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Ma dodécaphonie
Ma dodécaphonie (2)

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 Article publié le 5 mars 2023.

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« Plus ce qui nous échappe semble hors de portée, plus nous devons nous persuader de son sens satisfaisant. »

René Char

 

Avec les extractions oniriques, j’inscris la dodécaphonie dans un univers qui lui est conforme : la matière du rêve. Le rêve s’intègre lui-même dans un matériau composite, bigarré, motivé par toute l’incongruité de l’association d’idées. À cet amalgame déjà un peu confus, il faut ajouter le support matériel et ses défaillances : un magnétophone à cassettes dont une piste sur les quatre ne répond plus du tout, ce qui oblige à « composer » en trio. Des instruments jouets et d’autres endommagés. C’est encore un petit théâtre qui s’ouvre et c’est sans doute là aussi une chose conforme à la matière du rêve. Ce qui est un peu étrange, c’est qu’il ait fallu l’introduction des séquences oniriques (textuelles, non musicales) pour enclencher ce processus qui, une fois n’est pas coutume, ne doit pas grand-chose au calcul et à la préméditation.

Ma dodécaphonie se prolonge donc dans le disparate et s’y perd peut-être un peu mais cet épisode de peu de cohérence me permet tout de même de relire les étapes antérieures avec une once de satisfaction. Les enregistrements se sont succédé à partir de la fin 2001. Longtemps la superposition des voix dans l’ordre sériel a été pour moi un problème particulièrement angoissant. J’ai contourné cette difficulté en m’aidant de tous les artifices de l’enregistrement : accélérations et ralentissements extrêmes de l’enregistrement originel, superposition et déphasage de voix, effets de réverbération... L’accélération a ceci d’étonnant qu’elle rend une dynamique à des enregistrements péniblement obtenus et poussifs. Si les essais d’enregistrement - très improvisés - en dodécaphonie simple - étaient impropres à toute divulgation, ils m’offraient un matériau propice à un traitement de type électro-acoustique.

On ne peut pas indéfiniment contourner les difficultés mais dans la prospection, il est parfois nécessaire de s’y appliquer. On fait face à une difficulté multiple. Il faut la démanteler. La première difficulté est mémorielle : plus vous avez la mémoire des enchaînements de notes et plus il est aisé de manœuvrer la série. Pour ce faire, il faut avoir des modèles. Les artefacts m’ont permis d’identifier une foule de formes, d’abord avec lePortrait de la série, puis avec les Variables du repli. Les enregistrements bruts n’auraient pas permis cela.

L’autre difficulté concerne la superposition des voix. J’ai déjà évoqué le problème que me pose la notion d’harmonie sérielle, son rejet et sa réhabilitation (à mes yeux). Mais si d’un côté j’ai voulu libérer l’espace temps des voix les unes par rapport aux autres (Aglaé seriata, puis Variables du repli), j’ai également pris le parti d’adapter à la dodécaphonie la technique répétitive que j’avais adoptée pour des séries de pièces employant des quatuors de voix et / ou de basses. La forme du quatuor était surdéterminée par le magnétophone à quatre pistes. La plupart de ces essais s’appuient sur la série dodécaphonique brute, dont les segments sont répartis entre les différentes voix. Cette technique, si rien ne vient la perturber, a ses limites. Elle s’inscrivait à l’origine dans un contexte modal, ce qui garantissait un certain degré d’hypnose. Appliquée à la dodécaphonie, elle produit ce qu’on peut appeler des monstres mécaniques, assez ressemblants les uns aux autres même si les possibilités sont, ici comme ailleurs, infinies.

Troisième difficulté : la dodécaphonie garde un lien étroit avec l’écriture. La mémorisation ne s’en passe guère. Le développement de formes rotatives, pas plus. La conception de lignes autonomes peut être laissée au hasard de l’improvisation mais le résultat sera à tout le moins affaibli par les hésitations et autres attaques mal menées. L’enregistrement peut absorber une petite part des fonctions de l’écriture, au moins pour la mémorisation des formes. Mais il n’intervient pas, à proprement parler, dans l’amont de la conception, contrairement à la notation musicale qui a, de longue date, pour fonction de concevoir autant, voire plus, que de retranscrire la musique non écrite.

Pourtant l’enregistrement est le sol constant de tout ce cheminement. Et quand je parle d’enregistrement, je ne parle pas d’une haute technologie dotée de matériels de pointe mais au contraire de conditions d’enregistrement précaires avec des matériels usés, des instruments abîmés ou des instruments jouets, des cassettes de qualité variable, souvent réemployées... J’ai connu l’extase de l’enregistrement avec un poste radiocassette et une petite chaîne hi-fi bon marché qui comprenait deux compartiments à cassette. C’était assurément une scène de théâtre, où divers rôles étaient tenus par une boîte à sucre, une tasse à café, une guitare désaccordée à laquelle manquaient une, deux ou trois cordes. Et ma voix - mais aussi les magnétophones qui malgré leurs limites assuraient à merveille leur travail de distorsion et de déformation du son.

Par la suite mes conditions d’enregistrement ont évolué mais elles n’ont jamais été si productives que dans des situation de contrainte et de dénuement où, peut-être, je me démenais pour retrouver une quelconque liberté. C’était sans doute un terreau très favorable à la dodécaphonie, dans un mode de fonctionnement où le bricolage joue un rôle majeur. Je suis passé, pour dire les choses de façon plaisante, de la combinatoire à la combine. Avec l’enregistrement comme avec la série dodécaphonique, j’ai privilégié, sans doute par nécessité, des méthodes de contournement. J’aurais pu - et sans doute dû - investir dans du matériel. Il eût fallu que je fusse un tant soit peu gestionnaire de ma vie propre. De même, j’aurais pu (ou dû) m’investir dans l’apprentissage de la musique notée. Las ! Je n’avais pas d’enseignant et mes efforts d’autodidacte dilettante n’ont porté que de maigres fruits. En revanche, les combines…

C’est peut-être cette configuration qui a entraîné l’utilisation forcenée (même si tardive) de matériau onirique brut. Ce qui me paraît sûr, c’est la conformité des univers les uns par rapport aux autres. Aux défections de la série et de l’enregistrement répondent parfaitement celles du rêve. On pourrait même dire qu’elles se complètent ou encore qu’elles se complémentent, la complétude étant ici chose impossible. Le récit de rêve est une matière textuelle peu communicable, d’un point de vue littéraire. Ramené à un texte figé, il a rarement la consistance nécessaire à un poème ou un récit, ne rend que médiocrement les phénomènes du rêve, bref : le récit de rêve ne saurait tenir la promesse de l’œuvre quand bien même il hante la parole narrative depuis la nuit des temps.

À sa façon, il remplit parfaitement la fonction qu’exercent les paroles d’une chanson. Il importe peu pour une chanson d’avoir des paroles très élaborées et même compréhensibles (sinon la suprématie de la chanson anglophone dans le monde serait impossible). Donc, pour dire les choses de façon un peu brute, l’absence de consistance, on pourrait dire d’intérêt, de la matière textuelle, n’est pas plus problématique que le texte d’une chanson qui scande « i love you, i love you, i love youuuuu... » (bien qu’il s’agisse déjà là de fort belles paroles).

Or, la notation de rêve n’est ni inconsistante ni dénuée d’intérêt. Elle ne ferait pas, sinon, l’objet d’une attention si antique et constante dans la littérature universelle. C’est moins la notation que le rêve qui fascine. Mais la notation importe car une part prépondérante du rêve excède les possibilités de la chaîne parlée : dédoublement des événements et des êtres, phénomènes sensitifs parfois indépendants du rêve vu et pensé, même l’enchaînement des séquences qui n’est bien souvent qu’une reconstruction éveillée d’un temps indéterminé, peut-être minime. La notation du rêve, impropre à l’élaboration d’un texte littéraire complet, est assurément un matériau brut de premier ordre, un défi constant à la parole et à la compréhension. L’art littéraire de la notation du rêve peut bien être de tenter l’impossible pour se conformer à la matière onirique (qui n’est elle-même que souvenir), il n’a aucunement les moyens d’épuiser en description ou en restitution de n’importe quel ordre le souvenir du rêve, pas plus que l’évocation d’une pièce de musique ne se substitue à sa lecture ou à son audition. C’est dire qu’il y un rapport d’analogie entre le rêve et la musique dans ce rapport interdit à la parole, à la chaîne parlée, au langage doublement articulé, que l’écrit ne résout pas. Si la musique se complémente si bien avec le rêve (je parle de l’expérience et non du résultat), c’est sans doute parce qu’elle rend quelque chose de la théâtralité du rêve. En retour, le récit de rêve alimente la dramaturgie de la musique et pose, d’une certaine façon, ses conditions : la discontinuité, le divers, l’incongru même, la disproportion... Toutes choses qui peuvent également nous ramener à la (dé-)raison dodécaphonique. La technique dodécaphonique a ceci de particulier qu’elle engendre un ordre de choses déterminé par le chaos et l’accident plutôt que par une quelconque notion d’harmonie. Ni Schoenberg ni Webern n’en ont sans doute eu l’idée mais pour les compositeurs sériels d’après-guerre, c’était déjà beaucoup plus évident.

Quant au magnétophone... S’il pouvait sembler évident, il y a vingt ans, que l’enregistrement numérique était une libération, tant du point de vue de la captation du son que de la conservation des enregistrements, je serais beaucoup plus réservé aujourd’hui. Certes le numérique nous allège le risque de souffle et multiplie les possibilités de transformation du son, entre autres bénéfices bien réels. Et à l’orée de l’an 2000, naïvement, on pouvait croire voir là un progrès irrévocable. Adieu la cassette, adieu la bande et leurs fragilités, leurs défaillances, leurs imperfections... On vivait dans la transparence de l’enregistrement. On croyait pour beaucoup que la numérisation d’un enregistrement était quelque chose d’aisé et de neutre. On se rend compte aujourd’hui que les numérisations d’alors étaient horriblement fades et altérées. Pour la plupart d’entre elles, la comparaison avec les bandes ou même le phonogramme d’origine est sans appel. Qu’il s’agisse de pop, de jazz ou de musique classique, sans parler des enregistrements ethnomusicologiques, le constat est le même. Le fameux grain du son, ce grain abstrait dont on cerne bien mal l’enveloppe, est irréductiblement supérieur sur la bande. Car l’acoustique naturelle est radicalement irréductible à son traitement numérique, exactement de la même manière que le rêve est irréductible à sa notation. Plus les capacités numériques de la captation du son s’étendent, en effet, plus elles rendent manifeste la singularité irréductible du moment musical réel, qui n’est lui-même qu’une réalité partielle puisque aucun des spectateurs ou musiciens de l’événement n’en capte l’exacte totalité (peut-être simplement parce qu’elle n’existe pas).

Quand on fait le deuil de la transparence de la captation du son, on se rend compte de la puissance particulière de la bande magnétique. Elle ne capte pas, elle absorbe. Elle ne traite pas le son comme un signal mais comme un trait de peinture, avec la même plasticité : on tire sur le son comme on tire sur la peinture (murale, par exemple). Le son qui s’imprime sur une piste déborde sur les pistes voisines. La rationalité de ces mixtures nous échappe et c’est très bien ainsi.

 

 

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