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Le chasseur !
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 Article publié le 20 novembre 2022.

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Elle avait pris le temps de passer à l’hôtel pour se changer. Tailleur bleu en soie, comme un ciel au-dessous des forêts sombres et touffues qu’offraient sa rousseur. Elle illuminait l’air aussi doux qu’enveloppant qui semblait lui dire : L’avenir lui aussi était autrefois meilleur. Elle aperçut vite le Dai Nippon Butoku Kai où elle était attendue. Le bureau du grand boss culminait au dernier étage, comme la tête d’une fleur au point d’éclore. Nukariya disait le cartouche apposé sur une porte qui s’ouvrit en même temps qu’elle avançait, les yeux vides.

- Entrez donc, dit la voix qui se tenait debout devant elle, et prenez place.

Une toile immonde, c’est-à-dire hors du monde, représentant un chat, un oiseau et une raie, surplombait le fauteuil dans lequel Nukariya se laissa tomber. En le regardant à la dérobée, une immense sensation de vertige la saisit, étourdie.

À quoi ressemblait-il ? À l’idée que l’on se fait d’un samouraï ? Nullement. Il ressemblait à quelque chose d’indiscernable. Ses traits paraissaient moisis, d’une moisissure en mouvement car envahie par une moisissure plus imposante parce qu’au faîte de la moisissure. Aussi, au premier échange elle eut subitement envie de se promener le long de la Seine, sur les quais où, jadis, elle aimait flâner et contempler le mouvement du fleuve. Elle y rêvait, imaginant chalands, barques, cabotiers, voiliers, batelets divers du vieux Paris.

- Je vous écoute.

Elle débita ses questions machinalement. Nukariya souriait en lui répondant. Son visage avait pris une nouvelle apparence, une teinte de pierre calcaire aux tons roses, grèges et beiges, venue du souvenir du calcaire de la province de Töhoku qui avait alimenté son âme d’enfant cruel idolâtrant les supplices imaginés et fixés pour l’éternité dans la pierre dure de son être. Il n’écoutait pas ce qu’elle disait, il la regardait et plus il la regardait et plus elle devenait à ses yeux de plus en plus visible. L’imperceptible la rendait totalement perceptible. Lisible. Découverte. Condamnée.

- Bouddha a été un singe, dit-il. L’auriez-vous oublié ?

Elle hocha la tête tandis que Tokyo rentrait par la fenêtre. En plein quartier Minami-Aoyama, le Dai Nippon Butoku Kai jouxtait le Spiral Building. Et tout proche, le cimetière d’Aoyama lui faisait déjà froid dans le dos.

Foutue pour foutue, se dit-elle en son for intérieur, en ramenant ses genoux contre elle de manière à se dévoiler toute.

- Très joli, très très joli tout ça. Mais vous oubliez qui je suis. Moi, c’est le noir que j’adule. Noir et blanc. Ou noir et noir. Un de mes meilleurs souvenirs était capverdienne. Mais ne vous inquiétez pas, mes amis ne vont pas tarder, et, après la théorie (bushido), certes captivante, nous allons passer aux travaux pratiques, beaucoup plus, comment dire ?

- Excitants ?

- Je n’aurais pas dit ça. Mais je garde. Excitants, oui… Surtout à vous contempler, très chère. Vous êtes d’un rose vif, quasi inhumain ! Vous savez ce qu’on dit du Japon ? Que c’est une civilisation de l’emballage. Un pays très bien emballé, mais quand on le déballe, un démon saute alors du paquet. Un démon ! C’est moi ! Hihihihi. Allez, détendez-vous ma belle.

Un silence. Long. Les jambes revenues de tout montrer, elle dénouait ses cheveux coiffés en chignon. Sa rousseur d’un beau roux d’écureuil descendait jusqu’au milieu de son dos rougeoyant. Sombras de carmin.

- Que vais-je faire de vous ? Un arbre ? Une montagne ? La mer ? Une queue de lion ? Un caillou ? Une coquille ? Un peu de sel ? Un poisson ? Une fleur ? Une vache ? Un crabe ? Ah, un crabe ! Je les adore ! Comprenez-moi bien, vous qui êtes si belle ! Si intelligente ! Le passage de l’homme à l’animal implique non seulement les états formels mais le mouvement où ils s’opposent. Le figure du heikegani (crabe) ne devient visible que dans un espace contradictoire, déjà articulé par la différence qu’il y a entre l’homme et l’animal… Ainsi, très chère, vous serez ancrée dans la représentation de la mort discernée en même temps que figurée ! Je dis bien « figurée » ! Vous connaissez cette réponse de Picasso à qui on demande ce qu’il pense de l’abstraction ? « Imagine un chasseur qui serait abstrait ! Qu’est-ce qu’il peut faire le chasseur abstrait ? En tout cas, il ne tue rien… » Ah, c’est autre chose que toutes les conneries dont vous me parlez, n’est-ce pas !

- Vous allez me … ?

La fin de sa question était déjà perdue.

- Nullement, lui répondit-il. Je vais vous donner une âme.

 

 

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