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Abus dangereux !
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 Article publié le 14 avril 2009.

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Jean-Michel Guyot

Abus dangereux !

La femme que j’aime est conservatrice. Je vous rassure : pas sur le plan politique. Non, elle conserve les objets, elle archive les documents, elle conserve les traces de son activité, comme autant de preuves de son existence peut-être.

Comme une bonne part de son activité consiste à produire des documents écrits qui passent par divers stades d’élaboration, elle accumule les versions obsolètes. Avec ses mails, elle agit de même : elle les archive, parce que ça peut toujours servir.

Mon grand-père, qui avait connu les privations de deux guerres mondiales, me disait la même chose il y a trente ans : « Ca peut toujours servir ». C’est ainsi qu’après son décès, mon père et moi, avons dû fait plusieurs voyages à la déche, comme on disait à l’époque, pour vider la garage où mon grand-père avait accumulé des journaux, des magazines, des vieux outils, des bidons d’essence et d’huile vides, des ficelles, des clous, tout un bric à brac sans valeur marchande et à l’utilité douteuse… 

Je ne songe pas à me moquer. Du tout. Je songe aussi à mon père qui, enfant, avait peur de descendre dans la cave de sa grand-mère, quand elle lui demandait de remonter une conserve. La pauvre femme avait, elle aussi, connu la faim, elle en était devenue une maniaque de la conserve faite maison. Un jour, une conserve explosa au-dessus de la tête de mon père… Sa grand-mère conservait trop longtemps des légumes en bocaux, peut-être mal stérilisés qui plus est…

Les privations expliquent sans doute cette tendance à conserver tout ce qui peut servir. La peur de manquer pour les uns, la peur d’être pris de court pour les autres, peut-être.

La peur de manquer s’est éloignée de notre horizon de bien nourris, bien qu’il suffirait de peu de choses pour rendre les transports et même la production des biens de premières nécessité quasi impossibles. On peut penser que les usines de dessalement de l’eau de mer qui se développent dans les pays à gros PIB, l’Arabie Saoudite par exemple, pourrait être détruites par quelques bombes seulement, ce qui mettrait des villes comme La Mecque ou Médine dans une situation délicate…

Nous vivons dans un monde de l’information et de sa communication. La perte d’une information peut avoir des conséquences désastreuses pour une négociation, pour la réalisation d’un projet. Détruire le système de communication de l’adversaire est un préalable à tout conflit armé, alors que ce fut longtemps le pilonnage par l’artillerie qui préludait à une attaque terrestre massive appuyée par l’aviation.

Perdre une adresse électronique, perdre un document, c’est grave. Ca perturbe une démarche en la ralentissant au moins. Avoir à portée quasi instantanée toutes les informations nécessaires à nos projets, c’est possible grâce à l’informatique. Nos portables et autres PC stockent des quantités pharamineuses d’informations sonores, visuelles et textuelles. Leur perte peut avoir des conséquences dramatiques et être un vrai crève-cœur.

Nous sommes donc bel et bien entrés dans une nouvelle époque où les informations ont autant d’importance que les nourritures.

La peur de manquer et la peur de perdre sont toujours informée par un vécu, une expérience cuisante de dénuement. Pour ne pas être envahie par ces peurs, et pour ne pas l’entretenir, mais en faire au contraire une force, je crois qu’il faut les rationaliser. C’est légitime de ne pas vouloir manquer et de ne pas vouloir perdre des informations précieuses, mais il faut prendre garde à ceci : si on ne trie pas, on est rapidement envahi par une masse de documents ingérables, on se perd dans un dédale où l’essentiel est noyé sous le futile, l’obsolète ou l’anecdotique.

Bref, il faut pratiquer un tri sélectif et stocker les informations utiles en les hiérarchisant par ordre d’importance. Pour cela, il faut créer des dossiers et des sous-dossiers, veiller à bien nommer chaque fichier pour les retrouver aisément.

Par souci d’efficacité, il faut donc établir un équilibre entre l’information à sauvegarder et l’information à jeter à plus ou moins brève échéance, ce qui demande un minimum de temps de réflexion, une respiration utile au projet que l’on mène.

Pour ma part, je conserve très peu, peut-être trop peu. Je jette facilement, je me déleste. J’aime m’alléger. J’assure mon indépendance comme ça. Je suis conscient qu’il faut conserver, mais pas tout. C’est bien simple : je ne veux pas être envahi par le passé, je ne veux pas que le passé entrave ma marche en avant. Le temps présent doit bien sûr faire la part belle au présent-passé qu’est tout action qui s’inscrit dans le temps, mais pour dynamiser l’avenir, pas pour crouler sous le passé.

Soyons clairs : faire revivre le passé, tout le passé est un fantasme dangereux. Je ressens un grand malaise à l’idée, voire au projet de faire revivre le passé par le biais d’une machinerie littéraire ou cinématographique.

Les grandes fresques historiques me donnent un sentiment de malaise. Je ne conteste pas le plaisir que prennent à les regarder ceux et celles qui peuvent s’y retrouver. Je pense, par exemple, au film Germinal de Claude Berry, qui a permis à la population du bassin minier dans le Nord de revivre son passé exalté par cette œuvre épique. Les figurants étaient fiers de participer à cette entreprise, fiers qu’on leur donne la parole en quelque sorte, et que l’on manifeste de l’intérêt pour ce qu’avait été leur vie il y a peu encore.… 

Je me souviens d’une évocation théâtrale de la guerre 14-18 très vivante, à laquelle j’avais assisté à la Boutique Théâtre à Besançon en compagnie de mes parents. Une Allemande avait murmuré un compliment adressé au spectacle à son compagnon : « Es ist wahrhaftig ». Ma mère m’avait traduit : « C’est véridique. » J’avais acquiescé à cette traduction. J’avais quatorze ou quinze ans, et c’est ce soir-là, je crois bien, qu’après la griserie du spectacle je me suis interrogé pour la première fois sur la valeur et le sens de la prétention historisante.

En effet, je me disais à peu près : « Qu’est-ce qui me permet d’affirmer que c’est véridique, fidèle à la réalité, puisque je n’y étais pas, et puis, même si j’y avais été, rien ne m’aurait permis, en pleine tourmente, d’avoir l’œil de Dieu, de tout voir et tout entendre simultanément et de donner, qui plus est, un sens à ce flux incessant d’événements. »

Les évocations historiques sont des montages, avec ou sans l’excuse de la beauté, ce qui fait tout de même une différence. Je songe par exemple au film chinois La cité interdite, manifestement une œuvre de propagande pour la Chine moderne qui se glorifie à travers l’évocation de son prestigieux passé, un film éblouissant de beauté plastique qui inspire l’admiration pour la culture chinoise…

On peut avoir une extrême répugnance à évoquer le passé par crainte de ne pas dire la vérité, tel Blanchot qui dit ceci : « J’interromps ce récit. Je ne sais quel malaise m’a toujours éloigné de tout récit prétendument historique, comme si ce que nous tenons pour vrai était aussi une reconstitution fallacieuse selon les jeux de la mémoire et de l’oubli. »

Blanchot interrompt son récit. Il a consenti à raconter, puis il se reprend. Il manifeste un scrupule. Nous en sommes tous là : la nécessité de raconter s’impose à nous, mais quoi raconter et comment ?

Au fond, outre la nécessité de raconter - je dis bien la nécessité, c’est-à-dire le besoin de nous faire connaître, de livrer des faits, mais aussi nos impressions - et non l’obligation policière ou médico-légale, telle qu’on la voit à l’œuvre dans La folie du jour , je pense que ce qui justifie tout récit est tout simplement le plaisir innocent que l’on prend à raconter. Les Allemands ont une formule pour ça : ils parlent de Lust am Fabulieren, de plaisir de fabuler.

Ainsi deux « motifs de ne pas » se renforcent : la volonté de ne pas s’en tenir au passé et le souci de vérité. On peut penser que les documents sont dans le vrai, qu’ils ne mentent pas. Ce ne sont pas les documents qui sont en cause, mais ce qu’on leur fait dire, l’intention qui est derrière leur usage, voire leur manipulation.

Les souvenirs involontaires qui surgissent on ne sait pas toujours pourquoi, les rêves qui nous replongent dans des scènes ou des ambiances vécues, attestent d’une permanence : le passé existe en nous à l’état de traces mnésiques. Les souvenirs sont bien sûr nécessaires : l’amnésie complète équivaut à une perte d’identité.

L’identité : être identique à soi… Savoir ce que l’on a vécu et fait, ressenti, vu et entendu au cours de sa vie, oui, mais pas pour s’y complaire par impure nostalgie.

La charge d’avenir que contient tout passé, soit le possible jamais actualisé dans notre vie passée qui nous a détourné de certains de nos possibles, voilà ce qui permet à la fois d’être soi-même dynamiquement et de ne pas « coller à soi », comme un passé qui nous colle à la peau.

La vie sexuelle est révélatrice à cet égard : on tend spontanément à rechercher des pratiques de jouissances, des gestes et des caresses qui ont fait leurs preuves, au détriment de l’inconnu. Rien de plus malheureux, sans doute, que de revivre l’ancien dans le nouveau, car alors à quoi bon le nouveau, sauf à penser que la nouveauté importe peu, que l’un vaut l’autre, ce qui est après tout possible, à moins encore que le nouveau soit inférieur en qualité à l’ancien…

Il est vrai que les possibles sont en nombre limité. En revanche, c’est la façon de vivre ces possibles, le sens qu’on leur donne à travers leurs enchaînements et les émotions qui les accompagnent, qui décident de la valeur que l’on accordera à cette part de nous-mêmes encore inconnue de nous que nous révèle autrui.

Heureusement, en ce domaine, le passé livre des points de repère sur une carte où bien des terres sont encore inexplorées. Tenter de retrouver l’ancien dans le nouveau ne me tente pas. Ce serait rester prisonnier d’un passé. Il est vrai qu’une personne qui a de très bons souvenirs sexuels tendra à comparer ce qu’elle vit actuellement avec ce qu’elle a vécu dans le passé. Là est le piège du comparatisme : rester englué dans un passé glorieux, ce qui peut se comprendre quand le présent est misérable.

Je serais tenté de transposer dans le domaine de l’intimité la réflexion de Levinas qui porte sur les civilisations : « Dans l’ordre de l’esprit, les droits à la pension n’existent pas. Seule une actualité brillante peut invoquer sans déchoir ses mérites passés, ou même, s’il le faut, s’en inventer.  » 

Alors oui, conservons, ne jetons pas l’enfant avec l’eau du bain, soyons efficaces, conservons avec discernement, mais pour aller de l’avant, fidèles que nous sommes à cet élan : aujourd’hui n’est peut-être pas mieux qu’hier, mais demain a des chances d’être mieux qu’aujourd’hui.

Jean-Michel Guyot

 

 

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