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Livre premier (Le Morio)
Chapitre X - 1 (Le Morio de Patrick Cintas)
![]() oOo Lorenzo et Tamara couchaient dans le même lit. Personne n’y trouverait de quoi alimenter la rumeur locale si Lorenzo et Tamara n’étaient du même sang. Ramírez y Lara. La mère Lara les avait élevés comme ça, l’un avec l’autre et quand ils étaient gosses elles les baignaient dans le même baquet, devant le seuil de la maison où le vieux Ramírez ne dormait plus depuis longtemps, mort qu’il était en pleine croissance éthylique. Il y a des familles comme ça : la mère se retrouve seule avec deux, trois, quatre mioches filles et garçons et tous se suivant en âge et l’aînée est une fille et le peque un garçon. Chez les Ramírez, il n’y en avait que deux : l’aînée Tamara et le petit Lorenzo qui la suivait d’un an. Tamara, comme c’est dans la nature, avait grandi plus vite que Lorenzo. En plus, elle était précoce, si vous voyez ce que je veux dire. Le petit bandait dans le baquet et l’aînée en riait comme une folle, ce qui ne paraissait pas interroger la vieille Angustias. Les gens avaient commencé à s’inquiéter quand ils aperçurent les premiers poils pubiens de la fillette. Ses seins avaient déjà atteint un galbe prometteur. Mais personne n’était censé avoir vu ce genre de choses, car pour les voir il fallait se glisser entre les vieux murs qui jouxtaient la maison Ramírez. Il fallait être un enfant pour s’y risquer et si cela arrivait, l’aînée des Ramírez Lara en riait, sans toutefois révéler à sa mère ni à son frère la cause de ce rire qui la secouait comme un sac d’olives vide où s’accrochent des mouches. Franco, dit Frankie pour ses amis lecteurs de tebeos, bandait lui aussi derrière le mur qui avait été celui d’une maison. Il avait ainsi connu l’orgasme auto-infligé ou auto-pratiqué selon ce que son esprit lui inspirait de victoire sur lui-même ou de remords relatif aux croyances qui en avaient fait un communiant comme les autres. Il se posait bien sûr la question de l’amour, mais ne savait pas s’il était amoureux de la fille ou si c’était la petite bite dressée de Lorenzo qui ressemblait à la sienne, façon de dire. Il croisait tous les jours la fillette qui n’avait pas tardé à devenir une fille et très vite une femme. Pas vilaine d’ailleurs. Elle souriait aux hommes mais ils savaient qu’elle ne se donnait pas. Ils en savaient autant de ses rapports avec son frère qui lui non plus ne se donnait pas, ni aux femmes ni aux hommes. La vieille Angustias finit par crever, deux jours avant son chat Torcuato et ses deux enfants ont continué de vivre ensemble dans cette maison qui n’était ni jolie ni moche, chacun à son travail quotidien. Le baquet avait été rayé de l’histoire. Sans doute possédaient-ils une belle salle de bain couverte d’azulejos avec une grande fenêtre donnant sur la Sierra et l’air chaud et empoussiéré du désert de Tabernas. Et l’inceste continuait d’alimenter l’imagination du voisinage. Mais personne n’en parlait. On n’évoquait jamais le probable enfant à venir, peut-être deux, trois, qui sait ? Mais pas un mot sur le sujet. Chacun son foyer et les esprits qui l’animent de leur connaissance des origines et de leur cause. Rien dans la Presse ce jour-là. C’était l’été et le matin était frais comme si c’était la première fois qu’il naissait de la nuit. La mer scintillait au tourisme. Le paseo s’animait mollement. Les putes avaient disparu du trottoir et les auvents commençaient à claquer dans la brise. La Voz de Almería n’en parlait pas non plus. Elle en avait parlé avant, au temps des promesses printanières et elle en parlerait cet hiver en prévision d’un semblable été. La Une était entièrement consacrée à la libération de Juan Comala.
JUAN COMALA EST LIBRE !
Sa photographie prenait au moins quatre colonnes. Il avait passablement vieilli. Il avait perdu son regard d’ouvrier qui connaît son travail comme s’il l’avait inventé. Son regard avait l’air de ne regarder que son ombre. Il venait de passer dix ans à Acebuche, la prison du coin. Et il en sortait parce que son innocence avait enfin été reconnue. Il portait une tenue d’été, pantalon de flanelle, dans les jaunes, chemisette entrouverte jusqu’au sternum à la manière des légionnaires voisins, un béret neuf avec son liseré de cuir bordeaux et aux pieds des tongs qu’il étrennait. Il ne fumait pas, bien qu’un paquet de cigarettes gonflât la poche de sa chemisette. Il était accompagné de deux femmes, une laide comme une fonctionnaire et l’autre assez jolie pour poser nue. Une voiture attendait. On pouvait sentir le vent dans les feuillages scintillants des oliviers sauvages. Et pour garantir au lecteur une émotion facilement renouvelable, la photo était en couleur, avec sa poussière de soleil et ses traces de terre aride sans cesse à la poursuite de la moindre goutte d’eau. La Presse nous exhibait un Juan Comala heureux. Ce n’était pas un visage grimaçant sous l’effet de la haine et la promesse d’une vengeance. La bouche était entrouverte, comme s’il était en train de parler quand la photo avait été prise, capturée à cette réalité que tout le monde pouvait comprendre sans avoir gâché sa jeunesse à étudier des phénomènes que le citoyen ordinaire a peu de chance de rencontrer sur sa route, sauf en cas de violation de la Loi, comme ça avait été le cas de Juan Comala dix ans plus tôt. Mais Juan Comala était innocent. Il fallait lire le numéro de la veille où tout était expliqué. Il n’y avait plus aucun doute sur sa non implication dans la tentative d’assassinat d’Alfred Tulipe qui était à l’époque des faits un touriste qui revenait l’été au même endroit parce qu’il y avait trouvé des attaches. On parlerait de ces attaches demain, dès la première édition. Rendez-vous était même donné le mois prochain, car Juan Comala avait décidé d’émigrer en Uruguay où il avait de la famille. Un beau feuilleton en perspective. Les oiseaux d’Uruguay en parleraient peut-être aussi. Ne sont-ils pas aussi fameux que les perroquets de nos régions ancestrales ? Franco Chercos, qu’on surnommait maintenant Le Bossu car le temps des illustrés était révolu et que sa bosse se remarquait au premier regard, avisa un guéridon quelque part sur le Paseo Colón, en descendant vers le port où il avait l’intention de flâner en attendant de se remettre au travail quotidien. Une habitude maintenant vieille de plusieurs années, mais il ne les comptait plus. La terrasse était pour l’instant déserte. Un barman à manches retroussées était assis à une table, le regard aussi vague que la mer dont on pouvait entendre les murmures à cette heure matinale. Franco s’installa, posa le journal sur le guéridon qui sentait la femme et d’un signe passa commande. Le barman, poli comme une porte de prison, disparut dans l’ombre, on entendait le bruit de ses semelles, mais rien de son marmottement, une vieille connaissance lui aussi, dix ans de taule sur quarante d’existence, un quota respectable. L’anisette ravigota notre flic au point qu’il en commanda une autre, ce qui renouvela le chuchotement du barman au détriment des soupirs de la mer qui flanquait le port comme s’il s’agissait d’une terre sans nom. Des Africains devaient y déambuler, mais on ne les distinguait pas à cette distance, d’autant que des érections diverses s’interposaient entre ce proche horizon et la situation assise sous le parasol dont les franges s’agitaient sans bruit. Un pigeon atteint de mosca décrivit plusieurs cercles sur le dallage puis s’égara entre les pieds de table et de chaises avant sans doute de basculer sur la chaussée. Il n’avait pas d’autre espérance. Le nom de Juan Comala était encore frais. Il rutilait même dans les réverbérations des vitrines et des pierres des façades. Franco retourna le journal, mais cette fois c’était la gueule de Juan Comala qui s’imposait et ses deux cicérones se partageaient ce qui semblait bien constituer, pour un temps sans doute éphémère, une gloire médiatique augmentée du sentiment d’injustice, comme si ce sentiment n’était autre que celui qui avait animé le spectacle judiciaire dix ans plus tôt, l’interstice demeurant assez peu distinct du temps qui avait été nécessaire pour que la réalité, à défaut de vérité, revienne donner sa leçon de science naturelle même aux esprits les moins convaincus. Le destin d’un homme tient toujours à ce que le reste de l’humanité lui accorde de reconnaissance ou au contraire non pas d’oubli, mais de distraction. Bref, Franco retourna encore le journal, mais cette fois prit soin de le plier en in 18 colombier (pour le moins). Les collègues l’attendaient déjà au tournant. Ils en avaient ruminé les prémisses la veille, et même deux ou trois jours avant, tandis que les procédures de libération se mettaient en branle. La nouvelle était tombée deux mois avant, mais on n’y avait pas cru : Franco Chercos ne pouvait pas s’être trompé à ce point, au point d’envoyer un innocent en prison, suite à une enquête conduite en dépit du bon sens : la Presse insistait lourdement sur cette conception du bon sens, qui en l’occurrence ne relevait pas de la philosophie ni de la charité. Certes Juan Comala avait dû être la proie de tourments qu’il n’était pas difficile d’imaginer, on a tous vu assez de films pour ça, notamment en séries à leur tour sérialisés par les moyens considérables de l’industrie du spectacle. Mais l’article ni les conversations ne disaient rien du calvaire qu’avait enduré la victime, qui elle demeurait une victime, puisqu’elle avait été poignardée, alors que Juan Comala passait du statut de coupable à celui d’innocent. Alfred Tulipe était devenu fou. Lire ici le chapitre intitulé La Porte [IX], par curiosité si on veut, mais surtout pour essayer de comprendre comment un homme peut sombrer dans la folie parce que quelqu’un, désigné par la Justice, avait eu l’intention de lui prendre la vie au moyen d’un coup de couteau porté dans le dos. Une douleur que je vous dis pas ! D’ailleurs, au tribunal, il n’avait parlé que de ça : la douleur, ne répondant pas ainsi à la légitime curiosité des juges (il n’y avait pas de jury populaire à cette époque dans nos cours de justice) dont le travail avait consisté à consolider, si c’était nécessaire, le scénario élaboré par l’inspecteur Franco Chercos qui avait promené sa bosse dans les couloirs et en avait imposé le profil dans la salle où tout ceci achevait le récit par une condamnation à trente années d’un emprisonnement qui se conclurait par un retour à la liberté en pleine flambée de la vieillesse.
Alfred Tulipe de retour chez lui (lisible dans un pli du journal)
à suivre...
à propos de ce chapitre X Il sera publié en 6 livraisons afin de maintenir le suspens créé par les 8 chapitres précédents eux-mêmes précédés de l’introduction de Fabrice de Vermort, auteur de tout ceci. Ce roman commence à se construire... In Our Time...
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Commentaires :
Ce texte a quelque chose d’une fresque crue et délibérément désenchantée, une matière brute où les faits suintent sans filtre, portés par une voix narrative qui oscille entre une distance cynique et une proximité trouble avec ses personnages. L’écriture s’imprègne d’une densité charnelle, d’un réalisme quasi poisseux où l’humain se débat dans ses pulsions et ses déterminismes sociaux, sans pour autant que l’auteur ne tranche ni ne moralise.
L’histoire de Lorenzo et Tamara semble émerger d’un folklore cruel, où l’enfance et l’éveil des corps sont livrés sans pudeur, presque comme une chronique orale, ancestrale, qu’on raconte dans les arrière-cours en baissant la voix. Il y a une évidence biologique dans l’inceste suggéré, une forme de fatalité, comme si les liens de chair absorbaient ceux de l’interdit. Et pourtant, la communauté alentour, silencieuse, assiste, tolère, devine, mais ne verbalise pas. Une omerta lourde plane sur ce village d’Espagne où le soleil calcine les ombres et où les existences semblent prises dans une langueur d’immobilité.
Puis la narration bascule. Comme une parenthèse qu’on referme, le texte glisse vers un autre théâtre : la libération de Juan Comala. Ici, on quitte l’intime, la moiteur des corps et des secrets familiaux pour entrer dans la machine sociale, dans la logique froide de la justice et de la presse. Juan Comala, figure d’un destin brisé puis réparé, traverse le récit avec le poids de son innocence tardivement reconnue. On ne sait pas vraiment s’il est libre ou simplement déplacé vers une autre cage, celle du regard public, du feuilleton judiciaire qui se construit en direct, épisode après épisode, avec la presse comme scénariste cynique.
Il y a une dualité frappante entre ces deux parties. D’un côté, une intimité trouble, insulaire, où la transmission se fait sans témoin autre que les pierres et la poussière. De l’autre, une histoire médiatique, qui se construit sur des faits exposés, analysés, repris, transformés en divertissement par la presse et l’opinion publique. L’opposition entre le silence complice du premier récit et l’exposition implacable du second crée un effet de vertige. Comme si le texte nous enfermait d’abord dans une maison aux murs suintants de secrets avant de nous projeter sur une place publique où tout se sait mais rien ne se comprend vraiment.
Et puis, en filigrane, il y a ce personnage de Franco Chercos, le flic au dos voûté, dont la culpabilité est flottante, peut-être même plus épaisse que celle de Juan Comala. Il est à la lisière du récit, figure spectrale qui observe, boit, replie le journal pour mieux l’oublier ou le rendre plus lisible, témoin autant que coupable d’un monde où la vérité n’est qu’un décor en mouvement.
L’écriture, par sa puissance d’évocation et sa liberté de ton, offre un texte qui échappe aux cadres, à la morale, aux formats classiques du roman. C’est une narration qui suinte, qui cogne et qui laisse derrière elle une impression tenace, comme un paysage après la pluie où l’odeur de la terre est lourde de tout ce qu’elle cache encore.
Le petit bandait dans le baquet... https://youtu.be/nABP0O-CeMw?si=zP_1fGbkbFo49_AI