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Hypocrisies - Égoïsmes *
LIVRE II - III - 5

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 Article publié le 20 novembre 2022.

oOo

La nouvelle prothèse de Julien fit sensation. Il y avait du monde devant sa loge. On voyait la perruque noir de jais d’Alice qui se trémoussait en tournant les pages du mode d’emploi écrit dans toutes les langues. Elle en connaissait au moins une, comme tout le monde. Or, je n’étais pas comme tout le monde ! J’avais tout quitté pour l’aimer chaque jour que Dieu fait et défait (ou refait). Personne ne m’a remarqué. Je me suis glissé entre le mur et cette agitation joyeuse qui levait des verres pleins pour l’instant. Le nouveau spectacle de Julien, c’était pour ce soir ! Personne ne s’était attendu à ça ! On savait qu’il préparait quelque chose, mais pas avec ce modèle sophistiqué dont la technologie explorait les limites du possible en matière de sensation. Comme le monde est petit ! Je trouvai la porte et entrai, cherchant aussitôt le bouton de l’interrupteur. L’ampoule était grillée. J’avançais dans le noir, genre coincé entre les effets de Poe qui confinent à l’artifice et ceux d’Aiken qui révèlent un aspect jusqu’alors inconnu de la nature humaine. Les trente six chandelles du miroir m’aveuglèrent. Je protégeai mes yeux dans mes mains. Je savais que derrière elles, Julien me demandait « ce que [je foutais] là ! » J’entendis la porte claquer. Alice dit :

« On voulait te faire une surprise… C’est raté maintenant…

— Mais quel genre de surprise, nom de Dieu ! m’écriai-je sans les voir, m’enfonçant dans cette ombre comme dans un couloir avec des rais au bas des portes.

— Puisque c’est foutu… fit Julien qui renonçait (une fois de plus) à m’enguirlander. Il paraît que tu as parlé à Frank Chercos… ?

— Je ne lui ai pas parlé ! Nous avons parlé…

— Et bien sûr tu as avalé tout ce qu’il t’a raconté à mon sujet… I see

— Qu’est-ce que c’est que cette nouvelle prothèse ? Vous auriez pu m’en parler avant de…

— Tu ne fais plus partie du spectacle, dit brusquement Alice.

— Tu peux retourner chez toi, voilà ce qu’elle dit… »

J’écarte un peu mes doigts, mais je ne les vois toujours pas. La lumière du miroir est aveuglante. Elle l’a toujours été. Julien souffre de cataracte, mais il n’a pas besoin de voir Alice pour la caresser. Elle se laisse conduire où il veut. Tel est le sens du nouveau spectacle. Ensuite les spermes sont mêlés sous les flashes et des serveuses nues jusqu’à la ceinture distribuent les photos et en encaissent le prix sans rendre la monnaie.

« C’est complètement con… dis-je dans cette ombre qui devient lumière.

— On verra bien, dit Julien. Si on n’essaie pas, on ne saura jamais.

— Il a encore un tas d’idées, dit Alice sans cacher son enthousiasme. Monsieur Phile lui a donné carte blanche… Toi, tu peux retourner d’où tu viens…

— Je n’en reviens pas ! »

Des fois (c’est le cas), les mots dépassent la pensée. Il faut que je m’assoie. La chaise (Cercueil II) se place sous moi et je me pose sur elle, épuisé par le sujet de la conversation. Nous ne sommes pas en train de jouer. Je m’en rends bien compte, mais il y a des limites à ne pas dépasser. Dans le scénario original, Julien Magloire tue Alfred Tulipe. Pourquoi n’est-ce pas arrivé dans la réalité ? J’ai posé la question à Frank Chercos dont c’est la spécialité, si j’en crois son curriculum vitæ. Il venait d’allumer le kolipanglaso et la fumée commençait à nous isoler du reste de la clientèle. Personne ne s’étonnait que je ne fume pas un cigare d’aussi grand prix. La boîte était ouverte entre nos deux verres. Le barman avait apporté un briquet de table. On était bien servi dans cet hôtel. Le porto me montait à la tête. J’avais une soif d’enfer, de celles qui harcèlent le bédouin qui ne peut même plus éjaculer ou qui en a peur. La moindre goutte devient précieuse dans certaines situations bien connues du public amateur de spectacles. C’est fou ce que le spectacle a gagné en influence dans notre société pourtant née du livre ! Frank Chercos n’avait pas d’explication. C’était avant qu’Alice me renvoie chez moi, mais j’avais déjà perçu les signes de cette méchante décision qui allait me détruire ou la détruire si j’en trouvais la force. « Alfred Tulipe, que Julien Magloire n’a pas tué, a détruit Alice Qand ». Mais comment ? Comment détruit-on sans risquer d’en rendre compte dans un tribunal conçu à cet effet ? Frank Chercos n’avait pas cette réponse-là non plus. Il tirait de grandes volutes de son cigare et les regardait s’élever vers le plafond gris et peuplé de fissures habitées que de grosses araignées enjambaient avec une lenteur et sans doute aussi une précision qui me laissaient pantois.

« Vous devriez rentrer chez vous, me dit-il. Vous n’avez rien à faire avec cette racaille. Et puis Alice n’est pas une femme. Quelqu’un vous attend peut-être…

— Où… ?

— Là-bas… D’où vous venez… Vous venez bien de quelque part, nom de Dieu ! On a tous des racines… Il n’est pas mauvais de s’en inquiéter de temps en temps…

— S’inquiéter… ?

— Façon de parler… Je voudrais bien vous aider mais…

— Vous avez rendez-vous avec Roger Russel, n’est-ce pas… ?

— On ne peut rien vous cacher ! »

Il se leva, empocha la boîte de kolipanglaso et me tendit la main. Son cigare se finissait au coin de la bouche, l’autre coin aux lèvres soulevées parlait et j’écoutais :

« On aura sans doute l’occasion de se revoir. Retournez chez vous. Homère Divin n’a pas porté plainte. Il ne se serait jamais avisé de le faire sans l’avis de son employeur, Pedro Phile le bien aimé. Vous avez tourné en rond. Je connais des femmes à qui vous ne déplairiez pas…

— Des infirmières… ?

— Et des femmes de salle. J’en ai épousé une. On a deux gosses. Des crétins dans votre genre. Salut ! »

Il ne m’avait pas beaucoup aidé, mais j’y pensais dans la loge de Julien. Ses admirateurs se bousculaient devant la porte qui demeura fermée tant que dura cet épisode tragique qui a changé le cours de mon existence. On ne peut pas savoir ce qui va nous arriver. C’est le charme de la vie, dit-on, sinon on s’ennuierait comme l’automne qui ne connaît que l’hiver et l’été, aux antipodes du printemps qui ensemence le monde sans révéler ses sources. Qu’est-ce qu’on se fait comme illusions ! Et tout ça pour que l’enfant ne se donne pas la mort.

 

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