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Un communisme littéraire ?
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 Article publié le 4 septembre 2022.

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Fest bleibt Eins ; es sei um Mittag oder es gehe

Bis in die Mitternacht, immer bestehet ein Maß

Allen gemein, doch jeglichem auch ist eignes beschieden,

Dahin gehet und kommt jeder, wohin er es kann.

Friedrich Hölderlin, Brot und Wein

*

Les images poétiques forgées au cours des siècles au renouvellement desquelles les poètes travaillent se substituent toutes à des impressions et des sensations vécues avant toute prise de parole, avant toute verbalisation consciente, avant tout jugement esthétique.

En est-il vraiment ainsi ?

*

Ecrivantce court texte que je veux solaire et sans autre originalité que la mise en évidence d’un parcours et d’une manière que je veux personnelle de bout en bout, l’honnêteté m’enjoint de signaler les ombres mouvantes et fécondes qui l’accompagnent, ombres projetées par Dionys Mascolo, Maurice Blanchot, Georges Bataille, Jacques Derrida, Jean-Luc Nancy, ce qui, j’en suis pleinement conscient, fait beaucoup pour un seul homme, mais sans que j’en ressente la charge comme un poids, bien au contraire, car je ne récuse pas la charge qui peut paraître écrasante que ces noms drainent avec eux en termes de responsabilité face à leurs écrits qu’il faut ne pas trahir, même si faire sienne une ou plusieurs pensées exige de maintenir résolument le cap vers ce devenir soi-même au contact d’altérités parfois intimidantes.

La sobriété s’impose en la matière nourrie de nombreuses lectures menées tout au long d’une vie qui s’est donné pour tâche de se tenir au plus près de sa vérité.

L’originalité ne se décrète pas, elle est tant le fruit d’un travail approfondi que d’une grâce qui nous vient, partant d’une chance que l’on saisit opportunément ou non, sans qu’il soit possible de savoir précisément d’où elle provient, sachant que nous sommes tous et toutes à la croisée de chemins multiples qui nous traversent autant qu’ils nous constituent en tant qu’êtres pensants, appartenant de ce fait à une communauté d’absence et partant de cette absence de communauté pour, tôt ou tard, faire le pas au-delà, soit affronter cette mort tout à la fois anonyme et personnelle que nous avons tous et toutes en commun, sans jamais en être le propriétaire jaloux ni pouvoir en jouir ni en disposer de quelque manière, à des fins de pathos le plus souvent.

Les effets de manche, les haussements d’épaule et les coups de menton à la Mussolini, voilà qui est bon tout au plus pour un prétoire ou bien une foule en délire.

Ce qui nous anime et nous occupe est autrement plus grave et plus léger qui va se perdant dans un rire sonore qui emporte tout.

*

Résoudre une contradiction revient à en concilier les termes, tous deux se trouvant ainsi neutralisés l’un par l’autre et conséquemment affadis, pour ainsi dire réduits à la portion congrue que réclame avec insistance cet insatiable tiers exclu auquel plusieurs noms peuvent être donnés selon l’orientation philosophique que nous donnons à notre vie. Je passerai sous silence ces noms par trop connus issus de la tradition chrétienne que je récuse tout entière. 

Deux termes opposés conçus comme les deux pôles d’une seule et même existence - donnant lieu par ailleurs à beaucoup de termes opposés subsidiaires - peuvent coexister en conflit perpétuel l’un avec l’autre, ce qui peut tout aussi bien paralyser l’existence qui s’en réclame ou s’en défend que la dynamiser jusqu’au risque mortel.

Les amoureux des sports extrêmes aiment flirter avec la mort dans un contrôle de soi qui veut ne rien laisser au hasard, la mort pouvant survenir à tout moment par le biais d’un faisceau d’aléas par définition imprévus. La mort qui survient parfois rejoint alors le hasard de la naissance. Ce jeu avec la chance vise à tenter la mort que l’on désire voir en face, soit l’impossible même. Il y a là une contradiction dynamique : chance et hasard sont mêmes choses vues sous deux angles différents : on tente sa chance en mettant toutes les chances de son côté mais ce faisant on prend le risque que la chance nous lâche, toute chance pouvant à tout instant être mise de côté par un hasard malheureux.

Mise de côté, c’est-à-dire mise en cause. La cause de la mort est entendue, anticipée même, et pourrait-on dire souhaitée, rêvée, fantasmée. Gravir une montagne ou se jeter dans le vide armé d’un parapente, c’est bien sûr vouloir au plus haut degré être en vie, tout en prenant le risque de mourir, ce risque donnant tout son prix au bonheur de vivre des instants durant lesquels vie et mort sont si proches l’un de l’autre qu’une bascule de l’un dans l’autre se fait parfois au profit de la mort. Basculer dans la vie en « rattrapant le coup » in extremis est ressentie comme une victoire immédiate. La vie ascendante est vécue au risque de la mort, sa chute n’étant que son ultime possibilité sans cesse différée tant que dure la chance de vivre.

Il en est de même dans une vie poétique en apparence plus calme, plus posée.

En préambule, j’affirmais ceci provisoirement :

Les images poétiques forgées au cours des siècles au renouvellement desquelles les poètes travaillent se substituent toutes à des impressions et des sensations vécues avant toute prise de parole, avant toute verbalisation consciente, avant tout jugement esthétique.

Il n’y a là qu’un paradoxe apparent qui repose sur une opposition fallacieuse : vie vécue versus vie rêvée, non que ces deux vies n’en forment qu’une, mais à l’évidence toutes deux s’inscrivent dans une existence qui fait une part plus ou moins belle à l’une ou l’autre. Bien sûr, une vie rêvée n’a rien à voir avec le rêve nocturne, le plus souvent chaotique, à la rigueur source d’un merveilleux de pacotille ni avec la rêverie tonique magnifiquement décrite en son temps par Gaston Bachelard.

La question est celle de la place du langage non-instrumental - laissons la notion de Verbe aux religieux ! - dans une existence.

Le Verbe créateur de monde n’est pas mon fort ; je n’y crois pas une seule seconde, même si l’existence de l’univers ou de plusieurs univers reste un mystère pour moi comme pour toutes les personnes pour qui dieu est mort, et mort jusqu’à perdre sa majuscule comme un volatile sa dernière plume.

Parler de création artistique m’a toujours fait sourire… Admettons… mais arrêtons de nous prendre pour des démiurges ! La modestie extrême s’impose pour qui a conscience du peu de poids des arts - mais aussi des sciences fondamentales ! - aux yeux des gouvernants de tous poils et surtout non seulement des masses incultes et haineuses qu’ils dirigent avec leur consentement béat mais aussi d’intellectuels opportunistes du style Céline et consorts depuis au moins l’existence des états modernes, sans oublier les cités antiques, les morts nombreuses de philosophes grecs martyrisés par des tyrans, Socrate, quant à lui, mis à mort par la belle démocratie athénienne…

La triade sensations-émotions-sentiments implique une sorte de gradation du physique au « spirituel », la poésie étant alors l’autel au pied duquel une offrande verbale est déposée par le poète. Toute impureté, toute saleté se voient nettoyées, éliminées.

Le langage devenu bouquet de mystères - magnifique pataquès d’un accusé recueilli par un journaliste-écrivainet que je détourne ici à mon compte - et bouc-émissaire : la vie réelle bannie, chassée dans le désert et chargée de tous les maux, la vie rêvée parée de toutes les vertus au croisement de la rationalité versificatrice la plus rigoureuse et de l’irrationnel au sens le plus large, le plus vague du terme, le merveilleux, si l’on veut, langage partie prenante de cette dichotomie, langage qui ne colle plus à la peau et aux os, langage qui soi-disant refait ou repeint tout à neuf ou langage qui se penche sur son propre abime de perplexité. 

Ce schéma traditionnel a franchement de quoi écœurer. Son idéalisme est intolérable.

Outre notre éducation truffée de principes moraux plus ou moins contraignants, plus ou moins prégnants dans notre milieu familial, un corpus verbal, une longue chaîne de poncifs - proverbes, maximes, phrases toutes faites sur la pluie et le beau temps, la vie et la mort -, toute une littérature aussi, bref une superstructure invisible informe une jeune pensée qui se cherche, souvent s’endort bien vite sur des lauriers empruntés. 

Le propre des fleurs épanouies, c’est de faner puis de pourrir sur pied. La morale religieuse est une de ces fleurs parmi d’autres qui nous renseigne sur le devenir de toute parole qui refuse de mourir. Ce leurre oh combien séduisant, je le refuse avec la dernière énergie.

Aussi, je dirais ceci de très simple : j’aime d’une égale intensité les mots qui sont la mort des choses que les choses promises à une mort certaine.

Les images poétiques forgées au cours des siècles au renouvellement desquelles les poètes travaillent ne se substituent pas à des impressions et des sensations vécues avant toute prise de parole, avant toute verbalisation consciente, avant tout jugement esthétique.

Le vécu comme matériau putrescible ou combustible d’une poésie éthérée n’a aucune place dans ma vie. Je n’écris pas pour m’élever au-dessus des choses - ni des êtres a fortiori - mais bien pour en sentir en moi, autour de moi et dans ma parole toute la charge sensuelle, émotionnelle et, cela ne concerne que moi, rarement sentimentale. Une écorchure en cueillant des murs, un coin de ciel bleu vue à travers la lucarne de ma chambre, le corps nu d’une femme offerte, le sureau de mon jardin, mon grand érable au moins deux fois centenaire, une roue de bicyclette, une mouche, mes chats, un bon repas, un vin étonnant … je n’en finirais pas d’énumérer au hasard tout ce qui me touche, m’émeut, m’agace, me trouble, me renverse, sans jamais me satisfaire pleinement, ce dont je me réjouis sans mesure.

Tout cela, jusqu’à l’inavouable, vient se nicher dans mes poèmes, ou je dirais plutôt, participe de ce flux mental où des images, pour ma part toujours scénarisées, mutent en mots avec une facilité déconcertante, tout le travail poétique consistant dans l’après-coup d’un premier jet éruptif à élaguer, retrancher, raffiner, parfois augmenter d’une virgule ici, d’un mot là, ce tout verbal en suspens répondant avant toute autre considération à un impératif rythmique.

Quelques lignes, quelques vers suffisent pour que je me sente ou non en sympathie avec un poète ; je partage immédiatement ou non son souffle avant toute compréhension d’un contenu, voire d’un message - si message il y a, je m’enfuis en courant… -, le Dit n’étant que le fil conducteur d’un Dire qui s’interrompt à la faveur d’un poème clos sur lui-même, jusqu’au prochain poème lu ou écrit.

Le Dire est ce flux verbal antérieur à toute prise de parole et toute situation vécue ou rêvée qui ne peut être approché que le fuyant dans le Dit qu’il rend possible.

Le Dire n’actualise pas un potentiel enfoui ou comme claquemuré au fond d’une caverne, il est donation de sens antérieur à tout sens donné, lequel sens se réalise dans le Dit démultipliant le Dire ramassé sur lui-même dans l’arc du poème qui décoche ses flèches vénéneuses, jamais venimeuses.

Expansion-concentration…

Certaines formulations, l’agrégat parfois d’à peine quelques mots suffisent à me dissuader de lire plus avant car je ne me sens pas en communion d’esprit avec qui les a écrits. C’est une pure question de rythme, exactement comme en musique où le son pour le son n’existe pas, même dans la musique acousmatique que j’aime tant, mais où rythme rime toujours avec vie et mort conjointes. Musique et littérature invitent à accueillir la venue de notre présent toujours différé.

Les images poétiques ne sont en rien la quintessence d’un vécu, pas plus qu’elles ne sont le divin élixir - le philtre d’amour mythique destiné à Marc et à Iseut mais bu par Tristan et Iseut pour leur plus grand malheur - censé concilier l’amour des mots et les mots de l’amour : ni l’amour de la vie éternelle ni l’amour éternel de la vie ne nous animent, mais la vie dans tous ses états et tous ses éclats qui porte les mots à incandescence dans l’indécence la plus vive, la plus grande qui soit jusqu’à l’indicible qu’est notre mort, l’impossible qui creuse dans nos chairs de jour en jour jusqu’à ce que la pensée de la mort devienne enfin cette mort de la pensée que scellera et, hélas, représentera, pour les autres, notre mort sans phrases.

Thanatophores- portant la responsabilité de la mort des choses qui en sont la raison d’être, sorte d’antiphysis prométhéenne, feu dévorant qui détruit, modifie, assainit, cuit… - les mots qui néantisent se lancent au-devant du néant, soit au-devant de tout ce qui n’est pas soi, néant qui seul rend possible une pleine communication.

Pléthore ou pénurie, économie verbale, écriture elliptique ou luxuriance verbale - au risque de tomber dans la verbosité…- peu importe, car ce qui est communiqué dans la communication, c’est la communication elle-même, ou pour le dire autrement, la mise en commun de ce qui nous partage, nous sépare, nous espace, avoir lieu de la singularité sans autre lieu que la limite d’être que nous partageons les uns avec les autres. Tous autant que nous sommes, nous sommes notre propre limite, nous sommes des êtres limités par nous-mêmes, et c’est dans cette étroite limite qui vaut séparation irrémédiable que se joue la communication.

C’est en ce sens que la poésie comme communication - qu’est-elle d’autre une fois expurgée de tout idéalisme ?! - est la mort à l’œuvre.

Primum vivere, deinde scribere ! Cette formule n’a plus grand sens à mes yeux…

 

Jean-Michel Guyot

20 juillet 2022

 

Notes

Toute l’histoire humaine au moins - qu’en est-il de la préhistoire ? va savoir ! - incline à la modestie, surtout après les atrocités de la guerre civile en Espagne et les atrocités nazies. La place des intellectuels est à la niche comme chiens de garde ou experts en décoration culturelle ou sinon en camp de concentration dans nos sociétés, même les plus libérales, qui peuvent basculer dans la haine des « élites » en quelques années.

Il faut ruser, parfois fuir (Breton) ou mieux prendre les armes (Char) pour espérer s’en tirer vivant la tête haute en œuvrant comme on peut à une vie et une société meilleure qui fasse une place à tous et à toutes sans restriction aucune de genre, de soi-disant race, d’orientation sexuelle, de classe sociale et de classe d’âge… Vaste tâche toujours à recommencer ! Nous nous endormons si vite sur de soi-disant acquis qui peuvent être soudainement remis en cause à l’occasion d’un conflit armé ou d’une guerre civile, voire d’une élection démocratique aux conséquences catastrophiques, suivez mon regard ! Il n’est que de penser au moins à la Révocation de l’Edit de Nantes et à la collaboration active du régime de Vichy…

 

 

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