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Ma dodécaphonie
Ma dodécaphonie (1)

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 Article publié le 26 février 2023.

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Mon expérience de la dodécaphonie a commencé au tout début des années 1990. J’ai déjà relaté ma « rencontre » avec Pierre Boulez, le choc profond que m’a infligé l’écoute du Marteau sans maître, les interrogations et angoisses face à cet univers qui m’était deux fois étranger...

Deux fois étranger, oui : d’une part, il s’agissait d’un mode de production musicale dont j’ignorais tout ; d’autre part, il était profondément lié à un univers musical dont je m’étais détourné, celui de la musique dite « savante ». Je vivais dans l’illusion sans doute un peu niaise d’une convergence des forces de la création vers une forme d’émancipation qui engageait, en particulier, le sens même que nous donnons à la musique.

Or, dans son univers natif, la série avait été de longtemps répudiée par ses initiateurs, même. Pierre Boulez faisait semblant de ne plus être sérialiste (alors que toute sa pensée musicale n’est que l’extension de son sérialisme). Je n’avais pas à regretter de ne pouvoir bénéficier d’une formation au sérialisme, n’ayant déjà pas de formation musicale mais je voyais l’absence de la série dans le monde musical qui m’était contemporain comme une blessure.

J’ai donc, d’une certaine façon, volé la série à la musique savante pour la restituer au plus grand nombre : la dodécaphonie doit être faite par tous.

J’en suis aujourd’hui à un point qui n’est qu’une étape bredouillante encore mais je n’ai pas de raison de me censurer. Je n’ai pas de contradicteur. Je n’en aurai pas car, pour me contredire, il faudrait que nous partagions un même sol discursif. Et je vois bien que ce n’est pas possible. J’en suis, donc, à réaliser le projet que j’avais conçu aux environs de 1999 d’un ensemble de pièces solistes dédiées à la guitare basse, de caractère dodécaphonique.

La guitare basse – la basse, en fait – est mon instrument de prédilection. C’est aussi un instrument remarquablement ignoré par le monde même contemporain de la musique savante. Il existe certes quelques pièces dans le répertoire récent mais elles sonr rares. Et je ne parle pas d’un répertoire dodécaphonique. C’est assez curieux quand on sait ce dont cet instrument est capable. En fixant quelques pièces dodécaphoniques pour la basse électrique, j’entre deux fois dans une forme de non existence. Sans doute cela me convient-il.

Ce projet, j’aurais voulu le réaliser en temps et en heure, au début des années 2000. J’aurais été, moi-même, un morceau de ce « bogue de l’an 2000 » dont on parlait tant !

Las ! Je n’avais pas la formation adéquate. J’avais une série, ce qui n’était pas si mal. J’avais décidé, à ce moment, de me limiter à une série établie arbitrairement un jour où je veillais sur le Stade de l’Est des Pavillons sous Bois, sans même l’aide de ma Quest Atak 1B : ré, sib, lab, la, mib, fa#, fa, mi, do#, sol, si, do. Comme j’étais très préoccupé par le personnage naissant de Joe Dalle, cette série est devenue la série de Joe.

Ce qui est curieux, c’est que des tentatives d’alors est née une pièce et une seule - que j’ai appelée « Suite de transposition » car elle utilisait la série dans différentes transposition. Mais je ne cherchais pas spécialement à multiplier les transpositions et autres renversements ! Au contraire, je m’échinais à faire naître des formes à partir de cette seule série de base : des arpèges, par exemple. Je m’aidais de la basse, je notais comme je pouvais en solfège ou en tablature les résultats de mes spéculations.

 

Ce n’est que trois ans plus tard que je me suis essayé à une seconde série, avec la même ambition. Il s’agit de la série Aglaé : ré, do, mi, fa, sol#, do#, fa#, sib, mib, sol, si, la.

En fait, mon ambition n’était pas exactement la même. L’idée d’un ouvrage spécifiquement dédié à la guitare basse, je le laissais de côté. Emporté par la griserie du magnétophone à quatre pistes, j’abandonnais au moins temporairement la production de pièces solistes. Même la pièce écrite en 1999, je la jouais rarement. Elle restait consignée, sous forme de tablature, dans un petit cahier bleu entièrement consacré à des essais sur la série de Joe. Le magnétophone à quatre pistes m’amenait à envisager la dimension la plus cruelle du sérialisme : la verticalité.

J’ai fini par concevoir, sans vraiment me le formuler alors, ce principe qui navrerait sans doute bien des musicologues : la série n’altère pas le principe de la mélodie. En revanche, elle liquide toute notion d’harmonie.

Je vais faire un bond dans le temps : si j’avais la capacité technique de mémoriser, de transposer la série et d’en dégager des formes, je n’avais aucune formation en harmonie et moins encore en contrepoint. Aujourd’hui encore, ce sont des compétences qui me font défaut. Pourtant cette carence a peut-être eu une incidence positive sur mon rapport à la série, dont je crains qu’elle ne soit restée prisonnière de la logique harmonique à travers le privilège conféré au contrepoint par la quasi totalité des compositeurs dodécaphoniques reconnus.

Certes, Arnold Schoenberg avait dit (je cite de mémoire, pardon !) : « Pour le reste, on compose comme avant. » L’expérience webernienne en avait radicalisé le principe, en privilégiant une approche totalement contrapuntique du fait sériel. Leurs disciples, qu’on connaît trop peu et qu’on joue trop peu, ont d’autant plus suivi cette voie qu’ils y étaient formés. Le sérialisme généralisé a changé la donne mais cela s’est principalement fait au détriment de la dodécaphonie, jugée ringarde et simpliste.

Or, non. On ne compose pas « comme avant » avec la série dodécaphonique. Essayer de maintenir le flux musical dans le carcan des principes nés de l’harmonie tonale, c’est forcer la machine à un fonctionnement qui n’est pas le sien, d’où ce sentiment de caricature qu’on a pu pointer comme si, effectivement, la proposition (la phrase) musicale dodécaphonique était une imitation un peu grossière d’une phrase musicale qui aurait pu - ou dû - être pensée dans le monde de la tonalité.

C’est pourquoi on joue peu les compositeurs dodécaphoniques de l’entre-deux-guerres. Le travail de lecture, de déchiffrage est immense car peu intuitif et le résultat incertain. On garde une image désastreuse de René Leibowitz, ce qui est certainement une injustice au vu du catalogue de son œuvre, dont l’essentiel est inédit et inouï et qui devrait susciter l’intérêt des musiciens et mélomanes d’aujourd’hui ne serait-ce que pour son lien à la poésie de son temps. Il reste que les quelques pièces de musique de chambre aujourd’hui audibles donnent le sentiment d’une musique scolaire et académique, image qui s’est imposée parallèlement à l’ascension de Pierre Boulez.

La série a été pour ainsi dire mangée par la fugue. Et pour en revenir à mon expérience de jeune homme autodidacte armé d’une guitare électrique, d’une guitare basse, de ma voix et d’un magnétophone quatre pistes, le fait de superposer empiriquement deux instruments ou voix me permettait de (ou m’obligeait à, plutôt) envisager leur dimension harmonique.

Je m’essayais à des combinaisons sans loi (autre que celle de la série) : en tronçonnant la série dodécaphonique en trois ou quatre segments pour les combiner deux à deux. C’était malaisé mais j’ai tout de même produit de petites pièces, grossières et pleines de maladresse, sur les séries de Joe et d’Aglaé. Le chant syllabique utilisé par Pierre Boulez dans « Evadné » était une utilisation simple et pleine d’expressivité, dont je reprenais le principe pour le cycle de Ramajoe et que j’adaptais également pour un petit poème d’Apollinaire. Il y a eu des chansons : « Toi qui doutas » avec un accompagnement flottant de guitare électrique et de basse, « Enfer 2 » qui est demeurée une pièce a cappella, que j’ai exécutée devant un petit public amical en 2008, au Salon du Livre de Paris, avec le Chasseur abstrait.

Le fait d’avoir produit une mélodie dodécaphonique a été une étape décisive. Jusqu’ici, j’avais enregistré des pièces à plusieurs voix de façon hâtive et principalement intuitive. Là, l’intuition m’avait amené à dérouler vocalement la série, en m’appuyant sur la guitare, pour formuler d’un trait la chanson qui dit : « Tranquillement tu t’installes / dans un fauteuil / armé ». Et c’est une mélodie au sens plein du terme. Je l’ai travaillée par la suite, bien sûr. Mais je n’ai jamais eu à rechercher le sens (la direction) de la série des notes qui la composaient. Les exemples de mélodies dodécaphoniques, de Webern à Boulez, ne sont pas si rares mais les cas de réussite paraissent plus isolés, l’approche académique de la série étant marquée par le contrapunctisme.

C’est qu’il est à la fois si facile et si difficile de produire cette manière de mélodie ! Il y a là toute la difficulté de la simplicité. Le déroulement des notes est quasi obligé mais on navigue entre quarante-huit déroulements possibles. On peut naviguer librement ou de façon contrainte, cela importe peu.

Mais cette expérience, telle que je la revois aujourd’hui, m’amène à une demi-palinodie. Non, la série ne liquide pas le principe d’harmonie. Ce n’est pas la chanson « Enfer 2 » qui m’amène à cette conclusion, ce sont les expériences plus récentes que je développerai un peu plus loin. Mais aujourd’hui, précisément, la chanson « Enfer 2 » m’apparaît avoir pu exister parce que j’avais, auparavant, développé une amorce d’univers harmonique (je devrais dire « vertical » mais je propose de conserver ce terme par souci de clarté).

La particularité du cycle de chansons appelé Aglaé sous la pluie est qu’il s’agit d’un cycle tonal qui explore localement soit une forme de modalité (la gamme mi fa sol# la si do mib) soit des combinaisons liées à la série Aglaé qui elle-même trahit plus d’ambiguïtés tonales que ne faisait la série de Joe. Le motif tonal suspendu devient, à plusieurs reprises, le passage vers des constructions dodécaphoniques généralement conçues comme des boucles, des rotatives. La chanson « Enfer 2 » est venue quelques mois après l’enregistrement de ces chansons bâclées et chaotiques. Et sans être vraiment capable de le démontrer, je suis aujourd’hui convaincu que la chanson « Enfer 2 » est bien sous-tendue par quelque chose comme une harmonie, soit un ensemble de combinaisons qui n’ont eu de réalisation que partielle et ne forment pas un ensemble clos mais composent une palette dont les nuances se font écho par leurs apparentements.

Je n’en étais pas alors à considérer cette mélodie comme résultant d’une forme d’harmonie, même dans un sens à reforger. Le fait même qu’elle soit mélodie me convainquait principalement que la mélodie était bel et bien une propriété de la série, tandis que l’harmonie...

Le principe du contrepoint a ses limites : soit les formes sont aisément reconnaissables, ce qui peut avoir son charme ou paraître épouvantablement mécanique et scolaire, soit elles ne le sont plus et la question de l’utilisation d’une série se pose alors puisqu’on compose dans quelque chose d’informel. Pour les enchaînements de type harmonique (la formation d’accords), c’est à la fois plus problématique et plus productif. Plus problématique parce que rien ne permet de donner une cohérence à des enchaînements sériels, où n’existent que des coïncidences et pas de principe hiérarchique. Je puis associer telle et telle transposition de la série sur la base de successions de notes communes mais le reste, plus ou moins important, sera de toute façon le produit du hasard, à moins de ne prétendre utiliser de série que segmentée de façon très symétrique, comme chez Webern. Pour la plupart des 479 001 600 séries possibles, la réduction de la série à des principes directeurs d’organisation préétablis est impossible.

C’est ainsi que j’en suis arrivé à cet effroyable constat : la série liquide l’harmonie. Il faudrait, pour prendre pleinement conscience de ce que peut faire une série dodécaphonique, s’émanciper aussi complètement que possible du continuum vertical de la partition (ou de la bande magnétique, pour ce qui me concernait principalement alors). Il a fallu encore quelques années pour que j’en établisse le principe (la « destruction sérielle », le « calme du chaos »). Il faut de la liberté à la série.

La vérité m’oblige à dire que la « destruction sérielle » ne se contente pas de « liquider l’harmonie ». Elle a également concerné la carte-son de mon ordinateur portable qui comportait pourtant une prise micro et une prise casque. Or, à cette époque, je m’étais résolu à enregistrer de petites séquences instrumentales que je transformais ensuite de façon un peu sauvage. Il est arrivé un moment où la prise micro a cessé de fonctionner, ce qui m’a placé dans un embarras certain car toute cette industrie me convenait assez. L’expérience aurait pu s’arrêter là. Je me suis alors rendu compte qu’il était possible d’utiliser la prise casque comme d’un microphone un peu défectueux. Le son que captait le magnétophone intégré à l’ordinateur était terriblement dégradé mais je pouvais en récupérer l’enregistrement et le « nettoyer », ce qui le dénaturait mais peu importe ! J’ai continué quelques jours ainsi, avant que la prise casque ne me lâche à son tour. L’ordinateur était devenu sourd.

Si l’on veut un univers sériel complet, il faut prendre en compte l’impact de la série sur le temps musical, lui-même. Une série peut amorcer des successions, des enchaînements, des superpositions de notes. En revanche, elle n’a aucune légitimité à instruire un principe constructif dans la verticalité. Si l’on veut s’appuyer sur la série pour organiser les verticalités, il faut en abandonner le déroulement horizontal. Il faut admettre qu’en territoire sériel, l’accident règne. Et que le travail du musicien n’est pas de corseter la série dans un cadre qui ne lui convient pas vraiment mais d’apprendre à entendre l’inouï dans l’accident, une part de l’inouï en question tenant à ce mode d’écoute en lui-même.

Ce qui n’implique pas de laisser le monde vertical à l’abandon. Au contraire, il faut le libérer aussi complètement que possible. Les modélisations informatiques permettent de se rendre compte de la grande richesse potentielle de la série, dès lors qu’on laisse ses organes (les séries) se déployer librement. On a beaucoup bataillé contre toute forme de consonance à la fois parce qu’on y voyait la résurgence de l’écoute tonale et parce qu’on était dans une esthétique de la rareté. Sur des combinaisons riches et rapides ou marquées par le déphasage, la question de rapports tonaux potentiels, d’accords classés même, n’a aucune importance. Si un accord sur cinq ou six au sein d’une mesure de tempo rapide restaure le sentiment de la tonalité chez l’auditeur, c’est qu’il a assurément l’oreille subtile.

C’est ainsi que vers 2016 j’ai pu expérimenter la production de partition assistée par ordinateur. Il m’est rapidement apparu qu’il était possible d’engendrer de petites formes synthétiques, en m’appuyant sur des tableaux de série qui se sont alors multipliés et en utilisant les instruments et effectifs préprogrammés par le logiciel (Musescore) : piano, quatuor à cordes, chorale.

La production de pièces a été relativement frénétique et a connu principalement deux vagues : une première série qui s’est épuisée vers 2017 et une autre qui a principalement concerné l’année suivante.

Plus je me suis essayé à ce mode de « composition » (ou plutôt : de modélisation), plus je me suis éloigné de l’effectif classique dont les accents sont excessivement synthétiquesap sur ce logiciel, pour privilégier des instruments en fonction de leur sonorité effective (telle que restituée par le logiciel). La basse électrique, la guitare classique, le basson, la flûte, le banjo également et les marimbas aussi, sont devenus mes instruments de prédilection dans cet univers d’écriture virtuelle. L’expérience s’est épuisée d’elle-même car il m’était possible d’écrire, chaque matin ou presque (à des moments, en tous cas) une pièce de deux ou trois minutes. Je crois que chacune d’elle a une identité, une existence musicale bien particulière même si leur écriture ferait s’arracher les cheveux à tout compositeur un tant soit peu formé, à tout écrituriste, à tout musicien même qui essaierait de les interpréter. J’aurais pu continuer de produire d’autres pièces ou corriger celles qui existaient déjà mais ce qui me préoccupait le plus, je crois, ce qui a conduit à l’arrêt de la production de ces petits « systèmes de modélisation », c’est qu’elles ne partageaient plus rien avec la pratique instrumentale.

La question n’était pas pour moi de confier les partitions à des musiciens : qui aurait joué ça ? Mais plutôt de retrouver un lien entre ce qui s’écrivait presque automatiquement sur l’ordinateur et qui produisait des formes sonores que je jugeais appréciables d’un point de vue auditif et, de l’autre côté, la pratique concrète de l’instrument.

J’essayais de jouer quelques parties des pièces que j’avais ainsi conçues. C’était extrêmement laborieux. Même pour la basse, je m’étais relativement peu soucié des aspects purement pratiques de l’instrument qui font que, par exemple, il est difficile d’alterner rapidement un fa grave et un sol# très aigu, à l’autre bout du manche. Même pour des intervalle plus aisés, la succession des notes dans l’ordre dodécaphonique est radicalement « contre-intuitive », comme on dit aujourd’hui. Il faut appréhender chaque segment pour lui-même et l’ingérer mentalement avant de pouvoir véritablement le jouer.

Il fallait donc arrêter de produire ces monstres mécaniques pour que je puisse me les réapproprier, ce qui est toujours un apprentissage rude, de plus en plus rude avec l’âge qui plus est.

Rétrospectivement, je ne comprends pas bien comment j’ai réussi, en 1998, à fixer cette « Suite de transposition ». J’étais seul face à l’instrument et du papier à musique que je noircissais ou bleuissais laborieusement, maladroitement, incertain de pouvoir me relire par la suite. Encore des choses détruites, tiens. Pour partie, du moins puisqu’il reste ce cahier bleu qui montre bien à quelles expérimentations je m’adonnais alors. Mais je suppose que l’effort a été long, le jeu dans la dodécaphonie ne prenant jamais appui sur les positions liées à la musique tonale, conformes à la logique induite par le cycle des quartes. Et je n’ai pas poursuivi alors, abandonnant l’essai de méthode de composition dodécaphonique pour la basse électrique dont j’avais tous les principes, je crois, mais pas la matière. Et puis, avec ma maigre formation musicale, que pouvais-je espérer produire qui ne me demande – dans le meilleur des cas - des années de labeur ? Je n’avais certes pas peur de consacrer les décennies à venir à la série. Mais il est des enseignements qu’on ne peut guère acquérir seul : les langues, la lecture musicale, la philosophie même... nécessitent, on en a trop peu conscience, une transmission de personne à personne que rien ne saurait remplacer. Mais j’avais réussi à fabriquer ce truc (car c’est vraiment un truc) d’allure baroque, qui m’est resté.

A l’autre bout de mon parcours, j’avais cette collection de pièces synthétiques dont j’étais incapable de jouer une note. Il a fallu plusieurs années pour parvenir à balbutier l’adaptation instrumentale de ces formes spontanées - et pour réussir à faire converger quelque peu la notation et le jeu. Insidieusement, s’est ainsi esquissé le retour au projet initial : écrire un recueil de pièces solistes pour la guitare basse seule. Des pièces de caractère sériel - car il s’agit bien d’un caractère.

Les pièces qui émergent aujourd’hui ne sont pas très ambitieuses. Je n’ai pas vraiment d’ambition en cheminant ainsi, on l’aura bien compris. C’est au contraire un projet très dénué puisqu’il s’adresse aux seuls bassistes (et aux bassistes seuls), bien qu’ils puissent être adaptés par tous les instruments du même registre. Le fait est que ces pièces ont été écrites pour la guitare basse, en privilégiant l’utilisation d’une basse électro-acoustique Cort dont le confort est appréciable en dépit du claquement un peu trop sonore des cordes graves (suivi d’un petit frottement variable en fonction de la position sur l’instrument) et du registre relativement resserré, les notes les plus éloignées du manche étant peu accessibles.

Ces pièces sont pour certaines adaptées des « systèmes de modélisation » produits entre 2016 et 2019, écrites pour de petits ensembles. Dans de rares cas, je me suis contenté de reprendre la partie de basse. Dans d’autres, c’est le « résultat mélodique » de ces modèles, exprimé le plus souvent par les voix hautes, qui a été pris en compte. J’ai ainsi « prélevé » une série de mélodies de cet ensemble pour les adapter, instrument en main, à la guitare basse seule. Voilà ce qui me ramène à « Enfer 2 », quoique le processus soit tout différent puisque la mélodie d’« Enfer 2 » n’a nullement été prélevée sur une production existante.

Mais dans les deux cas, les mélodies semblent tenir au moins pour partie à leur invisible harmonie. Sans doute suis-je influencé par cette autre entreprise peu sensée, l’exécution des Suites pour violoncelle seul de Johann Sebastian Bach à la guitare basse (entreprise qui restera un peu vaine tant que je n’aurai pas fait l’acquisition d’une basse à cinq cordes). On sait combien, dans ces compositions pour instrument seul comme dans les Sonates et partitas pour violon seul, l’harmonie est omniprésente dans un contexte massivement monodique, même si la plupart des pièces sont ponctuées d’accords qui, précisément, trahissent quelque chose de cette invisible harmonie. La guitare basse n’est pas un instrument complètement monodique mais son usage l’est très majoritairement, ne serait-ce que du fait de son rôle d’instrument accompagnateur. Du fait, également, de son registre grave qui rend relativement indistincts les accords complexes, limités par ailleurs par les quatre (ou cinq) cordes de l’instrument et la largeur du manche, qui ne garantit pas au bassiste la vélocité du guitariste soliste, même si l’instrument a ses virtuoses.

On peut être vite dénué devant ce constat : la monodie permet certes de concevoir des mélodies mais elles ne pourront s’appuyer sur rien ! Il faut, effectivement, qu’elles induisent une harmonie.

La proposition est donc modeste à ce titre : elle tente de fixer sous une forme notée des mélodies, non au sens vocal quoique certaines d’entre elles soient susceptibles d’être adaptées avec bonheur, mais au sens où elles transportent un air d’un point initial à un point terminal, presque comme une seule phrase.

La lisibilité a été pour beaucoup privilégiée. On imagine mal en effet à quel point les mondes de l’écriture musicale et du jeu instrumental sont incompossibles ! Cela peut paraître exagéré mais une chose me paraît acquise : un texte musical a vocation à être interprété et ne se confond nullement avec un enregistrement de choses audibles. De l’autre côté, le jeu instrumental avec sa propre accidentalité, avec sa tension vers l’improvisation, est parfaitement irréductible à la notation musicale, même s’il peut y avoir un intérêt pour l’étude à transcrire des enregistrements de musique improvisée ou non écrite.

Pour que la partition soit, il ne faut pas qu’elle soit le résultat d’un enregistrement de choses (comme le permettent, d’une autre façon les logiciels de musique assistée par ordinateur) mais celui d’un rapport entre l’entendre, le voir, le lire et, bien sûr, le jouer. C’est ainsi que sont conçues ces pièces.

C’est ainsi que j’ai fini par prendre le parti, après des décennies d’interrogations, de ne marquer au sein d’une mesure que les notes altérées. A part dans les cas de possible ambiguïté, le bécarre n’est utilisé qu’après altération et non en tête de chaque note, ce qui fatigue indubitablement la lecture. Or, nous le savons : la matière est difficile. Il s’agit de pièces sérielles, dont l’enregistrement n’a même pas encore eu lieu ni même une seule exécution publique. On n’en a pas d’idée préalable, d’autant que les modèles d’écriture pour la guitare basse sont particulièrement rares. On trouve de fortes influences de dodécaphonie chez Franck Zappa ou mais on a pour l’instant pas vraiment accès aux partitions originales. Mais ces pièces ne se rapprochent pas vraiment de l’univers de Frank Zappa.

De même, elles comportent peu de mesures complexes ou combinées. Les maintenir autant que possible (et nécessaire) dans le cadre d’une mesure fixe où tous les débordements sont, de toutes façons, autorisés, relève également d’un choix délibéré de lisibilité, permettant au lecteur (je l’espère du moins) de retracer les figures, phrases, mouvements et autres motifs qui font vivre la pièce.

Cette première proposition n’est qu’une étape mais elle me conforte quelque peu dans ce long cheminement quasi dénué de lumière. Contrairement aux « systèmes de modélisation », c’est un exercice que je puis poursuivre parce qu’il n’est composé que d’obstacles et de difficulté. Il reste à faire la synthèse de la synthèse.

 

 

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