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Hypocrisies - Égoïsmes *
Julien Magloire IV

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 Article publié le 18 décembre 2022.

oOo

« Je ne sais pas ce que vous pensez de la nuit, surtout quand elle tombe ; je n’ai jamais su y entrer sans me soucier du lendemain. Ces heures interminables à franchir parce que l’organisme l’exige ! Mais je ne veux pas vous en entendre parler ! La dernière fois que vous avez évoqué la possibilité du rêve, j’en ai perdu le sommeil. Je ne veux plus rêver qu’éveillé !

— Vous ne lui résisterez pas longtemps…

— Au sommeil ? Au rêve ?

— Nous avons peut-être tort de les distinguer aussi nettement… Vous prenez quelque chose pour dormir… ?

— Plus maintenant… Depuis des années, veux-je dire. Mais je me méfie du repas du soir.

(un temps consacré à me dévisager)

Comment expliquer que je trouve le sommeil et qu’ensuite le rêve prend toute la place… ? Mais je ne veux soupçonner personne de me vouloir du bien…

— J’ai remarqué que vous ne vous approchiez pas du bassin… Il est agréable avec ses petits poissons… C’est parce qu’ils sont rouges… ?

— Il n’est pas difficile d’expliquer pourquoi ! Rien à voir avec la couleur des poissons ! Ni avec les algues qui flottent entre deux eaux ! Ni avec le soleil qui s’y baigne !

— Peut-être votre esprit apprécierait une balade au clair de lune… Était-il nuit quand c’est arrivé… ?

— Nuit noire ! Pas de lune ce soir ! Les lumières se sont éteintes en touchant l’eau. On entendait les appels, les cris, de l’eau m’éclaboussait… Je n’ai jamais rien vécu d’aussi éprouvant pour l’âme…

— Mais quelqu’un vous a sauvé de la noyade…

— Élise. Mais elle ne m’a pas sauvé. C’est moi qui l’ai confondue avec la comtesse…

— Il y a une comtesse dans vos relations ? Bravo ! C’est… de famille ?

— Elle avait les cheveux roux. Élise portait une perruque de cette couleur…

— Mais vous m’avez dit que l’obscurité était totale…

— Ça n’existe pas, le noir complet ! Je… Je ne sais pas nager… Et je n’ai pas tué non plus… Tout est faux. Jamais complètement obscur, mais loin de la vérité. Je n’ai jamais prétendu que la partager… Nous avons tous une vérité au cœur de notre existence. Croyez-moi, Cara… heu… docteur, je ne suis pas aussi dérangé que j’en ai l’air… Savez-vous que les gens d’ici reconnaissent le pensionnaire (ils nous appellent comme ça) à sa manière de se vêtir. Mais nous ne portons pas l’uniforme. Je crois que si nous en portions un, j’apparaîtrais moins négligé aux yeux de l’étranger… Comment me voyez-vous, vous… ? »

J’étais assis devant un verre sur la terrasse ombragée par la vigne, soumis au bourdonnement incessant des insectes. La porte était ouverte et leur conversation me parvenait nette comme sortie d’un haut-parleur. Une dernière abeille se noyait dans mon verre. Rien pour la sortir de là. J’attendais qu’elle en finisse avec son problème de survie. Elle finirait par s’immobiliser. Derrière moi, les portes vitrées étaient entrecroisées et j’étais censé participer à cette thérapie d’un autre âge. Mon calepin se laissait effeuiller par le vent à odeur de feuilles mortes. Comment peut-on traiter les gens de fous alors qu’on ne se porte pas si bien soi-même ? Je ne prenais plus de notes. C’était plus facile au commissariat. Plus facile à Paris. Entre ces deux points de chute, le train étirait un itinéraire de paysages champêtres coupé d’installations industrielles et de banlieues crasseuses que la ruine menaçait comme si c’était sa seule fonction, agissant sur les esprits pour les rendre fous ou dangereux. Le voyage n’avait pas ressemblé à une fuite. Tout était clairement prévu, par l’agence et par moi-même. Il pouvait arriver un impondérable, genre déraillement précédé d’une collision. Ou la rencontre avec une énigmatique étrangère qui disparaîtrait avec la fin de la nuit. Pourquoi pas un assassin motivé par des préceptes religieux ? Mais en vérité, je vous le dis, je me suis laissé emporter par la solitude qui m’accompagnait en donneuse de leçons. Je ne suis pas allé plus loin. Personne ne va aussi loin qu’il l’a espéré ou même prévu. C’est ici que la faux prend tout son sens. Après tout, j’avais pris moi aussi l’ascenseur social ! Mais comment expliquer que je revenais chez moi ?... si toutefois on peut appeler comme ça la terre natale qui ne vous a pas vu grandir… Le vieux Chercos, le premier du nom français, avait sans doute fini de pourrir dans son cercueil de chêne. Qui me parlerait le premier de cette courte filiation ? Nous passions souvent à proximité du mur de vieilles pierres. Roger ne se lassait pas d’actionner le déclencheur de son smartphone. Il fallait ensuite donner son avis. Il accumulait ainsi les clichés et des centaines d’entre eux portaient la trace de mon ectoplasme. Comment peut-on espérer retrouver la réalité dans cette accumulation maniaque ? Les dossiers s’entassaient eux aussi. Julien Magloire était un pensionnaire définitif, mais la plupart des patients ne séjournaient pas longtemps parmi nous, impalpables passants de l’hygiène mentale organisée d’en haut. Leur conversation ne faiblissait ni d’intensité ni de contenu. J’en recevais les tropes sans chercher à en élucider les origines profondes, en admettant que cette profondeur existe. Pourquoi cherche-t-on à en savoir plus alors que les conversations ordinaires s’en tiennent au respect des limites imposées par les usages communs ? Au-dessus du buffet de la gare, ma fenêtre ne s’ouvrait pas sur les spectacles de la vie quotidienne. Je reconnaissais des visages, mais sans chercher à en savoir plus, même si je savais associer voix et regards pour en collectionner moi aussi l’inutile répétition. Qu’aurions-nous gagné, Roger et moi, à comparer, par mise en parallèle, la série de ses photos (en admettant que leur chronologie eût un sens) et les vaticinations sans suite de mes hypothèses ? Peut-être aurions-nous trouvé là matière à roman… Roger m’avait transmis cet étrange virus, celui à la fois de la narration renouvelée et de la recherche du succès public. Mais son choix s’était porté sur l’existence du plus vieux pensionnaire de Sainte-*. M’avait-il consulté ? Je ne crois pas. J’ai commencé par le suivre comme un petit chien, puis j’ai appris à renifler le pied des arbres et les angles des murs, les bas de porte, les sentiers tracés depuis des siècles par les animaux domestiques d’un autre genre, ceux dont on s’alimente, alors que j’étais destiné à la caresse et au coup de pied au cul sans distinction d’effet sur mes dispositions d’esprit. On se donne quelquefois. On a une idée derrière la tête. On poursuit d’autres chimères moins conformes aux rites grammaticaux. Ces coulures vous seront reprochées un jour ou l’autre. L’entrebâillement des deux portes-fenêtres ne révélait, outre la flexuosité de la conversation, que l’ombre et l’odeur du cigare qui brasillait cependant. Mais de visages, point. Et puis je leur tournais le dos, recevant les voix comme qui se prépare à en signaler les contenus à qui de droit. Ici, pas de domestique. Sally Sabat sortait rarement de la maison que le docteur Russel louait avec ses services, conjointement. J’avoue que j’ai cherché à la voir seule, dans son logis qu’elle entretenait avec tout le soin et les principes hygiéniques qu’on imagine. Mais chaque fois que j’ai frappé à cette porte, c’est le docteur qui est apparu sur le seuil, alors que je venais de le quitter, l’abandonnant dans son bureau où il tentait de structurer ce qu’il appelait le « récit de Julien ». Il est vrai qu’il possédait une voiture, pas moi. Je n’empruntais pas plus la bicyclette de service que Julien, mais pas pour les mêmes raisons. J’allais à pied, par vent, pluie ou soleil. Je ne me souciais pas du temps qu’il fait. Je sortais et je rentrais avec la même allure de fantassin à la recherche d’au moins une raison de se battre à la place des autres. Et sur le chemin, j’avais l’air que j’avais, croisant l’habitant sans le reconnaître et écoutant ses propositions d’une oreille peu faite pour entendre. Sally jamais ne m’ouvrit la porte. Surpris de me revoir après notre toute récente séparation, le docteur m’invitait à partager son repas ou sa collation. Il en profitait pour me demander mon avis sur tel ou tel passage que Julien avait toujours travaillé au burin. Un soir de demi-lune, il me proposa d’en faire plus : j’en faisais déjà beaucoup, lisant, souvent ce qu’il n’avait pas lu par manque de patience, prenant des notes en marges ou sur des feuillets séparés, lesquels il joignait à son incomparable documentation.

« J’ai besoin d’un co-auteur, cher Frank. Je ne m’en sortirai pas tout seul. La tâche est exorbitante. Bitante surtout !... si vous voyez ce que je veux dire… Enfin… je voulais dire que ce fou d’écriture ne prend jamais la peine de sortir de son orbitte ! Vous m’aviez peut-être mal compris… Ou c’est moi qui… L’épithète d’exorbitant n’est pas celle qui convient à ce galimatias…

— Je trouve au contraire que sa structure est aussi solide que l’architecture romaine…

— C’est justement ce qui m’intéresse en vous ! Vous savez lire ! Vous avez de la méthode. En tant que lecteur. Mais je crains de ne pas comprendre Vico aussi bien que vous ! Aussi me limiterai-je à élaguer sur le seul critère de l’intelligibilité du texte. Vous ferez le reste… Vous savez : la composition, les hyperliens, les listes, les mises en relation, etc. Qu’en pensez-vous… ?

— Mais je n’ai jamais écrit de livres ! Pas même pensé à en écrire…

— Mais qui vous parle d’écrire ? Vous n’écrirez pas. C’est Julien qui écrit. Je me charge de la réécriture et vous, vous donnez à l’ensemble la cohésion que la lecture exige de tout livre digne de ce nom. Vous comprenez… ?

— Non. »

Roger se renfrogne à ce moment. Je sais, par expérience, qu’il ne supporte pas, non pas le refus qu’on peut toujours lui opposer, mais cette incompréhension des choses qui lui paraissent aussi claires que l’eau de roche. Il rallume son cigare maintenant refroidi :

« Julien et moi, dit-il comme s’il acceptait l’idée que je ne suis pas fait pour l’aider dans ce travail titanesque et sournois, ne formons pas ce qu’on peut appeler un couple d’auteurs. Il fournit la matière, c’est tout ! Et je m’en tiens à cette constatation indiscutable. Seulement voilà : si ma plume connaît tous les tours (je vous parlerai plus tard de cette expérience acquise au fil de nombreuses années que je ne suis même plus en mesure de qualifier autrement), mon sens de l’ensemble à mettre sur pied n’est pas des plus développés. Comme le loup qui connaît la forêt mais n’a toujours pas trouvé le moyen de grimper aux arbres.

(mâchouillant le cigare lâche des étincelles)

Vous pourriez au moins y réfléchir… Vous êtes à l’aise dans votre logis… ? Je regrette de ne pas pouvoir vous offrir une chambre aussi spacieuse. Vous avez besoin d’espace, n’est-ce pas ? J’ai moi aussi occupé une chambre au buffet de la gare… J’étais expédié et le destinataire n’était pas disponible… J’ai dû attendre deux jours avant l’entretien nécessaire avec ce… Fouinard que depuis je ne porte pas dans mon cœur. Vous n’avez pas eu à subir cette humiliation, vous. Personne ne vous a… expédié ! Vous envisagez les barreaux de l’échelle avec un certain optimisme… Vous voyez où cela peut mener. Et je vous envie…

(écrasant le gros mégot qui ne s’éteint pas puis posant sa lourde main sur le tas de feuillets que rien ne relie)

C’est tout ce qui me reste, mon ami. J’ai bien essayé la poésie, mais les poètes sont si mauvais en poésie ! Il y a quelque temps que je rêve d’en faire un roman…

(tapotant le tas qui exhale une odeur de vieillerie extraite d’un tiroir familial)

Votre collaboration m’est nécessaire. J’ai pu juger de votre capacité à… comprendre. L’extension ne vous fait pas peur. Vous savez comment la réduire à un ensemble de pages… heu… lisibles… Et tant pis pour le volume ! Surécrivez si ça vous chante ! Nous ne nous soumettons pas au Pulitzer ! Nous disposons d’une entière liberté. N’est-ce pas ainsi que nous trouvons du nouveau… nous, pauvres frères humains… ?

— Nous sommes loin de tout… Je ne sais pas si… Le Monde a d’autres soucis… Il n’évolue pas dans le sens de la société au service de la personne. Comme s’il était raisonnable de penser que notre communauté a le pouvoir de nous… de nous améliorer ! N’est-ce pas ce que nous recherchons comme sujet de la publicité ? Vous me paraissez, cher docteur…

— Roger… Je vous appellerai Frank. Vous en savez trop sur moi désormais. (rire)

— Vous allez me le reprocher… éternellement…

— Si l’éternité prend fin avec la mort du sujet, cher Frank ! Et seulement à cette condition ! Tenez : j’ai préparé un petit tas de mémos… à votre attention. Je savais qu’on finirait par l’avoir, cette conversation ! Et nous n’avons pas encore vidé le premier verre ! Trinc ! »

Je ne suis pas rentré chez moi ce soir-là. Je me suis endormi dans un fauteuil, avant ou après Roger Russel, je ne saurais vous le dire. Nous nous sommes endormis dans son salon. Quand je me suis éveillé, j’étais bien au chaud sous une couverture et le feu crépitait dans la cheminée. Les portes-fenêtres étaient entrouvertes. Roger avait disparu. Le bruit d’une bûche qui tombe sur le plancher révéla soudain la présence de Sally Sabat. Elle portait sa robe noire de domestique et ses cheveux étaient coiffés serrés sous un bandeau.

« Je m’excuse, dit-elle sans me regarder. Je ne voulais pas vous réveiller. Il est dix heures…

— Heureusement, c’est dimanche. J’entends…

— Le curé retrouve sa joie chaque dimanche à la même heure… Je vous apporte de quoi déjeuner. Je ne sais pas ce que…

— Le docteur s’est-il absenté… ? Une urgence… ?

— Que non ! Il est en promenade. Il comptait vous emmener visiter ses granges ! La rivière est poissonneuse… Café… ?

— Comme vous voulez… Je … Je ne vais pas l’attendre…

— Il vous invite à partager le repas de midi… Il ne tardera pas…

— Quelle curieuse conversation, n’est-ce pas… ? Il y a longtemps que je n’en ai pas tenu de si… comment dire… ? Empreinte de simplicité… de proximité… Depuis que je suis ici, je m’en tiens à des contenus strictement professionnels…

— Je ne sais pas… Je file à la cuisine… ! »

Longtemps aussi que je n’avais pas observé de si près une femme en robe longue. Elle se parfume si légèrement que j’ai l’impression de humer sa peau. Je sors sur la terrasse. Le vent est frais. Des branches retombent sur les balustrades. Il a plu. Les dalles sont mouillées. Des feuilles gisent çà et là, rouge sang. Je grelotte bien un peu. Je n’ai pas l’habitude de ces matins tranquilles. Les cloches se sont tues et les oiseaux se sont reposés dans les branches. J’ai l’impression d’être observé. Mains dans les poches, je descends les quelques marches qui bordent la terrasse. L’allée invite à la promenade. Rien à voir avec le trottoir de mes sorties matinales dans le sens du métro. Bientôt, sans que je sache à quel moment, la voix du docteur interrompt cette petite mort. Il est vêtu comme un fantassin :

« C’est mon uniforme de pêcheur d’eau douce ! s’écrie-t-il. Qu’allez-vous chercher ? Mais je n’ai pas l’intention de pêcher ni de vous forcer à me suivre dans ces pérégrinations rurales. Vous restez manger, n’est-ce pas… ? Prenons le temps de mettre au point nos projets…

— Nos projets… ?

— Nous avons topé ! Vous ne pouvez plus revenir sur votre engagement ! Trinc !

— La dive bouteille m’aura mal inspiré… ou trop…

— Revenons à nos moutons, si vous le voulez bien… »

Cette fois, Julien était lui aussi invité « à fêter ça ! » Il était à pied, comme d’habitude. Nous le croisâmes sur la route. Il allait dans le fossé pour je ne sais quelle raison, ce qui le raccourcissait étrangement. De loin, nous le prîmes pour un nain. La capuche masquait son visage. Il s’en échappait une fumée épaisse et blanche que le docteur lui reprocha sans ménager sa susceptibilité. Nous sommes revenus à la maison sans réussir à apaiser cette soudaine chamaillerie. Sally Sabat nous attendait sur le seuil, bras croisés sur sa plate poitrine. Il y aurait un couvert de plus.

 

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