Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Forum] [Contact e-mail]
Navigation
Les textes publiés dans les Goruriennes sont souvent extraits des livres du catalogue : brochés et ebooks chez Amazon.fr + Lecture intégrale en ligne gratuite sur le site www.patrickcintas.fr
Hypocrisies - Égoïsmes *
Julien Magloire III

[E-mail]
 Article publié le 11 décembre 2022.

oOo

Il m’arrive de me pencher sur mon passé, même le plus récent, histoire d’en savoir un peu plus sur ma petite personne. Ces personnages qui participent à mes anecdotes les provoquent quelquefois. Mais c’est parce qu’ils agissent en explorateurs de leur propre nature. Et chaque fois que j’agis sur eux, je me sens dépossédé du peu de bien acquis avec l’expérience. Mais de là à me soucier de ce que les autres pensent de moi, il y a loin ! Ce type avait vraiment l’air d’un guide touristique. Il était coiffé d’une casquette de marin d’eau douce et ses espadrilles avaient usé leur corde sur les planchers et les dallages d’un itinéraire dont il pouvait être le concepteur si la direction (le docteur Fouinard) lui en avait laissé la liberté. Je n’en doutais pas, pensant que quelle que fût la nature du visiteur, il agissait toujours avec la même constance et que celle-ci n’avait rien à voir avec l’obéissance. Il n’était pas impossible d’ailleurs qu’il affinât cette espèce de perfection à chaque visite guidée. Sa chemise pendait lamentablement sur un pantalon qui avait connu de meilleurs jours et ses poches latérales contenaient sans doute un trésor ou tout au moins la quintessence de ses recherches, comme l’enfance sait les trouver. Je me suis senti tout de suite curieux d’en savoir plus. Et par l’intermédiaire de ces objets cachés. Leur examen m’en dirait sans doute plus long sur ce quidam de l’enfermement que le dossier plus lourdement gardé en lieu sûr quelque part dans ce labyrinthe dont le docteur Fouinard me confierait la clé à son retour. Julien Magloire exhibait une telle expérience des lieux que j’en oublierais son histoire personnelle et jusqu’à son style illustré par les travaux dirigés auxquels il était forcément soumis. L’hôpital ne comptait pas moins de deux cents lits ! Mais je m’attendais à n’en visiter les occupants que dans les limites du raisonnable, du possiblement envisageable quand on ne dispose que de trente-cinq heures hebdomadaires pour en assumer la garde, la maîtrise et les progrès toujours en jeu malgré le désenchantement général qui affecte nos professions si particulières. Mais je ne suis pas ici (devant vous) pour en parler ni surtout pour militer en faveur d’une amélioration autant de nos conditions de travail que des dispositifs mis en place pour donner toutes ses chances à la guérison. Je n’évoquerai pas non plus les heures passées hors de ce système circulaire, car j’en sortais chaque jour, à la même heure, pour aller habiter avec les autres autres, dont certains avaient connu ma famille et s’en souvenait « comme si c’était hier », sauf que je n’ai pas longtemps vécu ici, à peine quelques mois, pas le temps d’imprimer ma trace dans les mémoires, en particulier celle d’un instituteur qui passait maintenant sa retraite entre son jardin potager et un tapis de belote près de la vitrine, derrière un rideau qu’il soulevait de temps en temps pour identifier un bruit ou une voix. Pour dire toute la vérité, ces lieux extérieurs à mes préoccupations ne m’intéressaient pas et on s’étonnait, me disait-on en sourdine, de ne pas me voir aussi souvent qu’on aurait voulu. Car ces gens, avec lesquels j’allais peut-être vivre toute mon existence, jusqu’à ma mort si cette retraite me satisfaisait autant que les plaisirs de ma vie professionnelle, ces gens espèreraient toujours me tirer les vers du nez à propos de tout ce qui touchait à leur existence et particulièrement au sujet de ce qu’ils n’avaient aucune chance de pénétrer avec autant d’acuité que leur voisinage même le plus éloigné. Qui allais-je épouser ? Ou : quand perdrais-je patience au point de ne plus m’aviser de remettre les pieds autant dans ce sombre hôpital (fournisseur, tout de même, d’une quantité d’emplois non négligeable) que dans les dédales, étrangers à mon enfance et à ma formation d’homme, de ma terre natale. Tout ceci n’a aucun intérêt, du moins dans le cadre qui nous occupe. Sauf recherche d’une atmosphère environnante qui servirait de lit ou d’écrin, selon l’idiosyncrasie de chacun, à ce qui représentait le cœur même de ma métamorphose. Et j’en dirais autant de mon exercice au sein de cet établissement à la fois maudit, pour ce qu’il contenait, et apprécié, de l’extérieur bien sûr, même si on y travaillait. J’y ai vécu non pas en étranger, car j’y ai laissé mon empreinte, mais en forastero. Je me suis limité aux aspects les plus dramatiques de mon travail, de ma fonction, de mes heures payées… C’est dans ces conditions, immédiatement mises en place, que j’ai rencontré le docteur Roger Russel. Nous avions en commun cette étrangeté. Autant à l’intérieur qu’à l’extérieur et limitant l’intérieur à un contenu parfaitement circonscrit, avec cette crainte constante de subir la force centrifuge ainsi provoquée et de se voir contraint de traverser l’épaisseur de notre coquille pour des raisons purement administratives ou comme suite à la jalousie de nos pairs. Roger Russel m’en instruisit dès mon arrivée, à quelques jours près. Nous nous sommes reconnus au premier regard par-dessus les soupières et les carafes. Puis nous nous sommes rapprochés, d’abord à cette table dont nous occupions le bout en vis-à-vis, de chaque côté d’un domestique dont je n’ai jamais su le nom. Quel plaisir de nous en servir d’intermédiaire ! Mais dans le bureau de Roger, ou chez lui, nos conversations ne connaissaient pas ces limites. Julien Magloire était devenu le sujet de nos communs travaux.

Cet intérêt pour un unique objet de soins et d’études irritait fortement le docteur Fouinard qui ne recevait de nos nouvelles que par le biais des oreilles que nous entretenions avec une certaine perversité. Roger et moi avions eu vite fait d’accorder nos violons pour ne finalement jouer qu’en duo. N’allez pas croire cependant que nous négligions le reste de cette humanité en dérive mentale et par conséquent sociale. Le travail, le nôtre, celui qui nous était confié et rémunéré avec ponctualité, était exécuté comme si nous étions à l’œuvre d’une fresque sur le plafond d’une sixtine. Mais sans y mettre autre chose que nos compétences. Le cœur était ailleurs. Nous aimions Julien Magloire. C’est le terme que nous avions élu parmi d’autres qui nous furent proposés par la rumeur. Car celle-ci courait et même s’infiltrait. Julien était tellement sollicité par les opérations de curiosité à son égard, laquelle devait mener cette engeance au cœur même de notre amour, qu’il en devint incurable ! Le diagnostic ne tomba pas sans conséquences sur nos relations amoureuses à trois. On tentât de nous séparer. Les moyens révélaient une imagination narcissique, du type de celle qu’on rencontre tous les jours dans les tribunaux, mais qu’on ne s’attend pas à constater dans une structure destinée à remettre le fou, et non pas le criminel, dans le droit chemin. Julien avait écrit de fort belles et judicieuses pages sur la relation qui crée une zone d’incertitude, et donc de conviction politique, entre le procès et l’analyse. Et malgré son état mental en croissant déclin, personne ne lui refusa jamais la permission de sortie nécessaire aux visites qu’il rendait au domicile du docteur Russel, bavardes retrouvailles qu’il ne m’arriva jamais de manquer.

« Votre servante… commença Julien (par exemple).

— Disons plutôt ma domestique, corrigea Roger Russel. Vous fumerez bien avec nous, Julien… ?

— Pas de refus ! Heu… Je ne sais plus de quoi… heu… ce que je voulais savoir… pourtant, en chemin

(Julien venait à pied bien que le docteur Fouinard l’eût autorisé à se servir de la bicyclette de service)

j’y ai pensé tout le temps… Comme si je manquais de…

— D’amour… ? Mais vous-même, Julien, avez ajouté un sens à ce mot si…

— Je sais, je sais… J’ai proposé mon sujet de thèse comme vous me l’avez conseillé…

— Vous ne m’en avez rien dit ! Vous auriez pu m’associer à votre démarche…

— Je croyais l’avoir fait en… Mais n’en parlons plus ! Fouinard m’a tellement bassiné avec le risque de crevaison que j’ai choisi de venir à pied désormais…

— Désormais ? Mais vous êtes toujours venu à pied !

— Sauf en rêve, Carabin… heu… docteur…

— Hum… Le bruit court que vous êtes à l’origine de ce ridicule sobriquet… mais je ne vous en veux pas !

— Vous faites bien ! Je n’ai rien à voir avec ça ! Cherchez plutôt du côté de Fouinard…

— Fouinard ? Je ne le vois pas… sauf insulte… Mais il sait se tenir à l’écart des polémiques. Vous savez bien qu’il est, en quelque sorte, mon gardien…

— Vous avez commis, donc, un… impair… ? Rien ne vous oblige à m’en parler, Car… heu… docteur ! Ce n’est pas le sujet… Ah ! Oui ! Ça me revient : votre servante…

— Dites « domestique » !

— On ne lui connaît pas de…

— Que voulez-vous dire, Julien ? Vous, un homme de votre intelligence… Non… bien sûr : miss Sally et moi n’entretenons que des rapports d’employé à employeur.

— Ou l’inverse… ce qui n’est peut-être pas la même chose. Ah ! Oui ! C’était à propos des VAP…

— Vapes… ? Vous voulez dire que vous fumez dans votre chambre… ? J’en serais le responsable, Julien ! Vous avez une parole ou vous n’en avez pas… ?

— Comment pouvez-vous douter, ô serpent d’hypocras… ? Je voulais vous parler des VAP, les Vipères d’Amérique Poursuiveuses. On ne peut pas leur échapper ! Vous connaissez cette particularité animale. Et pourtant : vous en rêvez ! Ils sont là, tandis que vous vous promenez tranquillement dans un de ces charmants sous-bois qui inspirent la science et la poésie qui sont en vous, quand soudain vous apercevez une de leurs têtes triangulaires et terribles, à peine sortie d’un amas de feuilles rousses ou du compost qui remplit le fossé… Si vous ne lui faites rien, ô vous le savez pertinemment ! il ne se passe rien. Vous le savez parce que c’est leur ADN ! Mais vous avez votre bâton de marche à la main… Et vous frappez la tête !

— Vous la ratez, bien sûr…

— Exactement ! Mais au lieu de s’enfuir, c’est toute la vipère qui s’extrait des feuilles ou du compost ! Vous reculez contre le dossier du lit ! Et tout le nid de vipères se met en marche. Vous frappez ! Vous frappez !...

— C’est inutile, bien sûr…

— Vous connaissez ça, n’est-ce pas, docteur… ? Le dossier s’adosse au mur, vous comprenez ? Impossible de prendre l’élan pour sauter par-dessus ce nid en folie…

— Vous êtes foutu…

— Non… Je me réveille. Vous ne vous réveillez pas, vous… ? Et vous, monsieur Chercos… ?

— Appelez-moi Carabas…

— Ah ! Je vous jure que…

— Nous savons que c’est vous ! Inutile de nier !

— Frank a été flic avant de s’adonner au sport psychiatrique… Ne le cherchez pas, Julien…

— Appelez-moi Titien !

— Comme le peintre… ? C’est nouveau… Qu’en pensez-vous, Frank… ? Vous, le roussin expérimenté… Vous connaissez mieux que quiconque la différence qui existe (devrais-je dire qui sépare ?) entre le fou et le criminel… Vous seul êtes en mesure…

— Je ne suis ni fou ni criminel, dit Julien qui contient sa colère.

— Vous avez tué Alfred Tulipe…

— Je n’ai jamais écrit ça ! C’est lui qui… »

Me désignant d’un doigt qui préfigure le révolver. Nous n’avons pas assez vécu ensemble pour en tirer des conclusions. La domestique, miss Sally Sabat, tend ses bras nus pour saisir la bouteille. À deux mains elle sert. Nous ne pouvons qu’admirer son ancienne beauté dans le contrejour crépusculaire.

« Ne pensez-vous pas qu’il est temps pour vous de rentrer, Julien… ?

— Voulez-vous que je vous raccompagne… ?

— Si vous étiez venu en vélo, vous pourriez vous permettre de rester avec nous dix minutes de plus…

— Ce n’est rien, dix minutes ! Je les perds sans arrêt ! Matin, midi et soir ! Mais je ne saurais pas qu’en faire si… Pourvu que ce ne soit jamais plus de dix minutes ! La onzième me tuerait à coup sûr !

— Prenez ma bagnole, Frank, et ramenez-le au bercail… Pas de bêtises en route ! Je vous connais tous les deux… Cette belle route de campagne… Ces abords maintenant plongés dans le brasier crépusculaire… Hâtez-vous, mes amis ! N’allez pas rater ce spectacle !

— Venez avec nous, Roger !

— Et n’oubliez pas votre appareil photo… numérique ! J’adore le numérique !

— Pas autant que moi, Julien… Pas autant… »

 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Servez-vous de la barre d'outils ci-dessous pour la mise en forme.

Ajouter un document

 

www.patrickcintas.fr

Nouveau - La Trilogie de l'Oge - in progress >>

 

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2024 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -