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Le calepin d'un fragmentiste - 26 - L'épicerie
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 Article publié le 23 juillet 2023.

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« Le temps de pleurer une larme ou deux sur le fracas du pauvre monde et de passer une blouse, je suis à vous comme la sardine est à l’huile, le maquereau au muscadet, la tripe à la mode de Caen, la soupe à l’oseille et à la grimace, l’œil et la raie au beurre noir, le céleri à la rémoulade, la truite au court-bouillon, l’artichaut à la barigoule, le porreau à la vinaigrette, l’œuf à la mayonnaise, l’alouette au miroir, la bouteille à l’encre.

— Faites, prenez votre temps… 
— Lorsqu’on prend son temps, on prend aussi celui des autres. Qu’est-ce qui vous amène ? La faim et la soif font sortir le loup du bois et chanter les aveugles.
— Vous en savez des choses.
— Et pourtant je ne quitte ma boutique que pour les mariages et les enterrements. Maintenant, on ne se dit plus le grand oui-da, ni devant ni derrière l’église et on prend de moins en moins la peine de mourir. Je cause, je cause… Presque quarante ans de service. J’en ai vu des familles se faire et se défaire. Votre grand-mère et ma femme s’en taillaient des bavettes… J’ai su pour votre mère… Que voulez-vous, la roue tourne…
— Nous n’avons pas d’enfant, des soucis en moins. Ce n’est pas que nous n’en voulions pas… Comme tout le monde, on fait aller. On n’est pas des plus malheureux sur cette terre. Les parents se sont toujours contentés de ce qu’ils avaient…
— Le mieux est l’ennemi du bien.
— Une livre de sel.
— Attique ou gaulois ? Quarante grammes de plus. Je ne peux tout de même pas compter les grains !
— Six œufs…
— Pour la coque ?
— Peut-être. Mettez-en douze. Pochés, frits… J’en ferai durcir quelques uns pour le voyage.
— Vous …Vous… Des vacances ?
— C’est beaucoup dire. Le bout de la semaine… Les derniers de la parentèle du côté de mon mari. De l’eau et des arbres… Pour leurs vieux jours, ils sont seuls. Deux enfants… Une fille à Paris dans des bureaux, un garçon au bord de mer, soi-disant dans le commerce.
— Votre mari a retrouvé du travail ?
— Pour le moment, il remplit les boîtes aux lettres de prospectus, il fait des livraisons et de la maçonnerie, il aide sur le marché… Quand il sentait le pétrole et le cambouis, c’était Byzance. Comme quoi l’argent a une odeur. On attend des réponses de droite et de gauche. L’Administration, elle, n’est pas pressée. Planplan, planplan… Doucement le matin, pas trop vite l’après-midi ! Changez de métier et serrez-vous la ceinture ! Mon homme, c’est la mécanique… 
— Le persil, je vous l’offre. Dans l’eau, il reprendra sa vigueur.
— Heureusement que les parents, les grands, nous aident financièrement. Que Dieu les bénissent. Ils ont un carré de terre au bord d’une rivière poissonneuse. Des légumes, des arbres… Un voisin s’assure que tout va bien… il s’occupe du jardin et surveille la maison. On revient toujours avec une bourriche pleine. Tant qu’ils ont la force d’être là… On ramène toujours quelque chose, un service en verre mousseline, un châle d’été en soie brodé, des poupées russes, une boîte à musique… Petit à petit, ils se détachent de tous leurs souvenirs. Plus rien ne leur dit… Elle croise toujours ses aiguilles à tricoter, lui, bichonne sa pipe et s’endort sur son journal. Ils traînent leur chaise de l’ombre au soleil.
— Ne croyez pas qu’ils se débarrassent de tout ce qu’ils vous donnent, ils y tiennent trop. Ils se coucheront paisibles pour l’éternité. On se dépouille en faveur de quelqu’un ou de quelque chose. J’aurai tant voulu être comédien… Peut-être, l’ai-je été à ma manière retranché dans ma réserve entre des cageots, des cagettes, des barils, des couffes, des casiers ? Après-moi, rideau de fer !
— Deux oignons.
— Pour pleurer misère ? J’entends mon père : L’oignon fait la force !
— Deux têtes d’ail… Des échalotes. Une dizaine de tranches de cervelas, quatre belles de jambon cru, une de petit salé… Je préparerai des lentilles. Ils raffolent de charcuterie… De la soupe, un morceau de fromage, deux doigts de vin… Quand on est là, ils reprennent des couleurs. Les odeurs de cuisine… Leur Suze, les olives vertes… Ils parlent, ils parlent… Des moulins à paroles. Tout y passe… Ils revivent…
— Tenez, vous goûterez la coppa de Parme. Bon poids. Je ne serai pas plus gras. Emballez, c’est pesé ! Déjà six ans qu’elle est sous terre, à deux heures d’ici…
— Un paquet d’herbes…
— J’y vais trois fois par an avec l’autocar. Je suis plus tranquille. Mon tacot a rendu l’âme… Ce n’est plus de mon âge de m’aventurer sur les routes avec tout ce qu’on apprend, sans compter la fatigue. Un petit hôtel, toujours la même chambre… De braves gens du terroir… Des plats mijotés à l’ancienne… Ma douce était un vrai cordon bleu. Moi qui voulais partir avant elle…
— Une frisée et des anchois au détail… Une poignée de mâche pour la garniture.
— J’ai du rosé bouché de derrière les fagots du producteur. Je vous en mets une bouteille ?
— Deux !
— La seconde, je vous la laisse au prix coûtant. Vous m’en direz des nouvelles.
— Vous n’avez plus d’épinards ?
— Les épinards, c’est la mort du beurre… C’est pour dire, parce que, des épinards, je ne m’en régale pas. J’ai mes festins de légumes passés, de fruits touchés, de munitions plus présentables. Je ne supporte pas le gaspillage. On refond bien les bouts de cierge et de savon. Et puis quand on est seul à table…
— Un filet de pommes de terre.
— Des grosses ? Je n’ai plus que du détail…
— Nous les aimons en robe de chambre.
— En robe des champs, disait ma femme, en robe de cendre, disait ma mère. Et pourquoi pas en chemise ardente ? J’ai de la patate douce…
— La patate ? Une botte de radis et de quoi faire une ratatouille. Ils n’auront qu’à faire réchauffer… De la farine, des vermicelles, du riz, de la moutarde, de l’huile j’en ai encore… Je préfère approvisionner mon placard au fur et à mesure, plutôt que de ne plus savoir ce qui s’y trouve.
— Et puis, ma boutique est ouverte même le dimanche. J’en ai qui ne viennent que pour des broutilles et surtout pour faire la causette ou pour se débourrer le cœur. L’église est moins chaleureuse.
— J’ai une envie de confiture de fraises et de macarons…
— Un heureux évènement ?
— Pas que je sache, mais on ne sait jamais par les temps qui courent.
— La semaine prochaine, j’aurai de la morue à dessaler.
— Je ferai des beignets ou une recette portugaise.
— Et avec ça ?
— Avec ça, avec ça… Quelques oranges…
— Pour le jus ?
— Un citron vert et des pruneaux d’Agen.
— Les pruneaux relâchent le ventre. Prenez un sachet d’amandes douces, c’est un cadeau de la maison. Il faut que je pense à rentrer au pays, pour n’encombrer personne avec ma carcasse. La mercière, embobinée par sa fille, compte plier bagage à la fin de l’année ; le marchand de vin, le zingot comme on l’appelle, sous peu, trempé dans de l’eau bénite, rapetissera chez sa cagote de sœur ; le cordonnier, lui, perdra sa caboche et ses économies dans les limbes d’un asile… Les bancs sont vides, les gens s’expédient… Les marchandises, la parlote et les rires débordaient sur la place. Qui fera crédit aux besogneux ? Certainement pas ceux des hangars, des bazars, des galeries… Pas ceux-là avec leurs vigiles, avec leurs gardiens de jour et de nuit, avec leurs chiens enragés, avec tout ce monde qui obéit au doigt et à l’œil. Pas ceux-là. Non, pas ceux-là, ma petite dame. Et avec ça ? C’est tout pour aujourd’hui ?
— Pour aujourd’hui … Vous avez des allumettes ?

 

Robert VITTON, 2023

 

 

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