisceaux d’aléas, à des gerbes d’idées hasardeuses en nombre si grand que beaucoup, sinon toutes, entrent en collision, dès lors fusionnent ou au contraire se repoussent, ce qui donnent à penser que beaucoup se perdent dans la confusion, sont comme tuées dans l’œuf avant même d’avoir pu trouver un point d’appui pour se développer.

Et voilà que mon propos retombe malgré lui dans des métaphores vitalistes décidément fort nombreuses. Cette profusion proviendrait-elle du fait que nos ancêtres ont tous été des chasseurs-cueilleurs puis des agriculteurs attachés à leur terre nourricière ? Nous qui sommes désormais si éloignés des cycles naturels aurions retenu de ce lointain passé tout un fond d’images comme si nous étions tous restés d’indécrottables terriens.

Mon propos liminaire laissait entendre que développer une réflexion revient au moins dans un premier temps à saisir au vol une intuition puis d’en éprouver la validité intrinsèque en la développant en passant par une série indéfinie de biais aussi divers que les métaphores éculées ou non, un fond d’images archaïques, une rhétorique gréco-latine éprouvée, des références philosophiques plus ou moins maîtrisées, un arrière-fond idéologique qui traîne dans l’air du temps, que sais-je encore ?

L’intuition peut se révéler être une coquille vide, laquelle peut en quelque sorte être remplie par tout un jeu dialectique à même de faire dialoguer des éléments épars inspirés par l’intuition initiale que l’on fera ensuite entrer en résonance, ce qui n’est pas loin de ressembler à une idée musicale qui doit peu à l’inspiration et beaucoup au travail. Le matériau de base peut en effet être très pauvre mais être ensuite enrichi voire sublimé par tout un travail mélodique, harmonique et rythmique, ce que tant le jazz que la musique dite classique ont amplement montré au cours de leurs histoires respectives.

Le jeu dialectique en question s’apparente à une dissémination, encore une métaphore végétale. Cette dialectique consistant à jouer avec des idées qui s’engendrent les unes les autres au fil du temps, qu’est-elle au juste ?

On dira que c’est l’esprit au travail, l’esprit confronté à sa propre puissance qui ne peut s’empêcher d’inventer des liaisons entre divers éléments qui lui viennent spontanément.

Le mot est lancé, très problématique lui aussi : la spontanéité existe bel et bien, mais ne nous dit rien de la provenance des éléments qu’elle révèle, qui plus est, aussi spontané soit-il, l’esprit procède immédiatement à l’agencement qui s’offre à lui ou qu’il se donne.

Agencement spontané, spontanéité de l’agencement, comme on voudra, c’est-à-dire une capacité réflexe à agencer des éléments a priori étrangers les uns aux autres, le travail consistant alors au fil du temps à réduire la part d’arbitraire jusqu’à la faire tendre vers zéro. Pensée asymptotique donc qui travaille à légitimer ce qui, de prime abord, semble arbitraire. 

L’esprit construit à partir d’un donné qu’il faut dire aléatoire une série de liaisons qui, elles, ne doivent rien au hasard, sauf à considérer que le cerveau délire tout en répondant à ses propres normes de fonctionnement cognitif.

Arbitre de nos pensées, l’esprit comme capacité préexistante au donné voit son existence déduite de son activité cognitive : les neurosciences auront-elles un jour le dernier mot en identifiant les aires du cerveau et leurs interconnexions qui produisent la noèse ? C’est sans doute l’ambition des chercheurs. Je ne débattrai pas ici des fins qui prédéterminent cette ambition. Je note simplement qu’il s’agit modestement pour moi de produire des pensées en essayant de comprendre au nom de quels principes elles s’agencent.

J’accompagne en quelque sorte le mouvement d’auto-réalisation de ma pensée, comme si la pensée était simultanément le phénomène et son observation, et même pis : comme si le fait d’observer était l’objet-même de toute pensée qui se pense penser. Ce qu’on appelle du beau mot de réflexion. Mais l’esprit n’est-il que le miroir des pensées qu’il se regarde penser, ce qui, en soi, est déjà quelque peu abyssal ou bien plus profondément encore n’est-il que le reflet du monde qui se pense à travers lui ?

J’ai successivement convoqué les notions d’intuition, de germination, de construction, de hasard, d’arbitraire, de dissémination et de spontanéité…

Le maître-mot de cette série semble être le mot hasard que les autres termes contredisent partiellement. Le hasard étant par nature imprévisible, il désignera tout processus dans la noèse qui échappe à notre perception. C’est clairement un cache-misère !

Le langage peut être considéré comme la grande pourvoyeuse d’illusions que la philosophie s’ingénie à contredire. Il s’agirait en somme d’épurer notre langage en le soumettant à une impitoyable et impeccable critique logique, ce qui laisse entendre que monde et logique coïncident en leur fond et que, corollairement, le langage est l’obstacle majeur sur le difficile chemin qui mène à la vérité.

Dans ces conditions, il n’y aurait plus qu’à tout mettre en équation, à supposer que cela soit possible, mais alors nous perdrions beaucoup à ce jeu, peut-être notre humanité tout entière qui, je veux le croire, échappe au calcul, même si tout phénomène peut faire l’objet de calculs statistiques.

Si tout était prévisible, en d’autres termes si les sciences sociales elles-mêmes avaient une valeur prédictive absolue, ce que j’ai désigné sous le terme de hasard, faute de mieux, n’aurait plus lieu d’être. Toutes choses répondant à des lois intangibles, nous n’aurions plus qu’à nous laisser porter. Par quoi ? les événements impeccablement agencés par une force supérieure dont les plus futés d’entre nous, les scientifiques, auraient révélé à l’humanité tous les tours.

Penser contre soi n’a pas qu’une valeur éthique - l’honnêteté intellectuelle commande de… - mais aussi et surtout une valeur fonctionnelle : penser contre soi, porter à soi-même la contradiction est le moteur-même de toute réflexion digne de ce nom qui ne prend jamais pour argent comptant quelque acquis que ce soit, qu’il nous vienne de la tradition au sens large, philosophie comprise, ou bien d’un champ scientifique dans l’espace duquel sa validité a été dûment éprouvée (un modèle théorique validé par l’expérience et l’observation qu’elle implique, ce qui pose le problème redoutable de la validité des instruments d’observation, mais laissons les épistémologues débattre de cela…).

L’intuition peut se révéler être un écran de fumée derrière lequel se cache le plus souvent l’amorce du divin censé l’avoir inspirée.

La provenance d’une idée, qui me passe par la tête, semble tout à fait fortuite, non sa construction, à moins que ce ne soit l’inverse : aucune idée ne serait fortuite, la provenance de n’importe quelle idée pouvant toujours être déduite d’un contexte historique et d’une situation de parole, la construction, quant à elle, dépendrait de facteurs historiques, ce qui la rendrait sinon aléatoire du moins relative à une histoire singulière, à moins qu’il ne faille concevoir un moyen terme : idée et construction ne serait que même chose à des moments différents du temps nécessaire à l’émergence de l’idée puis à son développement, ce qui amène alors à concevoir une intrication d’aléas et d’agencements déterminants mais prédéterminés.

 

Jean-Michel Guyot

6 avril 2022

 

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