Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Forum] [Contact e-mail]
Navigation
Les textes publiés dans les Goruriennes sont souvent extraits des livres du catalogue : brochés et ebooks chez Amazon.fr + Lecture intégrale en ligne gratuite sur le site www.patrickcintas.fr
Hypocrisies - Égoïsmes *
Épilogue IV

[E-mail]
 Article publié le 29 mai 2022.

oOo

Les questions de filiation ont compliqué à l’envi les romans de William Faulkner. Mais chez nous, on est resté entre blancs, ce qui a simplifié les choses. Cependant, Frank et moi n’entretenions aucun lien de parenté. J’avais émis cette hypothèse sous le coup de l’émotion causée par la vision d’un visage reconnaissable entre tous ceux que ma mémoire colportait depuis longtemps. J’avais donc été victime d’une hallucination quand j’avais vu de visu ce personnage évoluer chez les Surgères dont il était (je m’en souviens comme si c’était hier) l’avocat de famille !... Je l’avais même rencontré in corpore sano chez Juliette où j’habitais en tant que compagnon en titre. J’avais halluciné !... Et de façon permanente !... Théorie qui collait parfaitement avec l’idéologie nationale en vigueur. Je devais me résoudre à en accepter la réalité. Ma queue s’en est réduit de moitié. Comme si j’avais froid. Alors que le feu pétillait joyeusement dans la cheminée. Frank me regarda avec des yeux désespérés :

« Vous n’allez pas croire ça, Titien… ou qui que vous soyez ! Moi-même j’ai…

— Il faut vous rendre à l’évidence tous les deux, dit la vieille qui exultait comme si elle venait d’obtenir un diplôme. Roger Russel n’a jamais existé que dans vos têtes : celle du poursuivi et celle du poursuivant.

— Faut-il en conclure que j’ai tué Alfred Tulipe… ?

— On n’a pas besoin de ça (Frank désignait le système de miroirs) pour confirmer les soupçons de mes collègues italiens… Qui me dit que nos visages n’ont pas été… façonnés pour se prêter à ce jeu… ridicule !

— Mais dans quelle intention… ? émis-je d’une voix poussive.

— Je vais ouvrir la porte sans vos compétences ! Laissez-moi agir !

— Mais le vent ! La bagnole ! Ah ! Je prévois une nouvelle catastrophe ! Et cette fois, je ne m’en tirerai pas ! N’ouvrez pas cette porte ! Ne croyons que ce que nous voyons…

— Ce que je vois, c’est que ma radio clignote vert !

— Et vous croyez que la bagnole est venue de son propre gré frapper à notre porte… !

— Julien a raison… dit la vieille. On va d’abord recharger ses batteries. Et pendant ce temps, on réfléchira ensemble, comme les trois mousquetaires…

— Quoi ? Sans…

— Si je suis d’Artagnan, dit la vieille, vous ne saurez jamais qui est Roger, sauf si vous continuez de réfléchir paisiblement et logiquement devant l’image que vous renvoie ce miroir composite. C’est une question de trois ou quatre heures, pas plus. La charge minimum suffira… si on ne perd pas du temps une fois dehors…

— Et comment on le perdrait ? marmonna Frank. On peut savoir… ?

— Tout dépend du message transmis par le Centre… Et s’il nécessite une réponse. Tu ne peux absolument pas envisager de sortir dans l’état où tu t’es mis ! On a besoin de Julien ! Ou plutôt de son exosquelette.

— Et des batteries, » ajoutai-je pour conclure.

 

*

 

Si on réussissait à sortir comme le prévoyait la vieille (batteries chargées), je pouvais pousser jusqu’à la cabane derrière le cumulus et en ramener deux ou trois bouteilles pour finir la soirée en bons coucheurs. Mais le tonton aujourd’hui mort et enterré avait monté la porte à l’envers, pas sens dessus dessous, mais elle s’ouvrait à l’extérieur, sur le perron. Or, la bagnole s’appuyait contre elle et ne donnait pas l’impression de se laisser emporter par l’eau qui, une fois de plus, montait à tel point que l’escalier du perron avait les pieds dedans. Je me suis mis à trembler de l’intérieur. Une angoisse trouble comme l’eau des rives herbeuses des rivières et des rus que j’avais eu l’occasion, au cours de mon existence, de fréquenter le plus souvent dans les circonstances d’une fugue ou d’une fuite.

« Va falloir passer par le grenier, » dit la vieille.

Elle connaissait sa maison. Frank donna un coup d’épaule dans la porte, mais tonton avait prévu que ça arriverait tôt ou tard, le jour où il s’est aperçu que la porte s’ouvrait dans le mauvais sens, qui était le jour même de son installation dans le vieux chambranle qui avait connu plus rustique. Mais déjà la vieille gravissait l’escalier, jupes relevées autour de ses jambes cagneuses et poilues. Frank la suivit, ce qui m’était interdit par le câble de recharge. J’ai entendu leurs pas pesants sur le plancher. Ils se frayaient un passage dans un fouillis de vieux souvenirs dont certains appartenaient à l’enfance de Frank. Ils en mettaient du temps ! Je ne connaissais pas la topographie des lieux. Je ne pouvais que me laisser inspirer par ce que je savais de la vie à la campagne qui est marquée, plus que tout autre, par le passé et ce qu’il suppose de pauvreté assumée. Là-haut, Frank se battait avec un verrou et rien pour lubrifier. J’estimais le saut à quelques trois mètres au-dessus du toit de la bagnole, si jamais il ne lui prenait pas l’idée de se recevoir sur la dalle du perron. Il y avait de la fracture dans l’air…

La vieille réapparut dans l’escalier. Elle le descendit comme une gamine de dix ans, disparut dans la trappe de la cave et remonta avec un marteau qui avait dû en mater plus d’un, fer. Quelques secondes plus tard, les coups résonnèrent. C’était des coups de citadin, imprécis et manquant de netteté. Mais le volet s’ouvrit. Je l’entendis grincer sur ses gonds ancestraux. La pluie devait cingler sur le visage de Frank. Ce n’est pas désagréable, la pluie, surtout sur la partie calcinée du visage. J’en ai eu envie moi aussi. Il prenait le temps ou hésitait, selon que ses cicatrices en redemandaient ou que le toit de la voiture le retenait d’esquinter un bien appartenant, selon le cycle des valeurs républicaines, à tout le monde mais pas à lui. Je m’attendais à un boum et à de la tôle froissée. Mais ce fut la porte d’entrée qui s’ouvrit et la vieille entra avec un parapluie qu’elle ne réussit pas à fermer. Dehors, Frank courait après sa bagnole qui prenait la poudre d’escampette sur un mince filet d’eau boueuse et déchaînée. La pente l’entraînait en aval de la rivière voisine, à l’opposé du cumulus qu’il était utile et nécessaire de contourner pour atteindre la cabane du jardin et ses contenus distillés. Il paraissait même que la vieille s’adonnait à des cultures illicites.

« Il est devenu fou ! s’écria la vieille en balançant le parapluie ouvert au milieu de la pièce qui servait de salon, de cuisine et de salle de jeux télévisuels. Vous êtes rechargé, comme en témoigne ce voyant. »

Elle tira sur le cordon. J’eus un vertige, mais sans chute car je me tenais dans la position du fœtus au milieu des coussins du canapé. Elle me tapota les joues avec ses dures paumes de travailleuse manuelle. Je revenais…

« Suivez-le ! Et veillez à ce qu’il ne s’aventure pas trop loin. La rivière n’est pas bien méchante ici. Là-haut, c’est la débâcle. Mais on n’a jamais eu de gros ennuis avec l’eau. Jamais au-dessus du genou. Faut se méfier des trous. Et des racines. Sinon, on ne craint rien. Il n’y a jamais eu de problèmes par ici. Suivez-le et empêchez-le d’aller se mettre dans le pétrin. Il n’a jamais eu de chance. Depuis tout petit, il s’attire les ennuis alors que personne ne les a vu arriver. Mettez-vous en mode insubmersible et rattrapez-le avant qu’il se perde dans la nuit… »

Elle se pencha pour activer le mode de fonctionnement en question. Il devait y avoir de la gnole au grenier. Mais elle n’en avait pas descendu. C’était sa réserve secrète. Elle me regarda enfin droit dans les yeux :

« Vous n’avez pas peur, Julien… ?

— Ya pas un mode immortel sur cet engin… ?

— C’est la mort qui vous turlupine ces temps-ci, hein ? Ça devait arriver. Je les ai prévenus. Rien n’est prévu en cas d’angoisse limite. Rien contre la peur de la mort ni contre les phobies sociales. Personne ne saura jamais résoudre ce genre de question, je le crains… Dépêchez-vous ! sinon vous ne le rattraperez plus ! »

Elle me poussa dehors. Il a fallu mettre les pieds dans l’eau. Ma ligne de flottaison était sous la surface. Je n’étais pas au point. J’ai eu tellement d’ennuis avec l’eau ! Avec l’air aussi, mais on s’était écrasé sur terre. Je m’en suis toujours sorti : Élise, Dieu… J’allumai ma torche. La bagnole voguait devant, à quelques dizaines de mètres. Frank était au volant, moteur arrêté et tous feux éteints. J’entendais les gémissements du démarreur. J’atteignis enfin le parechoc et me mis à pousser. Frank se retourna. Il souriait. Il savait qu’on était sur la bonne voie.

 

*

 

Le coup de feu retentit dans la nuit noire. La pluie avait cessé de tomber. Frank et moi on se regardait dans les rétroviseurs pour tenter de reproduire l’expérience que la vieille nous avait fait subir avec ses miroirs. Roger nous regardait avec des yeux qui ne nous appartenaient pas ni à l’un ni à l’autre. On était en train de s’angoisser quand la détonation a pris la place de tout ce qui avait de l’importance autour de nous et en dedans. On avait les pieds au sec, car nous avions gravi une pente, bien inutilement parce que la nuit était si noire qu’elle interdisait tout point de vue. Frank était le plus inquiet. Il avait l’habitude du feu. Moi, je l’avais rencontré, comme d’autres se retrouvent nez à nez avec Dieu. Il s’écria :

« Ils ont trouvé Roger ! Ils lui tirent dessus, les cons ! J’avais pourtant bien précisé…

— Mais s’il est armé… ? On ne sait rien de lui depuis qu’il ne s’est pas présenté sur le quai… Il a peut-être… changé… »

Frank me regarda comme si je venais de prononcer un verdict que le procès n’avait pas envisagé. Reconnaissait-il que Roger n’existait pas ? Sauf si on s’exposait au reflet du double miroir inventé par la vieille. Et dans ce cas, la balle n’avait pas atteint un des rétroviseurs ! C’était l’évidence. On nous tirait dessus. On se jeta dans le premier buisson. Il faisait noir là-dedans. Et le silence… le craquement des branches et le frémissement des feuilles qu’on froissait entre nous… Nous attendîmes un second tir. Frank réfléchissait. Il sortit brusquement du buisson. Il alluma sa torche, prenant le risque de se faire descendre si, de loin, les gendarmes le prenaient pour Roger. Ils y croyaient, eux, à son existence !

« Continuons, dit-il. C’est par là. J’en suis sûr. Suivez-moi.

— Vous feriez bien d’éteindre ça ! On va nous prendre pour cible.

— Allez, Titien ! Comme quand on était gosse ! »

Il imita le cri de ralliement des Mohicans. Il ne prenait pas l’affaire au sérieux. L’alcool et les substances additionnelles ingurgitées dans l’épisode précédent lui inspiraient des poésies d’un genre nouveau, pour moi en tout cas. Je le suivis. Le chemin continuait de monter. À ce train-là, on finirait par descendre. Et pour aller où ? Retourner dans l’eau en attendant que la pluie reprenne ? Nous avions abandonné la bagnole au point le plus haut, sous un arbre. Elle n’y était pas à l’abri de la foudre. Mais je n’en parlais pas. La situation était bien assez compliquée ! Nos pas crissaient dans la caillasse mouillée et glissante. Je faillis me ramasser plusieurs fois mais chaque fois la main de Frank m’épargna cette humiliation. Mes prothèses grinçaient comme un mauvais présage.

« Je les vois ! s’écria Frank en me secouant comme si c’était moi qui portais les fruits. Ils sont là, en bas ! Tout feux éteints ! Ils sont à l’affût. Je les connais ! Soyons prudents, mec ! »

Il se baissa et je l’imitais, sans cesser de grincer. On aurait pu prendre cet inconvénient mécanique pour un pépiement d’oiseau. Frank jouait avec la torche. Ils avaient un code commun entre police et gendarmerie. L’autre répondit dans le même silence zébré de lueurs qui clignotaient sous les nuages. Frank se montra. L’autre ne tira pas. Il agita même sa lampe et soudain, il détala.

 

*

 

Il arriva sur nous en moins de deux. Il n’avait jamais couru aussi vite ni affronté une pareille pente. Il n’avait jamais affronté les pentes qu’en descente. Et à bicyclette, comme dans la chanson. On n’avait rien sur nous pour le remonter. Il dut se contenter de quelques paroles réconfortantes. C’est Frank qui les prononça. Il avait l’habitude. Des gens terrorisés, il en avait rencontré des tas, en mission comme chez lui. Le gendarme (c’était le Chef) exhiba son paquet de cigarette trempé. Il avait chuté dans une flaque plus profonde que prévu. Même son pétard était mouillé. Non, ce n’était pas lui qui avait tiré. C’était Grobec, son maréchal des logis attitré.

« Mais il a tiré sur quoi, nom de Dieu ! beugla Frank en secouant le colbac du pandore.

— Sur un homme ! Je lui avais dit de ne tirer que sur les animaux. Pas sur les oiseaux ni les chauve-souris… parce qu’il est en formation et il n’a pas bien compris qu’une cible mobile exige de l’expérience. Tout feu tout flamme !

— Sur quel homme il a tiré… ? Pas celui qu’on recherche, au moins… ?

— Il faisait noir…

— Sûr que c’était un homme… ?

— Ça ne peut pas être le nôtre, » dis-je sans vouloir me mêler à la conversation.

Leurs yeux injectés de larmes me dévisagèrent du côté droit. Qu’est-ce que j’entendais par : Ça ne peut pas être le nôtre… ? Le Chef se demandait si j’avais des informations qui ne lui étaient pas parvenues ; Frank cherchait vainement un moyen de m’empêcher d’évoquer l’expérience des miroirs. J’étais pris entre deux feux. Mais cette fois, Dieu n’était pas là pour m’épargner la souffrance d’une crémation totale. Je tentai un sourire, pour voir venir…

« Il est où ce con de Grobec ? dit Frank pour détourner l’attention du gendarme qui commençait à me soupçonner d’en savoir plus que je n’aurais dû.

— Il est à sa poursuite… Révolver au poing. Il est fonctionnel, le sien ! Il s’en servira encore si la cible se retrouve dans sa mire. Je commence à le connaître…

— Il va le tuer ! grogna Frank en relevant le gendarme qui aurait préféré rester assis.

— Mais tuer qui ? dit le Chef.

— Alfred Tulipe, pardi ! »

Ça, c’était moi. Ça ne pouvait être que moi. Le Chef clignota comme s’il avait des problèmes de connexion avec la réalité des faits :

« Il s’appelle Alfred Tulipe… ? J’avais compris Roger R…

— Mon ami, comme vous le constatez, a des problèmes qu’il vient soigner à la campagne. »

Frank secoua mes bielles sans ménagement.

« Sans ça, il ne peut pas se mouvoir. Ni même penser.

— Ça augmente les capacités cognitives… ? s’étonna le Chef. Qu’est-ce qu’on ne fait pas de nos jours pour emmerder la population ! Comme si on avait besoin de penser plus !

— Mais je suis… Je suis écrivain… Certes inédit… Mais tout de même… J’ai besoin…

— Laissez-vous faire si vous voulez ! » conclut le gendarme.

Il prit la tête de la colonne et redescendit le sentier. Nous trottions derrière lui. Bientôt, nous aperçûmes le fourgon. Le Chef dut s’expliquer :

« C’est les fils… Vous savez : les fils du gyrophare. Ah ! mais l’idée de la pince coupante est de vous, monsieur l’inspecteur ! Et bien il ne fallait pas les couper…

— Ah ! je regrette, objecta Frank. Je n’ai jamais dit qu’il fallait les couper tous ! Jamais je ne dirais une chose pareille à un stagiaire, moi !

— En tout cas, la sirène ne s’est pas déclenchée, jubila le Chef.

— C’était peut-être les fils de la sirène…

— Comme vous dites. »

Ensuite il y avait eu la panne. La jauge indiquait que tout allait pour le mieux du côté réservoir. La batterie était morte, voyant éteint et tout et tout.

« Et la nuit nous est tombée dessus… continua le Chef.

— …quand ce type a surgi de l’ombre où il se cachait, poursuivit Frank dans le même sens. Vous avez vu son visage… ?

— Dans le noir ! Que nenni !

— On peut reproduire l’expérience des miroirs, non ? » proposai-je aussi naïvement que possible.

 

*

 

Tout en marchant derrière Frank qui tenait la torche, le Chef n’arrêtait pas de rognonner et j’entendais ceci :

« Des miroirs ? Quels miroirs ? De quoi parlait-il… ? Non… De quoi a-t-il voulu parler ? Je sens que cette histoire n’a pas fini de m’éloigner de la retraite… »

La torche éclairait un sous-bois. Grobec en avait pris le chemin, d’après le Chef, à la suite du fuyard qui, il en était certain, ne pouvait pas avoir été atteint par la balle. Elle s’était perdue, comme toutes les balles que tiraient Grobec à l’entraînement avant d’être dispensé de tir.

« Il est dispensé et porte une arme ? s’étonna Frank sans cesser de scruter l’ombre qu’il éclairait sans calcul apparent.

— Ça arrive, dit le Chef. Moi-même…

— Vos gueules ! J’entends du bruit ! »

Et nous voilà accroupis comme dans un café turc. Inutile de se planquer dans un buisson. Le noir était complet. On entendait un froissement de feuillage. On s’approchait de nous. Le Chef avait la main sur son étui, inutilement. Frank empoignait sa torche par l’autre bout, la brandissant comme une matraque. Rien que des trucs que tous les flics connaissent. De mon côté, derrière les autres et dans un buisson malgré tout, j’étais en mode pause, à peine audible si on ne collait pas l’oreille sur mes outils de reproduction. Une silhouette se détacha enfin de l’ombre. On distinguait nettement le pétard en position de tir rapide. Frank jouait avec la prudence, dangereusement. Si c’était Grobec, il risquait gros (Frank) à lui envoyer la lumière de sa torche en pleine gueule. Et si c’était Roger ? Cette incertitude m’étreignait la gorge tandis que plus bas je m’ouvrais comme une huître. J’avais une folle envie de m’exprimer, rien que pour en finir. Je n’avais pas connu la guerre, mais on m’en avait parlé. Et puis j’avais vécu de près les menaces de l’eau et les conséquences du feu. Dieu m’avait déposé sur terre. Il m’avait envoyé Élise que j’avais fini par abandonner à son Paris des ruelles crasseuses et pourtant chics. Puis :

« Je sais que vous êtes là… Je vous sens… Je vous préviens, je suis armé… Et je sais que vous ne l’êtes pas. »

C’était la voix de Grobec. Le chef ne pouvait plus se retenir :

« Je suis armé, Grobec, espèce de triple idiot ! Et ce que vous savez, c’est que je suis tombé dans l’eau… ! »

La torche de Frank illumina la clairière comme dans un spectacle de music-hall. Grobec nous braquait. Il n’en croyait pas ses yeux. Frank nous éclaira tour à tour. Le visage de Grobec parut fondre au fur et à mesure qu’il revenait dans le monde qu’il avait connu pour ne pas le quitter. Son arme chuta dans l’herbe caillouteuse. Le chef était debout. Il se plia pour ramasser le pétard et le glissa dans sa ceinture sans autre précaution, comme dans un film.

« Alors, dit le Chef à son binôme, c’était Roger Russel ou un autre… ?

— J’ai jamais vu Roger Russel… couina Grobec.

— On ne sait même pas ce qu’on cherche, dit le Chef. Vous avez une photo… ?

— On connaît maintenant le jeu des miroirs, dis-je. Révélateur de la connerie humaine toute contenue dans un roman.

— C’est peut-être pour ça que personne ne veut publier les vôtres… »

 

*

 

Le Chef caressa peut-être longuement l’aile de son fourgon en panne dans les eaux printanières du chemin dans lequel il s’était engagé sans carte ni même une idée de l’endroit où il exerçait sa profession de foie depuis quelques mois à peine. Il avait atterri dans la contrée à la fin de l’automne et il avait été émerveillé par la couleur inimitable des bois et des taillis. Les ciels du soir l’impressionnaient particulièrement. Un autochtone, en guise de paroles de bienvenue, lui avait déclaré : « C’est fou comme un gendarme peut ressembler à un autre gendarme ! » mais ça n’avait rien changé au contenu du procès verbal. Il me racontait ça en caressant les courbes de son fourgon et me disait aussi :

« On ne peut pas en rester là ! Grobec lui a tiré dessus… Il l’a peut-être blessé…

— Je ne le lui conseille pas ! grogna Frank qui vérifiait l’état de son propre pétard.

— Si c’est fait, c’est déjà fait ! hennit Grobec (le verbe braire n’a pas de participe passé). Mais je n’ai pas assez d’entraînement pour…

— Il en est dispensé, dit le Chef qui regrettait toujours d’avoir à le répéter.

— On va suivre sa trace, dit Frank qui ramena doucement la culasse.

— C’est pour qui, ce pétard ? fit le Chef qui s’amusait ou pas selon l’angle de prise de vue. Pas pour Grobec, j’espère. Il ne mérite pas ça. Même si…

— Elles sont où les traces ? fit Grobec pour changer le sujet d’une conversation dont le principe était à l’origine de son engagement. Il pleut tellement que la terre les emporte aussitôt qu’elles sont… tracées…

— Vous n’avez qu’à renifler, dit Frank sans douceur. On ne dit pas d’un flic qu’il est un chien, mais un limier.

— Et fin avec ça ! » m’exclamai-je.

Je ne sais pour quelle raison profonde, je me sentais responsable de cette situation à la fois grotesque et tragique. Grotesque parce que nous allions en compagnie de pandores et tragique parce que Roger était peut-être blessé par le plus nase d’entre eux. Je n’avais jamais observé une pareille tête. Elle était étroite et en hauteur, comme si la sage-femme l’avait attrapée à pleines mains pour tirer dessus, les pieds callés de chaque côté de l’ouverture criante. Et ça avait donné un gendarme qui ne connaîtrait pas l’avancement ni la gloire. Le moment était certes mal choisi pour penser à ça (la mère), mais j’y reviens toujours en cas de situation sans autre issue que la ligne droite et en avant. Frank me tapota l’épaule dont le vêtement chuinta sous la pression. Il pleuvait vertical et dru. Les branches se pliaient comme sous la neige et elles formaient des torrents dont quelques-uns qui harcelaient le toit du fourgon. On ne pouvait pas continuer à bord de la petite auto de Frank qui n’était pas équipée pour la brousse. Et comme il prenait le commandement des opérations, il ne nous restait plus qu’à le suivre. Il envoya un message codé quelque part dans sa hiérarchie, ce qui parut satisfaire le Chef qui savait se montrer ferme si l’occasion l’exigeait. Grobec n’avait qu’à en prendre de la graine. Il (Grobec) tenait encore son pétard à la main, mais le Chef lui avait montré comment actionner le cran de sécurité et plaquer l’index contre le canon au lieu de chatouiller une détente toujours sensible, surtout à cette heure et sous la pluie. La forêt (car le bois du début s’était changé en forêt impitoyable et peuplée plus qu’elle n’en avait l’air) commença avec la disparition aussi soudaine qu’imprévue du chemin qui nous avait guidé jusque dans ces parages de roman gothique. Frank marchait en tête, sans machette mais brisant tout ce qui pouvait l’être pour ouvrir le passage aux deux pandores qui brandissaient leurs armes. Je suivais à distance car je n’étais pas chaussé pour la circonstance. La pluie était tantôt tiède tantôt glacée, en fonction, me sembla-t-il, de la direction du vent qui secouait sans ménagement la broussaille et les feuillages que l’ombre rendait impénétrables. Le faisceau lumineux de la torche, traversant le tissu inextricable des gouttes, explorait des reflets de feuilles et de troncs, un vrai cauchemar dantesque. Il ne manquait plus que l’apparition des damnés pour donner à cette séquence de nos existences respectives tout le tragique effet de manche qui leur faisait défaut. J’y pensais aussi. Mon esprit n’était plus en vacances. Il n’en revenait pas non plus. Exactement comme mes rares voyages avaient été interrompus par un évènement hors du commun. Et de traces de Roger sur ce sol que l’eau ravinait avec rage et minutie, rien !

Alors comment cette flaque de sang n’avait-elle pas été dissoute par cette eau qui tombait du ciel, des arbres et arrivait de toutes parts sur ce sol indéfinissable ? Nous nous penchâmes comme un seul homme pour examiner le phénomène. Ce sang n’avait pas encore coagulé, preuve qu’il était frais. Frank le trouva même chaud. Il était accroupi, la flaque sous les genoux, et regardait Grobec comme s’il était en train d’en préméditer l’assassinat déjà maquillé en accident de chasse avec la complicité du Chef qui craignait d’être exécuté lui aussi s’il ne tenait pas sa langue comme il savait en retenir les critiques chaque fois qu’il avait affaire à sa hiérarchie.

« Comment savez-vous que c’est le sang de monsieur Russel… ? dit le Chef qui ne mesurait pas encore la dangerosité de la situation. C’est peut-être celui d’un animal… Grobec ?

— Oui, chef !

— Vous avez bien regardé avant de tirer… ?

— Pas… Pas tellement… Chef !

— Vous avez tiré sans identifier la cible ? Mais qu’est-ce que vous avez appris à l’entraînement ?

— J’en suis exempté… chef ! »

Le genre de conversation qui n’avait pas sa place dans le récit en cours et qui avait le don de mettre Frank Chercos dans un état proche de celui qui explique pourquoi on assassine sans préméditation.

« Suivons les traces ! dit-il en se levant et se remettant en marche sans baliser le terrain.

— Mais quelles traces, nom de Dieu ! » me demanda le Chef.

On n’avait pas de traces (du moins si on se fiait à nos yeux éberlués par le défrichement systématique opéré par Frank dans la broussaille), mais on avait du sang. En flaque. Et préservée de la pluie et du ravinement des eaux. Par miracle, si on en croyait ces mêmes yeux. Six, tout de même ! Et Frank avançait plus vite que nous. Personnellement, j’avais perdu le Nord. Je me serais trouvé bien incapable de revenir à maison si on me l’avait demandé. Derrière nous, la forêt reprenait ses droits d’implantation, comme dans un film de Tarzan. J’en avais la gorge nouée, les testicules dedans et la parole destituée.

« On ne sait même pas s’il s’agit de monsieur Russel, me confia le Chef sans se retourner pour apprécier l’effet de ces paroles sur le masque qui dissimulait mon visage. On ferait bien de retourner au fourgon…

— Mais il est en panne, chef ! murmura prudemment Grobec qui lui se retournait sans arrêt pour s’assurer qu’on ne le laissait pas seul avec son potentiel prédateur. On n’a même pas la radio, me dit-il en collant son visage sur mon masque. Tout est kaput !

— On y serait à l’abri, dis-je. On finira bien par s’inquiéter de notre sort. Je suppose que vous avez des horaires à respecter, non… ?

— On les a… mais le respect, vous savez… ?

— C’est comme l’honneur ! s’écria Grobec qui éprouvait l’irrépressible besoin de rire de quelque chose, n’importe quoi pourvu que ce rire le sauvât momentanément des tentations liées à l’angoisse.

— Il ne voudra jamais, dis-je tout bas.

— Il ? s’écria le Chef. Mais qui ça, « il »… ? Il n’y a qu’un Il ici et…

— Vos gueules les dragons ! » rugit Frank qui avait disparu dans l’ombre qui nous précédait.

Le faisceau lumineux se rétrécissait, avançant inexorablement dans un fouillis de végétations et de pluie. Il allait disparaître si on ne se hâtait pas. Mais le Chef s’était arrêté, sans rien pour éclairer, à part le feu de son pétard. Grobec s’était pelotonné dans son dos. Le Chef me tapota comme s’il frappait à une porte :

« Vous n’avez pas de lumière là-dedans… ? Ne me dites pas que ces cons d’Amerloques n’ont rien prévu en cas de nuit…

— J’ai les batteries, mais pas d’ampoule...

— Et comment on fait sans ampoule… ? » gémit Grobec.

On n’avait pas le choix (ah ! comme la terre est atroce sur la vie !) — soit on rattrapait Frank, ce qui s’annonçait comme une tâche plus difficile qu’à l’entraînement, soit on attendait dans la nuit que le jour se fît. On ne pouvait pas raisonnablement envisager de revenir sur nos pas. Non seulement on les avait perdus mais, en admettant qu’ils existassent, on n’avait pas les moyens de les voir. Une fois de plus, accompagnant son geste d’un faible grognement de désespoir, le Chef actionna la molette de son briquet à gaz. Il était aussi mouillé que les cartouches de son pétard. Pas une étincelle. Rien ! Le choix était joué d’avance, donc ce n’était pas un choix, dit Grobec en secouant son calibre encore en état de marche.

« Vous allez tuer quelqu’un, s’inquiéta le Chef, mais sans s’interposer. Pas moyen non plus de se mettre à l’abri en attendant qu’on vienne nous chercher ou que le soleil se lève…

— Mais, chef… ! La flaque de sang… Souvenez-vous…

— Allons-y ! »

Il y avait du chemin à faire pour arriver sur le lieu du miracle. Non sans anxiété. On a beau ne pas y croire, on se pose la question. Et il n’y en a qu’une. Comment ce sang n’avait-il pas été emporté par les ruisseaux… ? Dissous sur place… ? Effacé à tout jamais… La scène du crime n’était pas une salle de séjour ni une cuisine au plancher complice des recherches scientifiquement menées pour le plus grand bien de la justice et des familles. Et puis… il fallait y arriver ! Quelques centaines de mètres dans l’inconnu, car ce que nous avions laissé derrière nous ne nous était pas plus connu que quand nous l’avions traversé. Le Chef branla de la tête pour nous interroger sans rien dire, des fois que les mots ne fissent qu’aggraver le contexte dans lequel se noyaient nos sentiments et nos pensées.

« Allons-y ! » lança-t-il.

Juste au moment où la lumière de la torche de Frank disparut ou s’éteignit ! Il n’était plus question de s’en soucier. Contrairement au briquet du Chef, je pouvais encore produire des étincelles. Facile quand on possède des pôles ! Le Chef proposa d’enflammer le jet de gaz de son briquet, quitte à se brûler les doigts. Il ne savait pas ce que c’était que d’être brûlé… Son idée ne valait pas un pet, fût-il inflammable. Et autour de nous, tout ruisselait. Or, l’eau est l’ennemie du feu. Il expliquait ça à Grobec, en termes pédagogiques digne d’un stage à Saint-Maixent, quand le maréchal des logis changea son apparence pour celle de MacGyver : il ôta son slip et, le protégeant de la pluie qui ne demandait qu’à l’imprégner de son pouvoir ignifuge, le frotta énergiquement contre l’écorce suintante d’un mélèze qui luttait lui aussi contre la pluie, mais de face, épargnant à son autre face les assauts de cette averse constante et obstinée. Autrement, de ce côté-là, il était sec et sa résine assez tiède pour se laisser cueillir par le slip tourneboulé de façon étudiée. Étudiée où ? En quelles circonstances ? L’histoire ne le dit pas. Mais le Chef en était tout guimauve et il arracha une branche pour aider à la confection d’une torche à l’ancienne, ce qui cadrait parfaitement avec la couleur locale et ses usages pérennes. Une fois façonnée, la torche fut enflammée par le briquet, lequel avait prit feu dans mes étincelles artificielles. Vous comprenez ?... Je ne vous raconte pas des craques… N’allez pas croire, monsieur…

Certes, la pluie en devint rageuse. Comme elle avait tenté de pénétrer dans la torche électrique de Frank (elle y était parvenue peut-être) par les inévitables interstices que sa construction industrielle et chinoise n’avait pas eu le temps ni l’idée de perfectionner au point de rendre l’objet parfaitement étanche, elle redoubla d’effort en s’attaquant à la flamme que nous avions inventée d’un commun accord. Mais le Chef y veillait jalousement et presque aussi rageusement. La torche était protégée par sa veste dont il tenait une basque et moi l’autre. En plus, là-dessous, Grobec avait chaud, ce qui ne manqua pas de lui rappeler le soleil de ses vacances en Espagne et des filles du Nord qui l’avaient fait rêver plus que de raison. On ne peut pas imaginer corps plus parfaits, d’après lui. Voilà comment nous alimentâmes la conversation qui accompagna nos pas sur le chemin censé nous ramener au fourgon quelque part dans un bois qui devait, si nous avions bien compris, succéder à la forêt…

 

*

 

La conscience de Grobec n’était pas tranquille. Après tout, il était aussi humain que le commun des mortels. Il n’en avait pas vu de toutes les couleurs, mais son expérience de la vie valait celle des autres s’il se limitait au cercle de ses connaissances. Nous étions dans le fourgon, à l’abri de la pluie. Et dans le noir le plus complet car le slip de Grobec n’avait pas fait long feu. On avait même failli se perdre quand la flamme avait cessé d’exister. Je n’avais pas de slip et mes chaussettes, comme celles de mes compagnons, étaient trempées. Le Chef avait un slip, mais en fibre synthétique et il était écrit sur l’étiquette qu’il ne fallait à aucun prix le soumettre à une température dépassant celle de l’ébullition, laquelle sert d’unité à la mesure de la température, ici comme ailleurs. Pas d’espoir de trouver sur nos personnes un centimètre carré de tissu en état de servir de combustible d’éclairage. Nous avons replongé dans l’angoisse tandis que la pluie semblait se rire de notre vanité d’hommes foutus d’avance. Grobec est devenu fou, courant dans tout les sens sans que nous puissions le voir. Le Chef s’est écroulé dans une flaque qui se révéla être de sang. Il la reconnut au goût, car sa langue était dehors. Et j’observai judicieusement que l’eau ne l’avait pas dénaturée. À cet endroit exact, il ne pleuvait pas et l’eau des rus le contournait par raison aussi obscure que la nuit qui nous emprisonnait dans son cauchemar éternel. Du coup, le Chef n’éprouva aucune honte à défendre son territoire sec. Il s’y assit en tailleur, comme un bonze, prêt à défendre sa nouvelle propriété à coups de revolver si c’était nécessaire. Entre les cris de dindon de Grobec et les menaces verbales du Chef, l’idée que je me faisais de la gendarmerie nationale subissait de sérieux changements d’optique. Mais tout était noir. Et de temps en temps, je produisais une étincelle, au risque de décharger prématurément mes batteries. Elle éclairait, le temps d’une fraction de seconde, les deux personnages qui m’accompagnaient et qui se livraient pour l’heure à leurs occupations les moins gratifiantes, quoique révélatrices de leur sang mêlé. Une fois de plus, nous étions à l’arrêt, avec pour seul espoir que le jour se lève.

Il ne se leva pas. Du moins pas encore. Frank semblait avoir définitivement disparu. Qui poursuivait-il ? Roger ou autre chose… Impossible d’y réfléchir tant qu’on ne serait pas sorti de cette stupide situation où il nous avait fourrés sans se soucier des conséquences sur notre santé mentale. Cette attente allait finir de la ruiner. Aucun jeu pour nous divertir. Ou quelque chose à fumer. Un sein à caresser, même avec une prothèse. Le monde nous avait engloutis dans sa mélancolie. C’est alors que la foudre mit le feu au bois. Non pas le bois qui est le petit synonyme de la forêt, mais un tas de bois surmonté de tôles que le vent avait déplacées et qui formaient maintenant un foyer digne d’un barbecue. Le Chef, couvert d’un sang qui ne lui appartenait pas, se dressa sur ses genoux. Et Grobec s’immobilisa comme si on lui avait retiré sa batterie. Le chemin s’enfonçait dans le bois. Des petits animaux le traversaient sans nous voir.

« Et si ce n’était pas le bon ? demanda Grobec qui croyait aux miracles.

— Vous nous portez malheur, Grobec ! Nous en reparlerons… » grogna le Chef.

J’ignorais de quoi il parlait et de quoi il serait question entre eux une fois de retour dans leur quartier. Moi, je me réjouissais. Je m’approchai du feu qui prenait de l’ampleur et retirai une branche dont la flamme me parut bonne à servir de torche. J’invitai mes compagnons à en faire autant, guidant leur choix, car j’avais l’expérience du feu. Et nous nous mîmes en route, à la queue leu leu, effrayant les petits animaux des broussailles et des taillis. La pluie s’acharnait comme si nous l’avions bernée de joyeuse façon. Mais notre feu était porteur de la magie des temps anciens. Rien ne nous obligerait plus à retourner dans la nuit pour y voyager ou autre chose de moins possible. Certes, Grobec hésitait encore. Il ne reconnaissait rien sur le chemin. Il prétendait en avoir observé les moindres détails à l’aller, prévoyant l’imprévu comme à la manœuvre, mais le Chef savait bien que le jeunot se vantait et qu’il n’avait aucune chance d’avancer autrement. Le fourgon, éclatant de nos lueurs sous une pluie battante, trônait au beau milieu de la clairière où il avait rendu l’âme. Ce fut à qui s’y abriterait le premier. Mais je n’en avais pas la clé !

 

*

 

Le slip du Chef était étanche car, comme il est dit plus haut, il était taillé dans un tissu synthétique. Par contre, Grobec n’avait pas prévu de slip de rechange. Il se les frottait à travers la toile mince de son pantalon conçu pour la parade au bord des routes. Mes propres couilles profitaient de la technologie waterproof dont j’étais l’expérimentateur. La pluie martelait la tôle et les vitres, surgissant de la nuit comme un animal en quête de proies. Rien ne fonctionnait à l’intérieur du fourgon, faute d’électricité. Mais en regardant à travers le parebrise, on distinguait nettement la petite lueur rouge qui émanait de la voiture de Frank, celle qu’il avait empruntée au service sans demander son avis à une hiérarchie qui n’attendait plus rien de lui. La vieille m’en avait touché un mot en pleurnichant. Et j’avais essuyé ses larmes sans chercher à en savoir plus. Le Chef, le front collé à la vitre humide, surveillait les changements de couleur du témoin lumineux, vert ou rouge selon que la radio était en attente ou qu’elle signalait une demande de connexion. Peu importait la signification de ce code binaire ! Il y avait une radio dans la bagnole de Frank et on ne pouvait pas s’en servir. Le Chef expliqua que primo il fallait casser une vitre pour ouvrir une portière et que deusio il n’était pas en possession du code secret qui permettait de connecter la radio au réseau adéquat. Le bris de la vitre ne constituait pas un obstacle, mais le code interdisait tout espoir de prévenir « les copains ».

« Et puis, bredouilla Grobec qui se les gelait, si on avait eu la clé, on serait parti en le laissant se démerder avec son copain.

— Ça fait deux clés… soupira le Chef. Une pour la radio et une autre pour le contact. Mais ce n’est pas le même type de clé. L’une est un code, l’autre un bout de métal…

— Vous nous imaginez rentrant sous la pluie avec une vitre pétée ? Brrr ! comme dit Clamence. »

Il n’y avait pas de solution immédiate à notre problème. Pendant ce temps, les « copains » passaient la nuit bien au chaud, au lit ou au bureau, mais de toute façon les yeux fermés. Grobec ferma les siens, mais son cerveau réagissait mal. Il lui donnait le vertige. C’était comme s’il avait perdu ses repères, ne sachant à quel saint se vouer. Il y avait des tas de saints dans son intimité relative de serviteur de l’ordre public. Sans slip, et avec un taux d’humidité pareil et une température proche de zéro, il ne trouvait pas le sommeil. Le Chef ne se souvenait plus de l’endroit où il avait acheté son slip. La soif le tenaillait. Même ses cigarettes étaient foutues. Quand un homme n’a plus rien à se mettre dedans, il ne lui reste plus qu’à espérer trouver assez d’inspiration pour se donner du plaisir. Pedro Phile pratiquait ça en groupe avec des partenaires de tous âges, du plus grand au plus petit. Il avait un sens de l’organisation qui le rendait désirable, dans le sens où on finissait par avoir impérativement besoin de ses services. Le Chef était épaté de savoir que j’avais permis l’arrestation de ce « pédé de merde ». Grobec comprit que tous les pédés ne sont pas aussi détestables. Heureusement, sinon les prisons seraient bien mal peuplées…

Bref, le temps passait en conversations sans véritables sujets. Les grelottements de Grobec les ramenaient inévitablement à son slip, celui qui nous avait bien rendu service, sinon on se serait battu pour prendre la place de la tache de sang qui, elle, était à l’abri de la pluie et même du froid. Le Chef, qui y avait séjourné, le confirmait : « quelque chose » la protégeait de toute pollution naturelle, comme la pluie… Si ça se faisait, aucun animal ne pouvait s’en approcher sans ressentir une terreur venue du fond des âges. Mais le Chef n’avait rien subi de pareil : au contraire, il s’y était senti le mieux du monde, comme s’il l’avait quittée pour quelque chose, un autre monde si on veut, de complètement différent de ce qu’on connaît ici… à cause de la politique qui empoisonne les bons côtés de l’existence. Grobec, qui n’en savait pas autant que lui mais qui ne doutait pas d’y arriver avant que le Chef eût tout oublié en cédant aux assauts furieux de la sénilité (à moins qu’elle se montrât plus subtile : ni l’un ni l’autre n’en savait rien), Grobec parvint à acquiescer malgré les contractions qui tourmentaient son périnée. Ah ! ce n’est pas beau, l’attente qui semble pétrir les hommes réunis pour l’occasion (et celle-ci était particulièrement inconfortable) en un seul pâton qui ne leur laissera que de mauvais souvenirs, ceux qu’on ne partage qu’avec les femmes dans l’espoir qu’elles nous plaignent et n’oublient pas pour quoi l’alcôve est faite. Nous avions l’impression que rien de cette nuit-là ne demeurerait dans notre mémoire à l’endroit des choses qui donnent un sens à l’existence. Avec ou sans slip.

 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Servez-vous de la barre d'outils ci-dessous pour la mise en forme.

Ajouter un document

 

www.patrickcintas.fr

Nouveau - La Trilogie de l'Oge - in progress >>

 

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2024 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -