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On ne sait jamais
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 Article publié le 9 avril 2023.

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Comme jeudi dernier, et pour les mêmes raisons, debout devant la glace de la salle de bains, je fais semblant de me raser. Ma barbe est le gage de ma vision. Et si je fais semblant, c’est pour masquer au monde ma clairvoyance en cécité. On ne sait jamais !

Samedi, 8h45. Je suis devant la boulangerie, à l’angle de la rue des Jumelles et de la rue Dunoir, où je fais semblant de me surprendre moi-même à imiter quelqu’un avec facilité. On ne sait jamais ! C’est aussi la raison pour laquelle je fractionne mes actions. Aujourd’hui, je fais semblant d’aller à la boulangerie, demain j’y achèterai des croissants.

Dimanche. La boulangerie est fermée le dimanche ! Je ris. Ceux qui lisent par-dessus mon épaule et qui m’y attendaient en sont pour leurs frais.

Le dimanche, entre nous soit dit, j’ai autre chose à faire. C’est Le jour ! Le grand jour des Petits Amis. Ils sont là, tous étalés devant moi : équanil, haldol, xanax et lexomil. Je les avale tous en même temps avec une bouteille de blanc bien frais. Ça va tout de suite beaucoup mieux. Mais comme on ne sait jamais, je sniffe par dessus une belle ligne de coke. C’est le bonheur total ! Ensuite, comme tous les dimanches, ma voisine d’en face me parle d’amour.

Elle a 40 ans, ou presque, et elle les fait. Petite, des lunettes à larges montures qui lui mangent le visage, elle a un chien pékinois qu’elle sort tous les jours. Je l’ai nommée l’amour à face de petit chien, parce qu’elle est aussi petite que son chien, et que ses lunettes lui donnent le même air écrasé. Je le vérifie tous les jours que je la croise devant la boulangerie où elle attache son chien quand elle y achète du pain.

Elle est dans la cuisine, assise sur un tabouret, un grand tabouret haut comme un tabouret de bar. Qui croit-elle tromper ? Je fais semblant de croire que je la vois assise au bar sur un grand tabouret. Elle est seule dans l’établissement. Devant elle, il y a du linge entassé pêle-mêle sur le sol, sans doute des serviettes de table et des nappes. C’est un petit bar restaurant et le dimanche est leur jour de fermeture. Elle en profite pour faire une « machine ». Pendant qu’elle trie son linge, je quitte la fenêtre d’où je l’observe pour une autre moins frontale mais plus sûre. On ne sait jamais. D’ailleurs pour donner le change, je laisse ma tête écrasée au carreau de la première tandis que je l’observe en toute sécurité de la deuxième où je reste posté, ravi, la journée entière.

Mardi. J’ai perdu mon entrain, mais, par extraordinaire, je chante tout l’après-midi en peignant. Et vice versa. Je peins pour tromper mon ennui (et ma tête qui, va savoir pourquoi ? me fait la gueule !) C’est pourquoi, je fais semblant de m’intéresser à quelque chose autant pour la dérider que pour prendre une part active à notre vie en commun. La peinture ne m’a jamais laissé indifférent, et je parie que ma tête non plus. Ce qu’elle confirme assez rapidement. Dès les premiers coups de pinceau sur la toile, nous nous mettons à chanter. À la fin de la journée, ma voisine est en peinture, accrochée au mur comme une immense mécanique bien huilée. J’ai longtemps hésité entre la peinture à l’eau et la peinture à l’huile, mais je ne regrette pas mon choix, c’est magnifique. Et ça parle à l’imagination, on dirait l’intérieur d’une grande montre qui marque le temps du monde.

Je m’endors sous son regard aimé. Et sans doute davantage encore depuis que j’ai retouché son portrait après avoir lu Goethe : « Dans toute forme organique, dit-il, l’extérieur procède morphologiquement de l’intérieur. » Comment n’y avais-je songé pas plus tôt ? Ce n’est pas ma tête qui m’aurait soufflé ça ! Une aubaine ! J’ai repris les fonds. Et avec un souci du détail que je n’aurais jamais soupçonné chez moi, j’ai peint tout autour d’elle des boyaux de toutes les couleurs et des entrailles de toutes les formes. J’ai peint l’intérieur intestinal de son corps, comme j’aurais peint des colliers de fleurs. C’est somptueux. Et tout à fait pertinent.

Demain, j’irai montrer mon talent à la boulangerie, on ne sait jamais.

Vendredi. Non seulement, j’ai pris goût à la chanson mais aussi aux phrases mystères qui d’un seul coup d’un seul éclairent tout un pan de questions laissées en suspens. Et la question qui m’agite le mieux en ce moment est celle du problème que ma tête me pose : c’est la barbe ! Si je la rase au lieu de faire semblant de la raser comme à mon habitude, ma tête va faire une de ses têtes dont elle a le secret. Cette barbe (l’ai-je déjà dit ?) masque notre clairvoyance en cécité. Elle est le gage de notre innocence (voilée).

Le plus compliqué, c’est de tromper sa vigilance. Comme de penser hors les murs qu’elle m’impose. Depuis que j’ai peint ces fonds intestinaux, deux verbes, que j’aimerais lui cacher, me hantent : tailler et détailler. Et je ne parviens pas à les soustraire à sa surveillance. Elle me suit partout, de peur que je me saisisse de quoi parvenir à mes fins. Il y a comme une paire de ciseaux entre nous ! Je le vois bien, car de mon côté également, je connais avant même qu’elle en ait l’intention le moindre de ses faits et gestes.

J’ai réussi. Je lui ai fait le coup de l’histoire de fou. Je lui ai dit que j’allais à la boulangerie, pour qu’elle croit que je dise que j’allais à la boulangerie pour lui faire croire que je n’allais pas ailleurs qu’à la boulangerie. Alors qu’en réalité, j’allais à la bibliothèque, à la recherche de la phrase mystère.

Voici celle que j’y ai trouvée en réponse à mon tourment, elle est de Benjamin Constant : « Il y a dans le monde, sans que le monde s’en doute, un grave auteur allemand qui observe avec beaucoup de sagesse, à l’occasion d’une gouttière qu’un soldat fondit pour en faire des balles, que l’ouvrier qui l’avait posée ne se doutait pas qu’elle tuerait quelqu’un de ses descendants ».

En rentrant, j’ai acheté des croissants.

Samedi. Nous sommes sortis ensemble, comme si de rien n’était. Nous promener et faire un peu de shopping. Elle a acheté quelques babioles. Moi : un beau parapluie. Septembre, lui ai-je dit, c’est déjà un peu l’automne.

Dimanche ! C’est Le jour ! Le nôtre ! Le mien ! Au lever, j’ai couru dans la salle de bains. J’ai ouvert l’armoire à pharmacie. Et j’ai vu qu’ils m’attendaient tous. Ça m’a rassuré. Ensuite, debout devant la glace, j’ai fait, comme tous les matins, semblant de faire semblant de ne pas me raser. En même temps, et le plus discrètement possible, j’ai empoigné l’objet « Benjamin Constant » que j’avais tiré du parapluie durant la nuit et je l’ai caché dans mon dos. Puis j’ai regardé ma tête dans la glace et je lui ai dit sans trembler :« C’est fini, fini, fini, tout est fini entre nous ! » Et là, j’ai frappé droit aux yeux. Depuis, il ne me reste que la parole : je suis dans le noir le plus complet. D’ailleurs, je profite ici de l’occasion qui m’est offerte pour remercier l’infirmière à qui j’ai dicté ces quelques mots. On ne sait jamais ! C’est peut-être ma boulangère…

 

 

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