Ce qui m’intéresse dans la démarche poétique de
Serge Meitinger, ce n’est pas tant l’effort de traduction ni la probabilité
croissante d’une "traductibilité" des oeuvres entre elles", que
le chemin qu’il nous contraint, physiquement, à parcourir entre deux pôles de
la connaissance de l’art.
Moins sûrement, moins équipé pour les randonnées verbales, je ne m’apprête,
à chaque instant de ma possibilité d’exister moi aussi comme poète, qu’à me
saisir d’un crayon pour "refaire" ce que Cézanne a vu et compris.
Quelquefois chargé de couleurs ou mieux encore de matière, et ce sont bien ces
existences chimiques qui fondent ma critique, mon acte de copiste revient
inlassablement depuis des années à ce que le personnage a laissé à la place
où il existait, où il a tant existé que la trace, feuillue de chronologie,
semble maintenant monumentale.
Dans mon ODE À CÉZANNE, j’ai évoqué
l’exposition au Grand Palais en 1978. Le portrait de Vallier, qui stagnait sur
un chevalet posté à l’oblique, ne me révéla, à l’instar de toutes les
huiles exposées, que l’incompatibilité de la technique employée par Cézanne
avec les exigences de sa pensée créatrice. Les craquelures, les embus, les
signaux du chancis, les repousses, les repentirs, tout y était, de ce qui
menace l’oeuvre physique de disparition et de mémoire chancelante destinée à
la littérature finalement. La seule leçon conservée intacte était celle des
aquarelles, oeuvres de la fin de l’existence alors que cette seule matière adéquate
aurait dû manoeuvrer le pinceau dès le départ. Les résines découvertes 20
ans plus tard eussent changé encore toute cette existence de peintre mais le
temps n’était plus alors à l’observation de ce qui tendait à disparaître déjà.
C’est le coeur tout rempli de considérations techniques que j’ai quitté cette
mémorable exposition dont le clou était Les baigneuses. Si l’on veut encore se
rapprocher de ma petite balade dans les palais de l’art, on lira patiemment mes BAIGNEURS DE CÉZANNE composé tout exprès pour pallier la difficulté des
superpositions en matière textuelle. Un peu musicien aussi, presque frais émoulu
du Conservatoire à cette époque, je considérais les transparences avec
l’oreille d’un spécialiste de la tonalité. Je n’avais guère apprécié le
passage de l’oeuvre à son idée mais les aquarelles m’avaient sauvé d’une
critique destructrice à la fois des déductions faites sur la chronologie et
des idées tirées des intentions supposées.
Ce n’est pas en "voyant" les tableaux de Cézanne pour la première
fois que j’ai connu Cézanne comme je le connaissais bien en entrant au Grand
Palais. Ma pratique constante de Gertrude Stein et de Marcel Duchamp y était
mieux pour quelque chose dans cette douce confusion des genres. Ayant appris
chez Montesquieu à maçonner plutôt qu’à disserter et chez Diderot à tirer
le vin en perçant et non pas en débouchant, je n’ai aucun scrupule à
pratiquer la copie, la leçon, les possibilités de continuation.
Quelle conscience peut-on avoir de l’art si l’on n’est pas capable de reconnaître
qu’un trait, par exemple, est l’équivalent d’un mot et non pas d’une simple
sonorité de la voix humaine. On admire le mot pour son étymologie, pour ses
sens, ses nuances, ses usages, ses profondeurs, ses excroissances, ses conséquences
d’effet. Il suffit pour cela de s’instruire un peu. Par contre, un trait ne possède
pas cette "noblesse". C’est l’assemblage qu’on estime, autrement dit
l’équivalent du texte. Et la "grammaire" bien sûr, faite de fuites,
peut-être de perspectives, de contrastes de couleur ou de variations de
l’intensité lumineuse. Or, Cézanne connaît si bien les problèmes de
grammaire qu’il se passe de leurs solutions. Du coup, c’est bel et bien le
"mot" qui surgit, silencieux et définitif. Et le
"vocabulaire" ne peut pas manquer à la peinture. Personne n’ose
imaginer le sacrifice qu’exigerait une classification méthodique du trait, de
la ligne et du point. D’où peut-être la naissance de l’abstraction.
Au sein de la chimie de la matière, de ses contraintes de lumière et d’équilibre,
une gestuelle s’impose, avec les petites habitudes d’atelier bien nécessaires
à la durée de l’outillage et des réserves. On apprécie tellement de choses
dans ce travail manuel qu’il finit par vous ressembler. Et pourtant, c’est d’un
texte que je voudrais accompagner ces copies tremblantes et ces imitations crispées. - Oui, c’est bien Rivière qui voyait une littérature se dresser dans l’espace
au moment où Proust achevait de la destiner au temps mémorable. J’avais oublié
ces détails d’une histoire que le massif artausien a couvert de son ombre. Mais
qu’on ne s’y trompe pas : nous ne sommes plus au temps où l’oeuvre totale
pouvait constituer une aventure pertinente. Il s’agit de trouver les limites de
corps qui ont la fâcheuse influence, sur l’esprit, de s’intriquer jusqu’à l’hésitation
et non plus la désuétude symboliste. Je ne suis pas moins circonspect que
Meitinger mais, comme je vois rarement plus loin que le bout de mon nez, c’est
à l’aveuglette que je propose, non pas des stèles, mais des
"stations". On mesurera des différences, au pire des nuances, mais ce
sera toujours "au point de rencontre de l’idée et de l’acte" que le désir
de traduire sera le plus fort, plus fort que toute autre espèce d’intrusion du
mystère dans le cercle où nous nous prenons les pieds avec une obstination
d’insecte réduit à sa chitine, à sa lymphe et à ses métabolismes
silencieux.
Moins de joie donc mais la même passion pour l’instant de l’objet, si c’est
bien de l’instant qu’il s’agit, et de l’objet qui l’assimile au passage de
l’observation critique.
Patrick CINTAS