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Hypocrisies - Égoïsmes *
LIVRE II - III - 3

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 Article publié le 6 novembre 2022.

oOo

Repas complet en bouteille, avec tout le nécessaire à l’installation. J’étais assis sur Cercueil. Le tuyau descendait d’une potence inoxydable. La marée montante des toitures trahissait quelques terrasses où on se livrait aux jeux de l’amour mais pas par hasard. Le rideau ondulait dans les caresses du vent. L’écran ronronnait comme un chat, tictaquant à la demande. Il pouvait même servir de réveille-matin. Fossoyeur entraînait dans son irréversibilité deux aiguilles et une trotteuse. Des chiffres arabes en rond, mais sans logique dès que le flacon commençait à goutter dans le tuyau. C’est ainsi que commence le rêve, aux antipodes des apparences, entre poésie et réalité. Il n’était plus question d’enquêter. Je savais tout ou rien, selon l’état de mon cerveau au moment de recevoir le premier glass. J’avais des tas de raisons d’en arriver à me nourrir comme un grabataire, sauf que je n’étais pas couché infirme dans un lit sous la lampe, dite Myriam, qui participait elle aussi à la conversation, Cercueil demeurant la plus bavarde des trois (quatre, mais on ne m’entendait plus à partir du deuxième glass). Fossoyeur se plaignait de ne plus entendre son tic-tac à cause de la puissance de la voix, mais elle finissait par rechercher une raison de s’esclaffer comme une petite vieille qui scrute l’interstice que lui propose une braguette. Chacun se demandait si le bonheur existe ou si ce n’est qu’une façon de parler de la mort. La porte, muette comme celle d’une prison, mais prise d’assaut par ce qu’elle inspirait à ces personnages circulaires (moi y compris), se laissait taquiner par le heurtoir de bronze ancien déniché aux Puces et vissé à la va comme je te pousse un jour de grande mélancolie passagère. Une voix traversait la porte, quelquefois deux. Nous ne parlions plus le même langage, mais j’écoutais, comme l’homme préhistorique nous écoute dans l’os qui le personnifie. Fossoyeur s’efforçait d’épuiser ses ressources, sans résultat et Cercueil agissait en hôte de ma crasse. Elle craquait comme la paille ou le rotin, fissure végétale habitée par un peuple de parasites attaché à sa Constitution. D’autres personnages s’avançaient, mais la lumière se limitait à nous quatre et je ne me suis jamais retourné, le front presque collé à l’écran qui accompagnait Fossoyeur d’un tic-tac synthétisé électroniquement, à moins que l’échantillon fût arraché à mon quotidien par je ne sais toujours pas quel troyen aux intentions publicitaires. La goutte connaît l’intervalle que la trotteuse rythme pour ne pas perdre le Nord. J’avais besoin d’une fréquence particulière : je m’en souviens maintenant. Topsy et Turvy ont chacun leur paillasse. Arrivé le dernier, je couche par terre, les pieds sous la cuvette. Et il n’est plus question de pratiquer un autre langage que celui qui est en usage. Naguère, Cercueil et Fossoyeur se marraient en me voyant tourner de l’œil et Myriam tentait d’adoucir leurs mœurs. La porte vibrait sous les chocs répétés du heurtoir à tête de diablotin grimaçant, la main l’empoignant tandis que l’autre main s’appliquait à ne pas heurter sans ménager ma douleur. Jamais personne n’avait crié mon nom, à part ma mère de sa voix de trombone à coulisse. Fossoyeur s’attendait à ma mort. Cercueil, je ne sais pas. J’étais assis dessus. Myriam éclairait le mur, évitant de projeter sa lumière sur l’écran. Le flacon de nourrissement totalglass était vendu pour durer autant de temps qu’on tenait le coup. On ne pouvait pas aller au bout parce qu’il n’y avait pas de bout ! Mais au réveil, si on peut appeler ça sommeil, on avait l’impression d’y être allé et c’était ça l’important disait la publicité spotglass. « Vous avez maintenant le glass, ami de l’autre monde ! » Et si vous n’aviez pas un ami capable d’escalader la façade, vous étiez perdu sans combat ni beauté à admirer dans son effort pour exister. Le visage d’Alice, sévère et enfantin, prenait alors la place de l’écran. La concierge en était épatée jusqu’aux ongles qu’elle rongeait, l’autre main posée en poing fermé sur la masse graisseuse de sa hanche :

« Je me demande comment vous faites ! Où vous trouvez donc ce courage ! Qui vous a appris ça ! Oh mais j’ai passé l’âge… Si vous m’auriez connu du temps où il m’en fallait deux pour jouir de moi-même… Mais ce monsieur a perdu la tête et ce que je dis c’est pour rien. Il ne m’écoute pas. Regardez-moi ces yeux de merlan frit ! J’ai entendu un grand boum et je vous ai appelée… Il est tombé de sa chaise et a bien failli se rompre le crâne contre le lavabo ! J’en aurais été pour mes frais ! Monsieur Phile ne veut jamais rien savoir… J’ai beau m’expliquer… ce qui est cassé ne peut l’être que par ma faute ! Mais qu’est-ce que j’ai à voir avec ça, moi ? »

Elle désignait l’installation « glass à toute heure » sans toutefois s’en approcher, demandant (peut-être pour railler) : « Où c’est que ça se trouve, une pareille chose dont les gens raffolent… C’est donc qu’ils ont raison… mais lui, il a tort !

— Vous feriez bien de descendre et de remonter avec votre attirail de nettoyeuse…

— L’odeur de la Javel ! Après ce que je viens de vivre ? Vos outils de citoyens exemplaires sentent la mort ! J’ai encore faim, ô Alice !

— Il va pas faire ça ici ! Ça s’rait bien l’moment qu’on sache c’que vous avez entre les jambes, ma pauvre…

— Laissez-la tranquille, génuflectrice citoyenne ! Je l’aime !

— Allez chercher de quoi effacer ces traces… Je m’occupe de lui…

— Oh ! Je sais bien comment que vous vous en occupez… Je frapperai avant d’entrer. Il y a longtemps que je ne regarde plus rien dans le genre…

— Je laisserai la porte ouverte… Agissons vite et bien !

— Ce sera comme s’il ne s’était rien passé ! Je vous le garantis ! Hop ! »

Et la voilà descendant l’escalier quatre à quatre, relevant le tablier sur ses varices et retenant ses charentaises avec les orteils, semelles claquant sur les marches dépourvues de tapis à cette altitude. Alice éteint Fossoyeur et me soulève comme si je ne pesais plus rien, comme si je m’étais vidé de tout ce qui ne me sert plus à rien, si jamais je m’en suis servi pour quelque chose. Le bout de ses doigts est saignant. Elle a lutté contre le mur, sa verticalité exacte, la rareté de ses ancrages, des fissures dont elle connaît la cartographie. On entend l’ascenseur arriver à l’étage au-dessous, sa grille coulisser métallique et flasque, puis les pas sur les marches nues, le halètement de Julien qui vient aux nouvelles. Il était en train de se désaltérer au café d’en face. Son haleine a vite fait de saturer l’espace que Myriam éclaire toujours de sa lumière jaune.

« Il va finir par en crever, dit-il entre deux aspirations forcées. Moi-même, je ne…

— Tu ne vas jamais aussi loin… On le sait, Julien !

— Il a arraché le rideau ! Je ne suis pas bricoleur, moi !

— C’est moi la responsable…

— Tu as recommencé ! Au risque de…

— Julien qui ne finit jamais ses phrases… Je me demande ce que ça donne une fois écrit… Peut-être pour ça que…

— Cesse, veux-tu ! »

Didon (la grosse dondon) remonte avec son attirail de laudatrice du système d’embauche et aussitôt se met au travail, sans parole mais bousculant les meubles qui reprennent vie et m’interrogent pour savoir quand je vais me décider à agir pour qu’on nous foute la paix.

« Mais c’est que j’habite ici moi aussi ! beugle Julien qui tambourine la vitre pour ne pas perdre patience. J’en ai marre ! On se croirait à bord d’une frégate anglaise en partance pour les Colonies.

— Je préfèrerai un steamer… avec des filles coquettes et joyeuses couchées dans des transats à l’ombre d’un roof porteur d’athlètes exhibitionnistes…

— C’est ce que tu as vu dans ton rêve… ? dit Alice toujours plus douce.

— Je n’ai rien vu ! Mais on a bien joué…

— Qui donc… ? hennit Julien.

— Mes amis et moi…

— Nous sommes tes seuls amis, Alfred…

— Julien n’est pas mon ami !

— C’est méchant de dire ça ! Et tu le sais ! » dit Alice sans élever la voix.

Je ne pouvais pas lui dire ce que je savais à propos de Julien et de Frank Chercos. Tout ces écrits soi-disant destinés à l’édition parisienne… Des clous ! Un ramassis de spéculations paranoïaques à usage autofictionnel ! Frank en possédait un double photocopié des années avant qu’on fasse connaissance lui et moi. Ils y avaient travaillé Roger Russel et lui. Autant d’années ou presque et Roger avait jeté l’éponge à l’approche de la retraite. « Voilà ce qui arrive quand on a cotisé…

— Vous cotisez vous aussi, non… ? Un employé des hôpitaux publics…

— Mais je n’y pense pas ! Voilà toute la différence. Roger s’est mis à y penser quand il a eu besoin d’assistance pour pénétrer ses partenaires…

— Une autre bitte… ! Vous m’étonnez…

— Il ne m’a pas renseigné sur les moyens qu’il avait trouvés pour pallier la flaccidité… croissante d’après ce qu’il disait en avalant des substances qui participent à ce déclin. Il en avait marre de Titien Labastos…

— La bastos… ?

— Julien Magloire est un nom d’écrivain… Sa femme s’appelait Magloire…

— Je croyais qu’il avait épousé Hélène… Hélène Surgères…

— Appelez ça comme vous le pensez… Je n’ai plus l’esprit assez clair pour en penser quelque chose… Roger et moi on a tout laissé tomber… y compris notre amitié… Une amitié de toute la vie… On se reproche mutuellement ce temps perdu à travailler pour transformer le matériel graphomaniaque en œuvre d’art. Roger n’est pas vraiment un artiste, mais il s’y connaît en esprits tordus, surtout s’il n’y a aucune chance de les rendre en plus ou moins bon état à la société qui les a produits.

— C’est donc vous l’artiste… ?

— Que je m’en flatte !... Mais depuis, je m’exprime sur un autre plan… On verra ça…

— C’est toujours ce qu’on dit… Écrivez pour empêcher les autres d’écrire… J’en rendrais plus d’un malade comme un chien si j’agissais ainsi dans votre bousin à bocaux agités. Heureusement que je ne suis pas fou !

— Tralala itou ! Maintenant, je suis dans les réseaux et je fréquente les poètes municipaux, ceux qui courent après les subventions et autres aumônes étatiques. Qu’est-ce que vous me voulez… ? »

Je voulais savoir. Un type coincé par lui-même dans la circularité de son histoire humaine a besoin de s’expatrier, sinon il devient fou ou la marionnette d’une quelconque candidate au mariage républicain éventuellement confirmé par les traditions locales en vigueur. Je me suis longtemps cherché. Et je me suis trouvé. Bon… Maintenant, qu’est-ce qu’on fait, toi et moi ? J’en avais une vague idée, mais à condition de tomber sur un filon. Je n’ai pas longtemps prospecté. Julien Magloire est arrivé ! Et sa suite, comme un collier se défile sur le tapis où on a mis les pieds un jour de chance. Ce livre (celui que vous lisez) pourrait s’intituler Portrait d’un lord. Je ne suis pas venu pour autre chose !

« J’en boirais bien un autre, dit Frank Chercos. Qu’est-ce que vous buvez-vous… ? Porto… ?

— Kol Panglas… Vous connaissez Kol Panglas… ?

— Le fabricant de cigares garantis imitation cubaine ? Il paraît qu’il encule une cigarière par jour…

— Je ne crois pas, non… Il m’a demandé de vous en offrir une boîte Grand Luxe… 24 unités contrôlées à la main…

— Et au nez, je suppose… Il me soudoie, votre Kol ! Mais je ne vois pas ce que je vaux à ses yeux… Vous n’en savez rien vous-même, n’est-ce pas ?

— C’est peut-être de la part de Pedro Phile…

— Je comprends mieux… Vous m’excuserez de ne pas vous mettre au courant… Vous en voulez un… ?

— Je ne fume pas… merci !

— Par contre vous ne négligez pas le porto… ! Encore un verre ? Je n’y ai jamais goûté…

— Boisson de femme…

— Alice n’est pas une femme…

— Ni Julien un cybérien…

— Tulipe ? Tulipe… ? Alfred… ?

— Je suis un homme…

— Je le vois bien… Vous êtes celui que Julien a tué… n’est-ce pas… ?

— Il ne m’a pas tué… Demandez-le-lui… Demandez à Frank Chercos… l’inspecteur de police…

— Pourquoi vous en veut-il… ?

— Je suis son inconscient… Fichtre ! Je le connais à peine… Je suis tombé amoureux d’Alice… Je l’ai suivie… Il nous a suivis… Je n’en sais pas plus…

— Mais vous voulez sortir de la prison où vous a enfermé votre enfance… Colère ou… suicide… ?

— Je ne publierai jamais rien sur le sujet. Mon sujet, je le tiens maintenant… Je ne vais pas passer à côté sans le voir… !

— Comme dit la chanson… »

Frank a l’air passablement éméché à ce moment-là. Il a du mal à frotter son menton, ce qui ne l’aide pas à réfléchir. Il avale plusieurs gorgées de son breuvage et mords dans un kolipanglaso sans craquer d’allumette. Il hoche la tête, déprimé :

« C’est que…

— C’est que quoi… !

— Roger est devenu comme qui dirait aussi dingue que le cas le plus désespéré qu’il a eu à traiter au cours de sa longue carrière d’expert auprès des tribunaux…

— Il ne limitait pas ses activités professionnelles à l’hôpital… ?

— Comme vous dites… Nous allons avoir du mal à le convaincre…

— C’est à vous de le faire ! Je vous paie pour ça !

¡Claro ! Je ne sais même pas s’il a conservé ce… dossier… Julien a dû en augmenter le volume… tel que je le connais. Vous partagez la même chambre, non… ? Il doit bien s’en absenter de temps en temps… Fouillez ! On trouvera le moyen de… photocopier… Vous êtes connecté… ? Scannez donc ! Je serai à l’autre bout du fil… Prenons le temps…

— Des lunes ! Je n’ai pas le temps…

— Pensez-y en tout cas… Remerciez de ma part ce bon Kol Panglas qui imite bien ce qu’il imite. »

Frank se leva, mais s’appuya sur la table des deux mains, penchant son visage usé jusqu’à la corde sur le mien moins précisément atteint par les effets de l’attente qui, croyez-moi, n’est jamais merveilleuse. Il dit :

« Je n’ai pas encaissé votre chèque… Je vous le rendrai peut-être. Je vais prendre le temps de réfléchir. Roger est un vieil ami, presque un frère, même s’il me considère comme son fils.

— S’il le dit… Les croisements de destins ne sont pas rares si le lit est fait…

¡Hasta luego ! Sancho… »

C’est ça ! Jusqu’à la prochaine. Ou je serai mort avant. Je suis rentré chez moi. Didon (la grosse dondon) balayait mon plancher avec une ardeur de locomotive en montée. Le vent entrait puis ressortait par la fenêtre, renonçant à prendre la porte qu’elle barrait de son imposante silhouette. L’odeur des fleurs enivrait les mouches qui ne trouvaient plus les murs. Tout était propre. Le lit était fait et plié. Je n’aurais plus qu’à le déplier. Miss Alice lui faisait dire qu’on n’avait pas besoin de moi ce soir.

« Un remplaçant ? m’étranglai-je. Je n’en ai jamais eu !

— Qu’est-ce que je sais, moi… Monsieur Magloire a reçu un énorme colis fait avec des planches… Il a mis de la paille partout, comme vous pouvez le constater si vous regardez dans le seau…

— Une nouvelle prothèse… Ça venait de Chine… ?

— Je ne sais même pas ce que c’est un Chinois ! Jamais couché avec… Il en a mis partout ! Partout ! Même dans le lit ! Miss Alice en avait dans les cheveux… Elle riait comme une folle ! Je ne veux pas en savoir plus ! Laissez-moi passer ! »

Un coup de graisse de hanche dans le ventre et elle sort, me laissant toute la place pour imaginer « ce que bon [vous] semble ». Elle ne se hâte pas dans l’escalier, puis l’ascenseur s’essouffle en descendant, tremblant de tous ses membres qu’il a anciens et proches de la mise au rencart. « Julien Magloire n’a pas tué Alfred Tulipe ! » Pourtant, ils ont longtemps affirmé le contraire, les deux carabins de Sainte-Anne. J’ai bien le temps d’y penser, me conseillait-il en sirotant sa mixture exotique. Un coup d’œil dans la boîte du pneumatique me renseigne : j’avais assez de crédit pour un flacon supplémentaire. Je me retourne aussitôt. Cercueil et Fossoyeur le savaient et ils se sont préparés à recevoir la lumière de Myriam, celle qui éclaire mes obscurités narratives.

 

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