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 Article publié le 17 septembre 2023.

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à Patrick Cintas

 

Cet esprit fort crut quelque temps aux forces de l’esprit ; c’est qu’il lui fallait quelque chose au-dessus de lui qu’il pût tenter d’égaler en exerçant sa propre force.

Arriva l’hiver des hivers, et tout changea dans sa manière de voir les choses.

Son regard ne se focaliserait plus, désormais, sur une somme de détails qui, mis ensemble, donnaient jusque-là un sens à la versatilité insatiable de son regard d’aigle planant au-dessus des contingences matérielles et spirituelles.

Le temps n’était plus à de telles subtiles distinctions héritées de la Tradition.

Cette dernière continuait d’exister dans la discrétion de ses mystères entretenus par des foules de fidèles de plus en plus maigres, mais lui, fort de son expérience, s’imposait une autre voie qui ne laisserait de l’étonner, il en était convaincu.

Il ne cherchait pas le salut. N’avait rien à se faire pardonner ni personne à tourmenter.

*

Toute perspective, si large et vaste soit-elle, ouvre sur un avenir indécidable ; on ne peut penser à tout, ce serait folie - hégélienne - que d’y prétendre, et, parfois si considérables qu’ils forcent l’admiration des meilleurs d’entre nous, les moyens intellectuels mis en jeu dans un rapport de forces qui voient s’affronter la pensée avec elle-même, ne sont d’ailleurs pas exactement la cause de cette faillite toute relative aux objets qu’elle se donne et auxquels elle se voue avec acharnement, mais c’est le projet même qui ne peut aboutir, non pas faute de force et de temps, mais parce que l’impossible s’y joue de nous en nous accolant cans cesse à des possibles innombrables que nous ne saurions épuisés, même le temps de plusieurs vies.

Aussi voudra-t-on bien pardonner l’auteur de ces lignes qui n’a pu penser à tout, n’y a pas songé un seul instant, et qui, fort de ses faiblesses et manquements, trace sa route en s’inventant sans cesse de nouveaux obstacles par-dessus lesquels il s’emploie, dans la joie, à rebondir.  

*

L’œuvre, les œuvres…

L’idée en vient toujours d’autrui, du spectacle que d’autres que nous organisent ou qu’on organise pour eux autour de cette entité abstraite-concrète qu’on appelle communément œuvre.

Idée à l’œuvre dans certaines œuvres, absente d’autres dont les auteurs ne goûtent pas la réflexion sur soi à travers les tours et les détours d’une réflexion qui accompagne l’écriture en train de se jouer. Ce « soi » est au carrefour de routes qui convergent-divergent en un point nodal dans l’espace dédalique duquel il est loisible ou non de s’attarder. C’est à ce carrefour de tous les possibles - le cross road du Blues - que se joue une certaine approche de la lumière minuit sonnant.

Toucher du doigt l’œuvre, c’est en feuilleter un fragment « en la personne d’un livre », véritable ambassadeur-fétiche dont on ne sait s’il représente son auteur ou si, détaché de lui, il ne roule que « pour son compte ».

Qu’on se rassure, la notion d’auteur n’est pas prête de s’évanouir dans le décor futuriste que certains démagogues nous promettent : une poésie pour tous par tous n’est pas pour demain, mais elle est en germe dans toute œuvre digne de ce nom, si l’œuvre, par son impersonnalité, fait signe vers cet ailleurs de l’altérité auquel elle s’adresse pour seulement exister, son auteur-créateur-géniteur n’en ayant été que le génial, le piètre ou le talentueux concepteur qui ne peut que l’abandonner à son sort. Tout au plus sollicitera-t-il l’avis éclairé de quelques esprits afin d’accompagner l’œuvre vers sa destinée incertaine, mais c’est déjà admettre qu’elle échappe à son créateur qui la voit partir vivre sa vie sans lui.

Les fous de dieu, eux, n’oublient pas l’auteur qu’ils incriminent, dénoncent, vilipendent, à la mort duquel ils appellent parfois. Au nom d’un de nos principes - le respect de la libre conscience d’autrui - « on » autorise des prises de parole haineuses qui appellent à la censure voire au meurtre.

Lorsque la liberté est dévoyée par un ramassis de voyous qui nourrissent des ambitions totalitaires - tout comme la canaille fasciste et la racaille nazie en leur temps, un temps qui semble revenir, ostalgie aidant ! -, alors c’est cette liberté de tous pour tous et par tous qui est en passe de se retourner contre elle-même : elle produit des monstres de cruauté sanguinaire donneurs d’ordre et des abrutis prêts à toutes les abominations au nom de leur satané dieu dont nous n’avons que faire.

La pataude « Justice », elle aussi, sait poser sa lourde patte sur un auteur, lorsque d’aucuns « portent plainte », estimant que les limites de l’acceptable ont été dépassées, et les limites varient beaucoup d’un pays à l’autre, d’une époque l’autre.

L’autre d’une époque ne faisant, le plus souvent, que mimer cela même dont elle prétend se détacher avec force convictions. Les jeunes générations tombent toutes dans le panneau. Qu’il est amusant, trente ou quarante ans après coup, de les voir ondoyer dans les filets de l’époque qu’ils ont contribué à façonner ! Les moyens mis en œuvre, à cet égard, ne renouvellent pas les fins dissimulées ou affichées, la soi-disant « révolution numérique » nous en apporte la preuve tous les jours que les hommes font avec ou non un dieu dans le cœur et les tripes.

La Justice n’est qu’une farce de plus, un pis-aller dans un monde décomposition-recomposition permanente. On peut le dire pourri ou parfaitement sain, blet ou immature, ce n’est qu’une question de perspective !

Cette sorte de liberté conditionnelle - même l’absolue liberté d’expression nord-américaine n’est qu’un effet institutionnel en ce qu’elle est garantie par une Constitution qui peut un jour « sauter » - ne fait pas l’affaire des créateurs, seulement celle des affairistes qui contrôlent nos sociétés, et aussi les affaires des fous de dieu embusqués dans les institutions qu’ils tentent de noyauter en y grignotant des parts de marché.

Le ver est dans le fruit, l’arbre est pourri. Il ne doit sa survie qu’à la sève que lui fournissent quelques esprits libres et un public fidèle attaché à la liberté pour tous et par tous qui ne doit jamais être dévoyée en licence pour seulement quelques-uns qui entendent dominer des sociétés entières à leur profit, tout en clamant qu’ils n’agissent que pour le bien de tous et de toutes ou pour la gloire de dieu. Ces quelques-uns, crapules de l’establishment ou voyous de cité, maffieux infiltrés dans des régimes corrompus ou opportunistes de tous bords politiques, nous les avons en haine.

Bref, les créateurs sont parfois sommés de s’expliquer devant les tribunaux ou sont carrément assassinés pour délit d’opinion ou pour blasphème. Les fidèles se sentent blessés dans leur fois par un blasphème : sous couvert de défendre leur dieu, c’est eux qu’ils défendent, et ils ont raison de craindre pour leur vie et leur foi, car nous ne les tolérons dans nos parages que dûment muselés et tenus en laisse autant que faire se peut. Pas de liberté pour les ennemis de la liberté, c’est à cette malheureuse extrémité qu’ils nous contraignent plus qu’ils ne nous condamnent, une raison de plus de leur en vouloir à mort.

Un monde apaisé n’est qu’un monde où les armes se sont tues pour un temps, et dans un monde de chaos à feu et à sang, il ne saurait y avoir d’œuvre qu’extirpée de sa gangue de souffrance et de malheur et sauvée en des lieux plus paisibles où elle peut se faire entendre.

La rumeur la portera jusque dans des foyers qui vivent loin du bruit et de la fureur mais qui savent ouvrir les yeux et les oreilles ; il ne s’agit pas de se complaire dans le spectacle des horreurs dont ce monde est capable dans le confort d’un salon ou d’une bibliothèque mais de regarder le monde en face, tout en se protégeant de ses effluves méphitiques : il ne peut y avoir d’art et de littérature, de danse et de musique que dans l’espace forclos d’une paix fragile assurée par diverses institutions à la garde et à la conservation desquelles tant les créateurs que le public participent activement, en veillant à ce qu’elles ne soient ni noyautées ni dévoyées par des forces politiques réactionnaires d’obédience religieuse. Fragile équilibre tant de fois perdu ! Les créateurs du Bauhaus dans l’Allemagne weimarienne malade d’elle-même, en surent quelque chose qui, eux, eurent affaire à des fous de la race qui ne veulent pas mieux que les fous de dieu. N’oublions pas ces Russes et ces Allemands chez qui tant de belles choses se dessinaient à l’aube du vingtième siècle ! Voyez ce qu’il est advenu sous Hitler et Staline !

Le « charme » (merci Valéry), qu’exerce une œuvre, sera d’abord due à l’aura de souffrance qui la nimbe, mais plus encore, dans le temps plus long et plus ingrat d’une postérité qui se cherche toujours de génération en génération, toutes les références à « l’actualité brûlante », qui l’a vue naître et risquer de mourir avec son auteur ou son autrice, ayant tourné en Histoire, l’œuvre ne s’imposera durablement que par la maîtrise dont son auteur ou son autrice aura su faire preuve en donnant à voir et à comprendre le chaos d’où elle a surgi, et qu’à sa manière elle a vaincu.

L’œuvre, l’œuvre en dépit de tout, l’exigence de l’œuvre, dans les deux sens de ce génitif subjectif et objectif, maintenue vive contre vents et marées, parfois dans les pires conditions.

Mais que faut-il entendre au juste par œuvre ? s’agit-il d’un livre - roman, récit, recueil de poèmes, essais - pris isolément, d’une pièce de théâtre en particulier, d’une chanson dans l’air du temps ou d’une composition singulière ou bien d’un ensemble architectonique, un ensemble rigoureusement construit qui signifie plus que la somme de ses parties en ce qu’il porte la secrète intention de son créateur ou de sa créatrice d’attester une sorte d’au-delà de la forme que ses œuvres rassemblées en des œuvres complètes sont censés rendre manifeste, au-delà que le créateur ou la créatrice ne peut évidemment pas atteindre, car l’œuvre ne serait alors que cet élan adventice supposé être à l’origine de soi, élan qui résulterait dans le même temps de cet allant dont le créateur ou la créatrice a su faire preuve tout au long de sa carrière, brève et fulgurante ou bien longue, tranquille, parfois heurtée ?

Il y a là une ambiguïté qu’il faut dissiper.

Chapelets de questions qui s’entrechoquent dont il faut démêler l’imbroglio !

 

L’œuvre considérée comme une œuvre en progression - work in progress - est un habile moyen terme pour contourner la difficulté qui n’en subsiste pas moins.

Une œuvre en devenir, cela existe, sans que son créateur ou sa créatrice - on me pardonnera cette constante insistance sur le féminin qu’appelle la prise en compte d’une situation injustement faite aux femmes durant des siècles ! - ne sache où il/elle va.

C’est là toute la question ? où aller, vers où aller plus exactement ? et avec quels moyens ?

Passons sur les tâtonnements de la jeunesse, laissons aussi de côté ces quelques esprits précoces, les Rimbaud, les Lautréamont, mais aussi un Mozart ou un Mendelssohn qui compose Le songe d’une nuit d’été à seulement dix-sept ans, etc

La précocité et ses fulgurances vont souvent de pair avec une vie brève qui ne laisse pas le temps au créateur de développer tout ce qu’il porte en lui. (Ici, hélas, le masculin est de rigueur parce qu’il porte sur un passé déjà fort lointain…) Ce qui ne signifie pas que l’œuvre interrompue par la mort précoce d’un génie précoce ne porte pas des fruits suffisamment mûrs pour exercer une influence durable sur celles et ceux qui viennent après, les Nachgeborenen, comme les appellent Bertolt Brecht, et qui parfois s’intronisent successeurs autodésignés d’un héritage dans le sillage duquel ils souhaitent, au moins pour un temps, inscrire leur œuvre.

La légitimité d’une telle démarche est évidemment sujette à caution ! Les épigones brouillent « le message », interfèrent dans l’œuvre qu’ils ont canonisée et dont ils exploitent les moindres recoins, finissant par produire un brouillard cognitif qui me rappelle « la critique buissonnante » dénoncée par André Gide dont il dit qu’elle finit par faire disparaître l’œuvre qu’elle a circonscrite puis investie.

En effet, que nous laissent-ils en héritage, ces génies précoces ? des œuvres puissantes à l’analyse de la fulgurance desquelles s’attèleront des générations d’universitaires zélés ? une trace, plutôt, de leur passage, un sentiment d’urgence qui nous rappelle la vérité de l’adage latin : Ars longa, vita brevis.

L’art est long et le temps est court, écrivait parodiquement Charles Baudelaire trop vite fauché par la mort…

Il faut se hâter parce qu’on ne sait pas de quoi demain sera fait !

C’est justement cette urgence à créer qui anime un esprit jeune ou moins jeune qui a à cœur de faire vivre une œuvre, la faire vivre exigeant plus d’allant et de constance que de la faire naître, ce qui implique souffle créateur - le désir dont nous entretient Patrick Cintas - mais aussi une patience, et je dirais même une longanimité qui fait parfois défaut à certains et certaines trop pressés de parvenir à un but qui n’existe pas, n’existera jamais, la destination de toute œuvre étant de n’en pas avoir, en cela toujours proche de sa fin qui ne se confond en rien avec un quelconque terminus. 

L’œuvre, dans cette perspective, est une patience impatiente Il faut vouloir en découdre avec l’inconnu qui jamais ne s’avance vers nous mais sollicite notre sollicitude de tous les instants.

Instants heureusement discontinus et aléatoires qu’il faut reconnaître instantanément et vivre opportunément comme une chance de création à saisir qui ne reviendra jamais, si on la laisse passer.

Instants fascinants car purement impersonnels, sorte de rumeur en pointillé qui troue le temps, dérange sa régularité de métronome que scande le temps des horloges, temps physiquement éprouvé qui accélère ou ralentit, courbé par les battements de notre cœur… à l’ouvrage.

Un rapport au temps quelque peu retors s’instaure qui se doit de tenir compte du temps des horloges - notre temps est compté - mais qui sait aussi, dans le même temps s’en abstraire en se concentrant sur la paradoxale durée d’instants qu’il faut oser redire éphémères : qu’est-ce que l’écriture sinon cela même qui, venant du temps dans le temps, se joue de lui en le suspendant à notre volonté d’y laisser une trace qui ne peut s’accomplir que dans l’accueil inconditionnel - à la vie, à la mort ! – d’instants enchaînés à leur indéfinie répétition, par-là voués à leur propre perte, et qui nous entraîne inexorablement vers notre impropre perte ?

C’est le temps même, qui assaille, rompt et brise tous les liens, le temps vécu comme l’inexorable retour de l’irréparable : l’or du temps dans toute son horreur.

Cet arrêt de mort fait tout le prix d’un dessein qui refuse de durer pour durer, dessein suspendu à la chance qui tourne ou non en destin. Chance qui ne se présentera pas deux fois sous les mêmes atours, chance unique qui pourrait bien être à l’origine d’une jubilation amoureuse : endurance de qui, refusant de durer pour durer, accepte de traverser de parfois bien longues périodes de silence et saisit la chance, lorsqu’elle se présente. Patience et puis labeur le moment venu…

A la fin - une fin qui ne dispose pas des moyens de mettre un terme à ce terme sans terme - une œuvre s’établit dans l’Ouvert de sa perte, et c’est bien ainsi que le temps, cet enfant, joueur chanté par Héraclite, nous portent sur les fonds baptismaux de notre survie dans les mots que nous laisserons.

D’aucuns se targuent d’avoir une œuvre, et ils n’ont pas tout à fait tort : ils l’ont dans la mesure où ils en contrôlent les développements et les organisent en fonction d’une économie libidinale radieuse mais souterraine.

Ces développements inattendus tendus vers l’origine lointaine d’une cause finale inaccessible, ces développements les surprendront toujours, ne laisseront de les étonner : l’étonnement devant de telles surprises, n’est-ce pas là une définition de l’inspiration telle qu’elle donne à penser en se donnant à penser ?

Surprenants développements, et ce jusqu’à leur dernier souffle qui y mettra un point final, ce souffle qui émane de leur esprit en action et qui leur survivra dans les traces qu’ils auront laissées comme en témoignage de leur gratitude, car enfin, penser, c’est remercier, remercier qui vous voulez, le ciel ou l’enfer, le ciel et l’enfer, la Providence ou vos ancêtres sans lesquels vous ne seriez pas venus au monde, ce monde qui, lui, a toujours le dernier mot, à cette nuance près qu’il ne s’y attarde jamais bien longtemps.

Le monde, à l’image d’une abrupte falaise d’albâtre qui se défend d’être ce qu’elle n’est pas, et qui, ce faisant, prête son flanc crayeux à toutes les déferlantes qui en sapent les bases, création après création.

 

Jean-Michel Guyot

9 septembre 2023

 

 

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