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Ma dodécaphonie
Ma dodécaphonie (6)

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 Article publié le 2 avril 2023.

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Il reste beaucoup à (ne pas ?) faire. Le résultat de tout cela, ce sont des sécrétions - comme on parle de sécrétions oniriques, par exemple. Ce terme ne désigne pas les pollutions nocturnes mais plutôt le caractère résiduel des relents de rêve. Ce sont les trous, les absences, les réminiscences inaccessibles qui marquent les limites du dicible et le rendent à cet état résiduel dont il faut bien se satisfaire. Il en va de même pour la dodécaphonie. Elle s’accorde mal à la complétude. Ce qu’elle produit porte la marque du hasard et est bordé d’absence. Plus la série est productive et plus elle s’absente de ce qu’elle a engendré. Que des états divers de la série se superposent ou qu’elle s’emboîte en elle-même, par segments, l’ordre sériel base est annihilé et le principe de non répétition, générateur essentiel de la série, nié dans son principe même. Le résultat d’une combinatoire quelle qu’elle soit ne la restituera jamais et pourtant elle ne l’efface nullement, au contraire : le noyau sériel est omniprésent dans le cheminement des Pièces de caractère sériel. Il demeure par les phénomènes remarquables qui se voient reformulés, même si le plus souvent altérés, dans le fil mélodique obtenu.

 

Eux aussi ont tendance à altérer le fil des choses. Il ressort de ces sécrétions des enchaînements torves, des amalgames de notes voisines, des asymétries permanentes. La série enseigne ainsi à la mélodie ce qu’elle peut être, ce qu’elle doit être. La reconnaissance n’est pas abolie mais elle est toujours partielle et fuyante. Même la répétition à l’identique d’une forme donnée est corrompue et pour ainsi dire ramenée à un accident : « Tiens ! Il y a deux feuilles du même vert sur cet arbre. » Mais deux verts identiques à des emplacements différents ne font pas le même vert. C’est plus vrai encore, sans doute, pour le son musical.

 

Les mélodies sérielles sont tissées d’accident et se déroulent ainsi, au fil des accidents qui leur donnent forme. Le premier accident naît de la rencontre du matériau sériel (série brute, choix de transpositions, tableau de série...) avec une enveloppe ou un schéma rythmique. Le schéma rythmique permet, d’une certaine façon, d’analyser la série qui peut s’y inscrire de la façon la plus régulière du monde ou au contraire multiplier les asymétries. Les pièces pour petit ensemble synthétique offrent souvent ce cas : la basse et ses alter ego électroniques (basson, cor) déroulent parfois de façon très mécanique l’enchaînement des notes. L’accompagnement est plus accidenté dans les voix médianes (guitare, xylophone) et le « chant » se déploie plus librement, comme il se doit. Il est remarquable de constater que cette organisation de l’accompagnement n’est pas moins valide, en soi, qu’un accompagnement d’inspiration tonale et qu’elle se passe bien de la tension dissonance / consonance à laquelle on accorde parfois beaucoup d’importance. En fonction du registre et du timbre, dans un contexte d’instruments imparfaitement tempérés, cette tension très marquée et structurante au piano s’estompe ou s’annule totalement. Notre univers de formes ne se ramène pas à une dialectique de tension et de détente ou, du moins, cette dialectique trouve-t-elle d’autres moyens que les attractions les plus immédiates de la série harmonique.

 

L’idéal de la dodécaphonie (si tant est qu’il y en ait un) serait sans doute cet air sans début et sans fin, où tout se ressemble lointainement sans revenir à soi et dont la dimension émotionnelle même ne se rapporte à rien de connu. Une monodie, en somme, dont le déroulement emprunterait les mêmes moyens que le rêve et sa remémoration : inversion, condensation, dilatation, altération, dédoublement, effacement, superposition et juxtaposition. Mais il serait absurde de restreindre la série à cette existence. Même en la ramenant à des structures plus fermées, intégrant une notion de thème ou de refrain, son caractère accidentel et erratique prédomine.

 

C’est en particulier le cas pour une pièce d’origine synthétique, « Extreme series ». Rédigée initialement pour un pseudo-piano, transcrite ensuite pour un petit ensemble synthétique, cette pièce dont l’intention est relativement transparente a également fait l’objet de dérivations diverses. Sa structure est très claire : un tempo vif, un motif à peu près circulaire, très chargé et rapide, qui s’interrompt brutalement à différentes reprises dont l’une qui induit une lenteur extrême au point qu’on en oublierait la ritournelle brutale qui revient pourtant, s’inverse, accélère encore et s’achève (mais on pourrait encore dire : accidentellement) avec un motif plus modéré, le seul peut-être de l’ensemble. La pièce d’origine est proprement injouable en l’état. Son adaptation pour la guitare basse seule ne pouvait être que partielle et se résoudre en divers possibles. Le motif circulaire nécessite de l’exercice mais sa restitution ne pose pas de problème majeur. En revanche, la section qui repose sur une inversion de la série et du motif fait l’objet d’accélérations irréalisables. D’autant que le motif né de l’inversion n’a pas du tout le caractère d’évidence de la ritournelle quasi dodécaphonique d’origine (ramené à une monodie, le motif doit compter dix notes et ne s’interdit ni répétition ni saut d’octave). Enfin, la partie de piano ayant été redistribuée pour une flûte, une guitare, un basson et une basse synthétiques, chaque instrument décline une variante du même cheminement. Au lieu d’une forme ouverte nous avons une structure de type thème / développement mais le développement ne dépend pas du thème. Il puise à la série, plutôt. Le thème se voit ainsi dépossédé de sa fonction génératrice mais pas seulement. C’est toute la construction de la pièce qui est menacée d’hémorragie thématique, en même temps qu’elle est menacée dans son intégrité puisque ses composantes comme ses variantes se déploient indépendamment les unes des autres.

 

Du fait de sa réduction à une monodie pour guitare basse, « Extreme series » a perdu de son caractère extrême, même si l’amplitude des vitesses demeure au cœur de sa dialectique. Sa forme demeure ouverte et il est probable qu’elle demeure telle. On a un thème qui n’est plus thème car il n’a plus prise sur ses variations. Un motif moulé dans la dodécaphonie mais qui n’en observe plus guère les principes. On voit ici à quel point il est absurde de multiplier les interdits, tendance principalement liée à la crainte de perdre la spécificité de la méthode sérielle dans la conception d’un univers musical donné (comme s’il fallait absolument nier le monde diatonique pour garantir l’existence du sérialisme). Nous voyons au contraire que la seule règle applicable - l’établissement de la série - entraîne à elle seule un champ de possibles qui interdit de fait non tant l’attraction tonale que les fonctions qui lui sont liées et avec elles, tout l’artefact de l’univers harmonique traditionnel.

 

Le cas d’« Extreme series » est relativement isolé dans ces productions synthétiques. Plusieurs motifs d’attaque pourraient ainsi être assimilés à des thèmes mais ne reviennent jamais sur eux-mêmes non parce que ce serait interdit mais parce que ce serait inutile. Ce sont ces pièces que j’ai privilégiées quand j’ai entamé l’adaptation des productions synthétiques à la guitare basse car ces motifs saillants m’offraient une prise, un modèle auditif clairement identifiable, ce qui n’est pas toujours le cas avec la série. De là, j’inspecte le cheminement accidenté de la mélodie retranscrite, chose dont je suis certes l’auteur mais dont je me sens à peine responsable tant je ne fais que la découvrir. Je ne le modifie le plus souvent que pour des raisons pratiques.

Je n’en suis pas à prétendre développer ces pages relativement brèves. Il s’agit essentiellement aujourd’hui d’en stabiliser la notation et l’exécution (il faudrait ajouter : la compréhension) tout en l’utilisant comme réservoir de formes pour des enregistrements partiellement improvisés et composites.

 

Si la dodécaphonie est un univers qui diverge radicalement du monde diatonique, on pourrait se demander quel bénéfice elle apporte par rapport à d’autres formes, plus libres et intuitives, d’atonalité et ce, d’autant que, comme je l’ai indiqué, le résultat conserve rarement la chaîne dodécaphonique dans sa complétude. Or, l’incompatibilité n’est pas moindre. L’inspiration atonale peut certes produire des formes qui ont la couleur de la dodécaphonie. Elle ne vous placera jamais devant un objet qui n’est pas issu de votre imagination. Il résulte certes d’une série de choix qu’on pourrait qualifier d’imaginatifs. Mais il ne vous est d’aucune familiarité. Il n’est pas né d’un geste ou d’un souffle mais d’un calcul et d’une notation. Il vous reste à l’appréhender, à le connaître, à le transformer en geste. La série a sa phraséologie. Parmi les choses qu’elle interdit (ou neutralise), il y a encore cette distinction si cruciale dans la musique notée entre intervalles conjoints et intervalles disjoints. Cette distinction n’est pas seulement utile pour l’apprentissage de la lecture musicale. Elle est partie prenante de l’écriture elle-même. L’intervalle conjoint, pourrait-on dire grossièrement, tend vers l’harmonie tandis que l’intervalle disjoint tire plutôt vers l’harmonie. Mais la série fige les rapports d’intervalle, le plus souvent au bénéfice des intervalles disjoints (ce qu’on illustre quand on veut caricaturer un chant de style dodécaphonique ou atonal : on appuiera les sauts de hauteur les plus tendus). Il peut exister des cas de séries privilégiant les intervalles conjoints mais ils sont rares. On se souvient que Webern avait esquissé une série employant quatre tronçons de trois notes se succédant chromatiquement. Peut-être avait-il cette question en tête ? Las. Il n’a pas pu mettre en œuvre sa série et les esquisses du projet semblent trop rares pour en donner un aperçu. Mais privilégier l’intervalle conjoint dans la série ne restitue pas plus la dialectique conjoint / disjoint que ne ramène au monde tonal le choix d’y insérer autant que possible des accords classés. C’est le processus, tout le mode de production de la forme musicale, qui est renversé. De tels choix auront au moins l’intérêt de donner un profil singulier à la série car, dans le privilège des intervalles disjoints, les distinctions d’intervalle sont plus difficiles à appréhender dans leur singularité. Pour dire les choses plus simplement : rien ne ressemble tant à une série qu’une autre série, du fait de la répartition « sans ordre » des notes au sein de la série. Mais ce n’est pas son état initial, inerte, « à plat », qui révèle la série dans sa singularité. Ce sont les formes qu’elle engendre et qui composent, d’une certaine façon, une grande famille.

 

 

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