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Gor Ur - Le Gorille Urinant - Texte intégral - version non révisée
Quatorzième épisode - Spielberg & Cie !

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 Article publié le 14 juin 2009.

oOo

XIV - Spielberg & Cie !

— Avez-vous eu, oui ou non, une enfance heureuse ? Répondez D’ABORD à cette question !

— Je… je sais pas. Je voudrais…

— Répondez !

— Je suis John Cicada. J’ai eu une enfance heureuse…

— Vous n’êtes pas John Cicada. Vous êtes Yougo Adacic. Votre enfance…

— Il y a pire, DOC !

— Ne m’appelez pas DOC !

— Je sais pas ! Mon père travaillait dans l’acier. Il sentait le feu… Maman disait…

— Quelle était votre part de bonheur ?

— J’y pensais pas. Je vivais au jour le jour. Sans projet. À part mon vélo et ma console. J’étais tout l’temps à la recherche d’un écran. J’allais dans les cafés où les vieux se souvenaient du bon temps. Je faisais pas comme eux et ça les inquiétait. Ils en parlaient avec mon père. Ça sentait le machaquito et le tequila. Le citron aussi, pressé à mains nues sur les sardines grillées au bord de la fenêtre. La rue était chaude et tranquille. Je demandais si je pouvais me servir de l’écran pendant la sieste. Deux ou trois polios se joignaient à moi.

— Des polios ou des tubards ?

— Des tubards. J’étais tubard moi aussi, mais je m’soignais pas. Papa ramenait des vapeurs d’acier dans sa bouteille et je les respirais pour pas aller au sanatorium.

— Vous vous rendez compte que John Cicada a eu une enfance heureuse ?

— J’vous crois, mec doc ! J’crois tout c’que vous voulez pourvu qu’vous m’empêchiez d’parler yougo ! J’ai trouvé ce boulot en regardant les annonces sur les panneaux du Monda Venir. J’y allais tous les matins.

— Vous aviez cette foutue console… !

— J’l’ai toujours eue ! J’ai jamais pu m’séparer de c’que papa appelait un jouet pour pas jouer. Il voulait dire que j’jouais pas avec les autres ou alors seulement pour les tuer. Il y en avait toujours deux ou trois. Des tubards comme moi et ils amenaient leurs consoles dernier cri. Le problème, c’était l’écran. On entrait chez les gens pendant qu’ils dormaient. On retenait nos cris grâce à une balle de ping-pong. Mais c’était le corps qui nous trahissait et on finissait par se cogner la tête contre les murs. Ils se réveillaient toujours avec le même cri de colère et on fuyait, traversant la rue hostile qui se réveillait aussi, et on allait le plus loin possible en soulevant la poussière des chemins. Là-haut, on branchait nos consoles aux éoliennes et on jouait sur l’écran de contrôle de la Compagnie des Ressources Énergétiques jusqu’à l’arrivée du gardien qui nous tirait dessus avec du double zéro. On quittait pas les lieux sans cracher notre sang sur les poignées du système de maintenance. Il nous poursuivait jusqu’à la fonderie. On s’cachait dans les jambes des forgerons. Papa avait de grosses jambes marquées au fer. Il avait plus un seul spermatozoïde à mettre sur le marché et les Chinois lui proposaient des pieds momifiés avec des femmes au bout, pantelantes et inoffensives. Dans les salles d’observation, ils montraient tous leurs queues molles à des carabins qui s’en saisissaient pour les remplir de métal en fusion. On les voyait sur l’écran de surveillance et on diffusait les images sur le réseau des boniches en colère. En même temps, on jouait à gagner. Je sais plus si j’étais heureux dans ces moments-là. Je l’étais peut-être après tout. Mec, ça m’amuserait plus maintenant que j’ai compris qu’il faut aussi jouer à perdre si on veut comprendre la nature humaine. Ensuite, on rentrait chez nous et on s’amusait avec des filles de notre âge qui pensaient qu’à rire et à se moquer sans avoir à payer le prix de leur insolence. J’avais ma queue devant un miroir et je m’disais que je pouvais pas accepter le destin de papa sous prétexte que j’en avais pas d’autre.

— Qu’est-ce que tu boufferas ? m’disait le vieux.

Toujours la même question. Si tu bouffes pas, tu crèves. Et si tu crèves pas, tu deviens inutile, voire dangereux. On citait tonton Ferguson en exemple à pas suivre les yeux fermés. Mais justement, je les fermais, les yeux, et j’voyais tonton Ferguson en train d’arnaquer des vacanciers en leur vendant des substances capables d’attirer les poissons et les sirènes. J’sais plus si tonton Ferguson était le frangin à maman ou l’contraire. Il avait laissé une console à double face et je savais que les vieux y jouaient pendant la nuit. J’avais peut-être des sœurs. En tout cas, je parlais à des ombres qui jouaient elles aussi devant la fenêtre. J’entendais les pions claquer sur l’échiquier. Mais c’était l’heure de cracher le sang et j’avais des soucis avec l’air que j’respirais.

— Et Dieu dans tout ça ?

— Ça m’rendait heureux de penser qu’un mec avait été capable de foutre l’humanité dans la merde qu’il avait créée pour pas s’emmerder lui-même. Je m’souviens vraiment pas d’avoir rencontré John Cicada au catoche. Il a peut-être jamais habité la Yougoslavie. J’savais même pas qu’il était heureux.

— Ya vraiment quelque chose de fêlé dans votre cerveau, Yougo ! On saurait p’t-être jamais de quoi il est question…

— J’étais chômeur et j’votais pour des cons qui avaient trouvé un emploi surpayé. C’est la Sibylle qui m’a conseillé de m’adresser au Service de Remplacement. J’ai pas choisi John Cicada dont le papa s’appelait Joe. C’est d’ailleurs la raison qui m’amène ici, mec.

— Expliquez-vous pendant qu’on vérifie.

— John et moi on savait pas qui de nous deux allaient entrer dans le Simulateur de Circonstances à Modifier. On a jamais joué avec le temps ni l’un ni l’autre. Il avait été heureux et continuait de l’être dans un certain sens. Mais j’attirais le malheur comme une mouche les ennuis. J’avais été un asticot pendant les longues années de mon enfance, bouffeur de charogne et effrayé par les hameçons. J’avais tout raconté dans un micro et John écoutait avant de donner son accord. Il comprenait qu’il avait pas le choix, vu la mise de fond qu’il pouvait se permettre, si vous permettez le pléonasme. Oui… je sais… vous en avez vu d’autres.

— Continuez !

 

— Il a pris le temps d’étudier mon malheur, la longue série de malheurs qui ont changé mon existence en autant de raisons de pas continuer sur la mauvaise voie. Je voyais rien à travers le miroir sans tain. Mais je savais qu’il m’observait et qu’il allait prendre une décision qui, dans un sens comme dans l’autre, changerait radicalement mon way of life. J’arrivais pas à me concentrer. Les fibres optiques me communiquaient des traductions de ce que je savais déjà de moi-même et de ceux qui m’avaient pas aidé. J’essayais de suivre une cohérence qui reposait entièrement sur ce que le système judiciaire avait inscrit dans mon dossier de survie conditionnelle. Mais le récit de mes malheurs était conforme à ce que j’en pensais quand j’y pensais, ces nuits d’angoisse sale jusqu’à la négligence.

— Quand a-t-il pris la décision de vous employer comme sous-ensemble du système de retraite ?

— Il était décidé avant même d’assister à la mise à nu de mon enfance. Il avait exigé, et ses moyens le lui permettaient, de se confronter en permanence avec l’enfance malheureuse de n’importe quel pauvre type qu’il n’avait eu aucune chance de rencontrer sur son chemin durant toute cette vie qu’il avait consacrée au voyage itératif. Il était venu simplement pour vérifier que j’étais CE malheureux. On s’était croisé dans le couloir et il avait refusé de me serrer la main parce qu’elle était moite. Je sentais le bassin de trempage. C’était là que je travaillais les dimanches pendant que les autres tentaient d’oublier que le travail les rendait seulement utiles, pas agréables du tout, et remplaçables à tout moment. Le dimanche, je f’sais la queue pour balayer les clinkers dans la cour des Grands ou ramasser des débris humains dans les centres d’essais du Temps d’Avance Nécessaire au Lendemain Si On Veut Gagner du Temps et Même s’en Passer. Mais ce dimanche-là, j’étais convoqué pour un entretien d’embauche et la DRH m’avait montré de loin le type qui avait payé d’avance pour être remplacé en cas de pépin. Il avait l’allure d’un campeur qui a perdu la boule en jouant avec des enfants. Le crâne bien coiffé, il se promenait en attendant la première révélation, celle qui enfoncerait une aiguille dans la poupée de ses bonheurs relatifs. La DRH m’expliqua que j’avais qu’à m’laisser faire par les fibres. Le faisceau était particulièrement étudié pour mon cas.

— Vous pouvez m’faire confiance, me dit-elle en bouclant une ceinture antistress autour de ma taille de guêpe.

— Et qu’est-ce que j’aurai à faire ensuite ?

— On anticipera pour vous, dit-elle. Vous en faites pas. On sait tout une seconde avant que ça n’arrive. Le client est toujours satisfait.

— Un homme heureux peut pas avoir d’ennemis, énonçai-je comme si je pensais le contraire, mais sans posséder les arguments du doute.

— Zêtes pa zen situation d’négocier, dit-elle en me poussant.

 

J’entrai dans la zone de contamination. Immédiatement, mon esprit se mit à tournoyer, mais j’voyais encore.

— Vous savez c’que c’est, ce truc ? me demanda la DRH.

J’savais, mais j’en étais pas sûr. Elle parut satisfaite.

— La Sibylle s’ra là ? demandai-je des fois que j’aurais d’la chance.

— Elle est en voyage. Vous ne la verrez pas. Pas vrai, DOC ?

— Pour sûr, M’dame !

J’avais pourtant besoin d’elle. On avait ce point commun, John et moi : elle agissait sur les circonstances de nos changements. Mais le moment était mal choisi pour en parler. J’entrai dans une enfance heureuse juste pour voir c’que c’était. DOC jubilait en giclant. La DRH me caressait la queue pour me retenir, sinon je s’rais parti tellement c’est différent de c’que j’ai connu et su, l’enfance heureuse. Paraît qu’derrière la vitre, John Cicada se demandait pourquoi elle m’excitait. Elle dirigeait mes ressources humaines et il était incapable d’apprécier. Enfin, il était du bon côté et j’m’apprêtais à morfler. Elle s’arrêta une seconde avant et me poussa dans le gouffre de l’enfance. J’avais jamais autant hurlé, entre le plaisir interrompu et l’angoisse inspirée par un usage de l’enfance que je connaissais pas. Je tombais comme un sac. Les fibres se connectèrent aussitôt, interdisant la rébellion que j’ai vu passer comme un personnage qui s’est trompé de roman. Et ça a commencé.

— Qu’est-ce qui a commencé, Yougo ?

— Il prenait des notes. Un programme comparait mes données avec les siennes, se limitant aux circonstances de l’enfance. Je voyais l’écran, mais sans parvenir à analyser les conclusions provisoires qui succédaient à l’énoncé des paramètres hypothétiques. Sa respiration formait des ondes éphémères sur la vitre. La DRH n’avait pas oublié de coincer ma queue dans le distributeur automatique qui répondait aux demandes exogènes de mon cerveau. Donc, je suffoquais dans un autre système où il n’était pas prévu queue je comprenne. Il comparait et je m’délitais rapidement au contact des petites réalités secondaires d’une enfance dont les vieux n’avaient pas voulu parce qu’elle compliquait le sens de leur travail au fil de la consommation des biens que la rue proposait à leurs sexes par voie intraveineuse. Qu’est-ce que ça voulait dire, bordel ! et à quoi ça servait, merde ! Mais j’arrivais pas à poser ces questions lancinantes. Je débitais des données circonstancielles sans porter de jugements qui auraient au moins soulagé ma conscience de citoyen en recherche d’emploi rémunérateur. Je m’voyais dans une file d’attente chez le boulanger, bavardant avec des femmes qui sentaient le jasmin des toilettes et l’herbe rase des jardins d’agrément. Je coupais des parts sur une table occupée par des êtres qui me remerciaient et jouaient à m’envoyer des boulettes de pain avec leurs petites cuillères. Une fenêtre recevait les ballons rouges que des gosses renvoyaient obstinément à je ne savais quel reflet têtu. Ma langue recherchait les saveurs acidulées aux parfums fruités. C’était le bonheur de l’enfance tel que John Cicada l’avait vécu, sauf que j’étais projeté dans l’avenir et qu’il appartenait au passé.

— Voilà une chose qui n’a pas échappé à son attention, dit la DRH. Continuez !

 

Et ça recommençait dans la guimauve des petites culottes qui jaillissaient des buissons pendant que les rires s’éloignaient. Je tournais autour des bassins à poissons qui crevaient les reflets bleus d’une eau tremblante où je me voyais moins pertinent. On arrivait au bord d’une rivière. Les pêcheurs de carpes étaient debout dans leurs barques, houspillant les nageurs qui se plaisaient gaiement dans l’alternance des seins nus et des fesses qui s’ouvraient pour recevoir des doigts agités de spasmes. Je m’frottais les yeux désespérément.

— Vous ne pourrez plus rien contre ces insertions, Yougo. Je vous conseille de vous y faire dès maintenant. Vous disposerez d’une seconde pour remplacer votre client. C’est en général le temps qu’il faut au système pour analyser la situation et prendre la décision à votre place. Personne ne s’est jamais plaint, Yougo ! Vous entendez : Personne !

— Avez-vous eu une enfance heureuse, Yougo ? Répondez !

— Maintenant que vous le dites, j’ai envie de servir à quelque chose…

— Nous servons tous à quelque chose ! Sinon, à quoi sert tout ce système qui coûte si cher en marge de manœuvre ? Répondez !

— J’veux dire, M’ame, que j’ai l’impression que je s’rai pas inutile…

— Tout le monde est utile !

— Mais tout le monde n’est pas aussi heureux que vous allez l’être, Yougo !

— Heureux… ? Moi… !

Je l’étais déjà. Et je le serais chaque fois que John aurait besoin d’être remplacé pour une raison que j’aurais pas les moyens d’apprécier, certes, mais qui s’ajouterait à mes propres raisons de croire encore au bonheur quitte à me contredire en permanence.

— Bien, dit DOC, vous êtes guéri, Yougo !

— J’étais malade… ?

Pour accélérer ma compréhension des choses, la DRH m’envoya un message de malheur. Pendant une seconde, j’ai cru que j’y étais, en Afghanistan ou ailleurs sur un terrain de combat qui m’arrachait les jambes parce que j’étais un enfant imprudent. Un gros visage me sermonnait.

— Vous voulez guérir ? me demandait-il.

— Oui, m’sieur !

— Et ben on guérit pas des jambes quand on en a plus !

— Ça fait mal ? me demanda la DRH à travers l’écran des simulations méthodiques.

— Si ça vous fait pas mal, ajouta DOC en sourdine, on recommence jusqu’à ce que ça vous fasse vomir les tripes.

J’pouvais pas dire le contraire : ça faisait très mal. Et au premier pet. Mon visage reflété dans la vitre sans tain en témoignait assez. J’en avais le sourire aux lèvres. Un nain me tabassa avec une prothèse. Il surgissait de mon enfance, me dit-on. Qu’en pensait John Cicada qui évoquait la mort de son père dans la marge d’une grande feuille numérique déjà noire d’hypothèses ? Il n’y avait pas de nain dans son enfance, mais il en avait inventé un parce qu’il avait un jour souhaité ne plus grandir. Un désir qui avait passablement obscurci ses rapports affectifs. Il se souvenait de la douleur lointaine, mais aucun incident n’avait émaillé cette traversée du doute et peut-être d’une angoisse assez poreuse pour ne pas passer pour des salades inspirées par une mauvaise lecture.

 

On se précipita dans la bibliothèque pour humer les livres dont l’un au moins contenait cette larme séchée par évaporation non sans un épanchement dû à la porosité du papier.

— Vous m’auriez remplacé si j’avais su, s’écria John Cicada qui apparut en même temps dans la salle où je finissais de me confesser à une machine conçue pour se passer de l’arbitrage humain.

 

— Vous aimez le cinéma, Yougo ?

J’ai jamais déambulé dans la zone des tournages. On pouvait se faire un peu d’pognon dans les marges du système objectif-sujet. Mais il fallait que je traverse à pied les studios de plein air pour me rendre au Centre des Simulations Aiguës. Je rencontrais toujours les mêmes larbins à qui l’Industrie du Divertissement et de l’Information confiait des petits transports de marchandises annexes destinées à boucher les trous du décor ou de l’attente. J’aimais pas l’cinéma, mais j’étais un bon film. Spielberg me l’avait dit. Il avait amené des visiteurs dans la salle où je m’habituais lentement à vivre deux passés à la fois. J’étais assis sur la machine, le cul rempli de substances amies, et le mec parlait de moi comme si on se connaissait depuis toujours. En fait, John Cicada et lui avaient eu une enfance heureuse et ils se rencontraient de temps en temps dans le cadre d’un jeu en réseau. Alice Qand lui expliqua que j’étais pas un sujet d’expérience, mais un professionnel qui se préparait à remplacer un retraité de la fonction V. Le mec ricanait en observant ses possibles commanditaires. Il me touchait sans me pincer. Je ruisselais sous l’effet des chocs électriques. Le mec me voyait à travers un viseur et tous ses potes voulaient voir aussi.

 

— Vous aimez le cinéma, Yougo ?

J’allais pas lui dire que j’aimais pas ça. Autant se risquer à critiquer le pain du boulanger qui sert la famille depuis trois générations et autant de guerres en territoires musulmans. Maintenant, ils me reluquaient de près et le mec Spielberg mesurait la lumière des zones d’ombres avec l’oeil d’un cobaye qui lui avait servi dans un mélodrame inspiré de la réalité d’un fabuliste passé à l’Histoire avec une anecdote de plus à ajouter aux péripéties du sens.

— C’est pas que j’l’aime pas… commençais-je.

— Il l’aime pas ! murmura le mec.

Il continuait de chercher une raison de reproduire mes effets lumineux sur un écran où il serait question d’autre chose. Les commanditaires en puissance sentaient la choucroute et la bière. Alice Qand leur enseignait l’art et la manière de bander pour la beauté du geste. Pendant ce temps, la machine gerbait dans mon cul et j’étais pas loin d’en faire autant dans celui de Spielberg qui traçait des croix sur l’écran virtuel qu’il était en train de créer sous nos yeux. On ne mit pas longtemps à se connecter. J’avais l’avantage des fibres spécialisées dans l’exploration des traces d’enfant.

— Laissez-vous faire, me dit Alice Qand.

Je fermais les yeux. Ça commençait toujours par cette sensation de bien-être. J’étais ni l’un ni l’autre et personne. Alice Qand refermait sa blouse et plongeait son stéthoscope dans mes entrailles. J’ouvrais à peine un œil pour observer ses changements. Cette fois-là, ils avaient pas amené de caméra. Spielberg et ses compagnons avaient accepté de la fermer et de se tenir tranquille et à l’écart. J’allais pas tarder à chier dans le bocal. J’avais un mal fou à me concentrer et pas envie du tout de me réveiller.

— Vous ne dormez pas, John, dit Alice Qand.

La DRH surveillait le voltmètre qui donnait le dénominateur commun à appliquer à toutes les fonctions pour calculer l’heure exacte de la représentation. Elle avait pas l’intention de laisser des trous dans son rapport. Spielberg lui posait des questions en sourdine et elle répondait en installant des douleurs inexplicables là où j’en avais jamais eu. Le mec n’avait toujours rien compris, obsédé par le fric qui moussait dans les mains de ses invités du jour. John Cicada était parmi eux.

— Le Yougo n’est pas encore employé, dit Spielberg. Ils leur font subir une série d’épreuves avant de les accepter dans leurs rangs. C’est du sérieux, la Compagnie des Ôs.

— C’est quoi exactement un remplaçant ? demanda un des invités.

— Le concept de substitute n’appartient pas exclusivement à notre civilisation, dit le mec sans cesser de viser mes photos aléatoires.

— Les Chinois détiennent la majorité du capital de la CÔS.

— Ça promet !

John Cicada ne disait rien. Il avait assez de fric pour investir à la fois dans la CÔS et dans un film grand public. Pour l’instant, il avait pas appuyé sur le bouton de stop. Au contraire, il réfléchissait et posait un tas de questions sur moi en se servant des moteurs de recherches auxquels il avait accès en tant qu’actionnaire minoritaire du système.

— On peut dire que c’est un entretien d’embauche, admit Alice Qand.

— Sauf que le demandeur d’emploi ne dit rien…

— Rien qui vaut la peine d’être entendu, précisa Spielberg.

Il était venu pour foutre la merde ou bien il tournait dans le vif parce que ça l’inspirait, mais chaque fois que je mettais le doigt dessus, Alice Qand faisait appel à la science de DOC pour m’inspirer des pensées religieuses. J’avais besoin de ce boulot !

— Encore un qui crèvera pas de faim ! s’écria Spielberg.

Les autres riaient. Sauf John Cicada qui s’approchait comme s’il était déjà venu.

— Vous avez un œil de verre, mec ? s’étonna-t-il sans excès de dégoût.

J’en avais un, mais pas vraiment de verre, avec une bulle de gaz optique à l’intérieur. Il le toucha avec le bec de la canne. Il avait une canne-cane. Il s’était jamais posé la question de l’œil. Il me montra le sien. Il en avait pas encore besoin. Il en aurait peut-être jamais besoin.

— Si jamais vous perdez le vôtre… je sais pas… dans une bagarre… je vous prêterai le mien. C’est un modèle de haute technologie de la vision en coin-coin.

Il éclata de rire.

— On peut savoir pourquoi ? demanda Spielberg.

Alice Qand poussa le fauteuil de John Cicada contre le mur. J’étais moins marrant à distance. Personne n’avait encore compris pourquoi le client se marrait en s’approchant du remplaçant mis en examen d’embauche. La question troubla tellement Spielberg qu’il arrêta de jouer avec mes photons.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il enfin à John Cicada.

C’était la question que les commanditaires s’étaient posée en entrant dans la salle. John Cicada leur envoya des coupures de journaux où ses exploits étaient relatés dans la langue servile des commentateurs de l’actualité relative. Ils se concertèrent pendant que j’entrais dans la douleur. Je me souvenais exactement de cette douleur. Elle n’appartenait pas à John Cicada qui n’avait souffert d’aucune douleur autre que celles dont on tire un enseignement favorable à la poursuite du bonheur et de la chance. J’ai toujours eu une relation insensée avec le mal dans la peau. Les deux côtés de l’existence étaient couverts d’épines d’acier qui n’avaient pas de noms définitifs et ma dérive consistait à reconnaître mes erreurs, voire mes fautes.

 

— C’est quoi, votre film ? demanda John Cicada.

Spielberg prit le temps de répondre. Les commanditaires attendaient dans une espèce de paralysie qui déformait sensiblement leurs éructations. On aurait dit un dialogue de sourds. John appréciait les dessous du trouble qu’Alice Qand ne parvenait pas à m’attribuer malgré la science de DOC qui fumait des cigarettes d’eucalyptus parce que j’avais été tubard.

— Vous étiez polio, Yougo, pas tubard. Comme John.

Celui-ci acquiesça. Il avait l’air triste maintenant. Il exhiba un mollet décharné. Ça aurait pu être une source de malheur, et ben non, il avait été heureux avec des parents qui produisaient le bonheur comme d’autres n’arrêtent pas de chier dans l’existence précaire de leur progéniture. Du coup, je m’contorsionnai pour examiner mes propres traces. C’était quoi, cette amyotrophie ?

— C’est rien, dit DOC. Je vois des traces d’hémoptysie dans les mouchoirs de votre enfance, comme quoi vous n’êtes peut-être pas ce que suppose votre fiche de position.

— C’est qui, ce mec, DOC ? fit Alice Qand.

John Cicada avait sursauté en entendant le bruit des crachats dans le mouchoir qui traversait l’écran au beau milieu d’une scène de combat religieux. Il s’attendait pas à entrer dans la peau d’un tubard pour l’essayer avant de l’utiliser.

— C’est contagieux, les tubes ? demanda-t-il sans cacher la panique que lui inspiraient les idées de contagion.

Son pantalon retomba sur le mollet qui l’avait rendu heureux pendant que je perdais mon souffle dans l’attente de jours meilleurs, avec ou sans l’approbation paternelle. Il me considéra longuement. On se taisait pour pas l’influencer. Il pouvait encore reculer. Spielberg n’en perdait pas une miette. Il clignait de l’œil en direction des commanditaires. C’était ça, la joie comme initiation au bonheur.

— Des fois, expliqua Alice Qand, le système superpose deux personnalités contradictoires qui se combattent dans le virtuel jusqu’à ce que quelqu’un gagne le gros lot. Heureusement, on agit encore à l’instinct dans ce domaine d’application des sciences conditionné par l’appât du gain. Comment vous sentez-vous, Yougo ?

— C’est à moi qu’vous parlez ? fit John Cicada.

P’t-être que sa guibole excitait sournoisement ses récepteurs de la douleur, qui sait ? J’avais bien mal, moi, et personne ne s’en plaignait. Alice Qand ajusta le flux vertébral sous la direction de DOC qui consultait l’almanach des jurisprudences. Spielberg changea d’optique. Il avait besoin d’un plan large avec tous les participants dedans et un décor significatif de l’enjeu. John accepta de montrer sa patte folle. On avait le même ADN mitochondrial et ça lui avait posé question d’entrée de jeu. Il avait demandé une contre-expertise et l’avait obtenue de Kol Panglas parce que l’aviateur spatial fumait lui aussi des Koli Panglazo fumés à l’urine de combattants de la paz. Spielberg jubilait.

— Et encore, dit-il, c’est que l’début !

 

Ça promettait toujours ! Tant mieux d’ailleurs si ça promet, songeai-je sans dépasser la limite du supportable. J’avais tellement besoin de ce job de merde !

— Ça fait deux jours que vous bouffez de la choucroute, dit DOC. On pourrait peut-être s’intéresser au menu, non ?

La DHR avait accepté de prendre le son. Erreur de casting, mec ! C’était une spécialiste du son. Dans la version grand public, tout le monde mangerait des hambs et je serais le seul à pas pisser dans le bon tuyau.

— D’accord pour les hambs, dit un des commanditaires. C’est d’chez nou zaussi !

Ils commençaient à s’amuser. John regrettait peut-être d’avoir accepté la proposition de Spielberg, mais quand on a besoin de fric, on regarde pas bien dessous et on finit pas se sucer les doigts entre les prises pour paraître propre et entretenu. Il me lança un regard désespéré avec des sentiments dignes d’un bildungroman à héros interchangeables. Mais j’étais déjà là, mec, et j’comprenais plus vraiment à quoi je servais ni si j’avais intérêt à continuer. Ça circulait en moi comme si j’avais aucune chance de pas finir par trouver de quoi bouffer et entretenir des dépenses pas forcément justifiées par mon train de vie. C’est l’choix des minables congénitaux : suicide ou travail. Mais j’avais jamais essayé le crime. J’avais même jamais assisté à une Cour Criminelle. J’avais voté pour des cons mieux payés que moi, mais le crime m’avait pas inspiré autre chose que le goût de l’énigme et de la sentence aléatoire. Et voilà que j’étais à deux doigts de jouer dans un film de Spielberg !

— Yougo ! Vous avez besoin de ce boulot et j’ai besoin de vous. On est fait pour s’entendre. Arrêtez cette ridicule mise en scène !

C’était John qui parlait dans le tuyau pour pas être entendu par les autres. Il utilisait mes canaux auditifs comme si c’étaient déjà les siens ! Mais j’y étais pas, moi, dans ce futur où je prendrais sa place pour qu’il s’épargne les coups du sort qu’il méritait peut-être. Je savais rien de ce mec, moi, à part ce qu’en disait la rumeur publique. Et puis j’aimais pas la télé !

— Putain de mec ! s’écria Spielberg. Il aime pas l’cinoche ni la télé ! Vous êtes sûr de vous, John ! Vous avez une tête de malade. Maquilleuse !

John recula. Il hésitait et ne parlait plus dans le tuyau.

— Si vous changez le casting, Steven, dit la DRH, ces messieurs devront attendre encore. Je ne sais pas si leur patience…

Les commanditaires avaient reculé aussi, rejoignant John Cicada qui consultait l’oracle giclant de sa console. Alice Qand, déçu, coupa le jus. Je me sentis vidé instantanément.

— Vous aurez pas c’boulot, murmura DOC dans le seul tuyau qui me reliait encore à la réalité.

On sait aujourd’hui que je l’ai eu, mais on sait toujours pas après quelles péripéties mentales que j’ai dû subir pour ne pas sombrer dans la mélancolie.

 

John réclamait maintenant un passe. Il avait besoin de réfléchir et l’intention de revenir quand il se sentirait à l’aise avec toutes ces complications techniques qu’il arrivait pas à intégrer. Spielberg rembobinait pour voir s’il avait perdu son temps précieux avec des ploucs. DOC envisageait une refonte du récit, mais la complexité des enchaînements lui interdisait toute application systématique, ce qui réduisait son influence à néant.

— J’sais pas, disait Alice Qand. Ce type (moi, le yougo) à l’air de correspondre exactement à ce qu’on recherche…

— Attendez ! gueula John Cicada. C’est moi qui recherche ! Ce type recherche aussi ! (un boulot) Il a jamais été question que des scientifiques…

— Tu sais ce qu’il te disent, les scientifiques ?

DOC était furieux. Il écrasait tout ce qui lui tombait sous la main. Alice Qand l’encula pour le tranquilliser, mais c’était sans compter avec la pudeur du vieux savant qui s’était jamais livré à la Presse féminine sans élever le concept de femme au-dessus de tous les autres. Pourtant, elle limait, Alice, et Spielberg regardait dans le viseur sans oser déclencher le moteur.

— Je sais pas moi non plus, avoua John Cicada. Qu’est-ce que vous en pensez, Yougo ? J’peux vous laisser la jouissance de ma maison à Saint-Trop’. Vous embaucherez des gens et je vous paierais pour ça. La Sibylle vous secondera. Elle adore Saint-Trop’. J’ai aussi quelque chose dans le Pays basque, mais vous n’aimez peut-être pas la pluie…

 

J’aimais tellement d’choses, connard, que j’étais prêt à tout pour me les payer ! Seulement voilà : j’avais pas un rond et rien pour en recevoir légitimement. Est-ce que quelqu’un dans l’assemblée savait que j’avais envie de travailler honnêtement ? En tout cas, personne n’avait l’air d’y croire comme je le croyais.

— J’y crois, moi, haleta Alice Qand. J’y crois dur comme fer.

— C’est dans la boîte ! s’écria Spielberg. Vous revenez demain, Yougo ? Pour moi, c’est O.K. avec vous, mec. Vous avez le duende !

Les commanditaires et leur odeur de pet le suivirent dans le corridor des sorties inadmissibles. John n’avait pas bougé. Il se tenait à la portée de mes mains.

— Pourquoi que vous le retenez pas, Yougo ?

— Vous avez retenu Spielberg ?

— C’est pas pareil ! Vous êtes de mauvaise foi !

John me caressa le museau et les oreilles. Il regrettait pour la convocation et les espoirs qu’elle portait. Il était sérieux pour la maison à Saint-Trop’. Il en faisait rien, alors si je décidais d’en faire autant, on pourrait se revoir là-bas.

— Sans rancune ?

— Sans rancune, mec, mais je vais avoir besoin de temps pour reboucher les trous.

Il savait même pas comment on retirait les faisceaux de fibres une fois que le système avait reconnu les organes destinés à recevoir les informations de remplacement.

— J’sais vraiment rien, Yougo, et j’vous demande l’impossible. On fait comme ça, mec ?

 

— T’as trouvé du boulot Yougo ?

Ça, c’était mon voisin d’palier, un gros Noir qui chômait parce qu’il avait plus d’jambes. Il les avait perdues dans un concasseur au bord d’une jolie rivière où il allait pêcher des truites quand c’était la saison. Sinon, il se baladait en fumant des blondes à la menthe et observait les écrevisses sans y toucher. Il était revenu avec deux jambes en moins au bout de trois ans et avec des histoires qu’il trouvait belles parce qu’yavait des femmes dedans et qu’il en avait aimé une à la folie. J’avais trouvé un boulot et ça le rendait fou de joie : je pourrais lui rembourser ce que je devais à sa générosité de paumé qui refuse rien aux autres sous peine de vivre carrément seul avec ses bras. Il roulait aussi avec les bras. Il avait de gros bras nus qui sentaient la musculation intensive.

— Dis-moi pas qu’t’as accepté d’travailler pour eux, mec ? gloussa-t-il sur le palier.

Toujours ce problème pour trouver le trou d’la porte dans la seule zone d’ombre de ce couloir que j’avais jamais parcouru jusqu’au bout. Il voyait la clé rutiler dans le seul rayon de soleil rendu possible par un vasistas haut perché. Il fumait toujours ces blondes mentholées et ça m’faisait tourner la tête.

— Remarque, dit-il, paraît qu’ils payent bien à la CÔS. Qu’est-ce que tu risques ?

— J’en sais rien, répondis-je tandis que la porte s’ouvrait sur une autre obscurité. J’en sais vraiment rien. Le type a l’air content. Mais rien de sûr pour l’instant.

— Il t’arrivera rien, mec. Il m’est rien arrivé non plus. Tu m’amèneras à la pêche dimanche ?

On y allait tous les dimanches parce que les guinguettes étaient ouvertes. On buvait de la bière chinoise avec des femmes qui s’amusaient pas en semaine. Leurs grosses mains jaunes témoignaient assez de leur chance aux jeux de société.

— J’sais pas c’qui s’passera dimanche, mec, dis-je en entrant dans ma merde.

Il me suivit.

— Faudra bien qu’tu les ouvres, ces fenêtres ! dit-il. Tu vas travailler, mec ! Tu vas toucher du fric ! Tu vas t’acheter…

 

Des rideaux. J’aurais ouvert les fenêtres s’il y avait eu des rideaux pour épater les passants. J’aurais aimé les voir lever la tête pour apercevoir mon nez mutin et mes yeux récidivistes. Mais j’avais pas d’rideaux et pas envie d’en avoir tant que le malheur demeurerait sur le seuil de chez moi, attendant qu’je me décide à foutre le nez dehors pour entrer dans l’existence des autres et les faire chier jusqu’à ce qu’ils consentent à me donner de quoi bouffer.

 

— Tu sais rien faire, mec, dit-il. T’as jamais su rien faire. T’aurais pu glisser dans le concasseur à ma place, le monde n’aurait pas changé d’une pilule, mec. Qu’est-ce que t’as foutu pendant ces trois ans ?

— À chercher du boulot ? Je sais pas. J’ai l’impression qu’j’ai fait pas mal de choses, mais c’était rien à côté de la solitude et de l’angoisse.

— T’as trouvé un job, Yougo, et tu sais pas c’que tu risques. Ça c’est dingue, mec ! Mais doubler un vrai héros dans un film de Spielberg, ça c’est dément !

— C’est pas un film, mec…

— C’est quoi alors ?

 

À l’époque, j’habitais dans la zone contaminée de New Paris. Je vivais seul dans un container au premier étage d’un Monticule à Loyer Expérimental. J’crevais pas vraiment, mais j’avais la trouille. L’Armée n’avait pas voulu d’moi parce que j’avais pas la forme requise, ni l’cerveau d’un domestique. J’aidais à la manœuvre partout où on manoeuvrait dans la merde, mais pas trop loin non plus, parce que j’avais des guiboles en plastique importées de l’Ancienne Russie où le froid est encore un instrument de torture au service de la Vérité Révélée. J’avais perdu mes dents dans un choc frontal avec le manque de vitamines et ma peau pelait sous l’effet des agents nettoyants que la pluie colportait de zone en zone au hasard des vents provoqués par les champs de bataille et les extractions de matières premières. J’avais une télé connectée aux bonnes nouvelles et une radio qui pourvoyait des cris de révolte pas chers à l’achat. Et pas un rond pour rendre la monnaie. Quand le Noir est revenu sans ses pattes, je l’avais oublié. Il avait des airs de héros et l’habit qui va avec, une espèce de djellaba avec des pompons et une ceinture dont l’étui était vide. Au mur, il avait punaisé des photos de chevaux. Pas une femme. Ça m’avait choqué alors que moi-même je fréquentais aucune femme. Les p’tits cuculs de mon existence pouvaient appartenir à n’importe qui ou quoi, mais pas à des femmes. J’avais une trop haute opinion de la femme pour accepter l’idée que j’avais encore les moyens de pas m’branler dans l’ombre comme un résistant de la dernière heure. C’était tellement bon marché que j’en abusais et personne m’avait dit l’contraire jusqu’à que ce Noir m’emmène à la pêche aux poissons dans le canal où j’avais déjà noyé tous mes chagrins. Il montait à la force des bras en haut de l’écluse et il se jetait dans l’eau tourbillonnante qui m’avait si souvent donné le vertige. Les gosses lui lançaient des pierres, mais des petites, pas assez grosses pour blesser sa grosse gueule de vainqueur de retour au pays natal. L’éclusier lui demandait alors poliment de remonter, toujours à la force des bras, et j’applaudissais avec les autres. Plus haut, l’eau était calme comme la joue d’un enfant endormi et on lançait nos lignes sous les arbres. J’aimais pas cette attente, mais il s’en nourrissait et paraissait parfaitement joyeux, même quand la pluie se mettait à tomber et que les gens se dispersaient sur le chemin de hallage. On attendait alors que la pluie cesse et on pouvait voir les poissons agiter la surface sous le regard des canards qui se tenaient silencieux sur la berge à l’abri des bancs publics. Si c’était ça, la vie, j’en voulais pas.

 

— Ils les ont foutues où, tes jambes ?

Il savait pas. On enterrait pas les jambes comme chez Maupassant. On devait les jeter, mais pas n’importe où. Il était persuadé que personne ne lui avait manqué de respect. Mais il s’était pas renseigné. Il y avait pensé, puis l’idée lui était venue que c’était pas bien correct de poser des questions gênantes à des mecs qui supportaient la misère humaine sans vocation mystique. Il attendait de recevoir des jambes artificielles. Il attendrait le temps qu’il fallait. Combien de temps avais-je attendu moi-même ? Impossible de répondre. J’avais oublié !

— J’ai connu un mec qui avait travaillé pour la CÔS, dit-il en refermant le rideau. Il ne lui est jamais rien arrivé.

Il cherchait à m’encourager, mais j’avais pas la force d’écraser les mouches qui se nourrissaient de mes sécrétions adipeuses. Je jouais avec la flamme d’un bec de gaz. Ça sentait la poussière brûlée comme quand les services d’hygiène venaient mettre de l’ordre dans la crasse. Qu’est-ce que j’attendais pour retourner là-bas ?

— Où tu crois que t’es, Yougo ?

 

Et je continuais de simuler, suivant le fil du récit qui me collait à la peau comme si je l’avais réellement vécu, sauf que les conseils d’Alice Qand ne me parvenaient plus et que DOC n’était pas là pour injecter le métal qui avait fait le malheur de papa. Ya des fois, comme ça, dans l’existence, où la moindre substance prend une importance phénoménale pour atteindre les hauteurs de la révélation et de l’intime conviction. Le Noir n’avait jamais existé.

— Pourtant, j’suis là, mec ! Et j’te cause ! Tu veux une cibiche ?

Personne dans le lit. C’était l’moment que j’attendais pour me coucher, même si je me réveillais jamais seul. Le Noir pensait comme moi à ce propos : on devait servir à quelque chose mais on savait pas quoi. C’était inquiétant ou rassurant selon les moments du fric. En avoir ou pas. Le vieil Hemingway pétait dans les chiottes et tout l’immeuble se plaignait de cette promiscuité.

— J’fume plus depuis le cancer de maman, mec, dis-je en frimoussant ma gueule de tapé d’la kolok. Tu d’vrais arrêter, mec. T’as déjà perdu deux jambes à c’petit jeu !

— Tu les as perdues comment, les tiennes, Yougo ?

 

Un jour que j’étais pas là pour assister à l’amputation.

 

— Si ça s’fait, mec, ajoutai-je pour frimer, tes guiboles sont en Chine avec des couilles chinoises entre les deux et une petite queue vachement efficace question démographie extrême. J’en sais rien de c’qu’ils en ont fait ! J’ai été payé et j’m’en plains pas.

— C’est du toc, déclara mon compagnon.

Ça l’était. Et après ? Le corps appartient à celui qui l’a reçu en héritage. Et puis ils les avaient appréciées, mes guiboles en plastique, les examinateurs du Centre des Simulations ou Rien. Même que John Cicada, qui n’avait jamais rien vendu parce qu’il était payé pour autre chose, en avait éprouvé les performances et même goûté le style olympique. Il en avait bavé sur sa liquette, le héros itératif !

— Faut qu’tu soyes à l’heure tous les jours, dit le Noir. C’est quelque chose d’appréciable et d’apprécié, la ponctualité. Le mec dont je te parle était toujours à l’heure. Même que jamais rien ne s’est passé. T’as une horloge interne ?

— Pas qu’je sache. Mais j’ai beaucoup donné, mec.

— Tant que ça !

— J’suis vachement reconstitué, mec. J’sais pas si John Cicada sera encore d’accord demain. Ils veulent mesurer mon intelligence.

— T’es si intelligent que ça !

— J’peux même plus rêver d’être aussi con que toi, mec !

¡Qué barbaridad !

J’étais tellement intelligent que j’savais même pas à quelle heure ils viendraient me chercher. Ils n’aimeraient peut-être pas me trouver endormi. Et j’savais pas avec qui je me réveillerais.

— Complique pas ! dit le Noir. J’vais t’prêter ma tocante. Tu t’la fous dans l’cul et tu attends. Ça marche à tous les coups. Quand j’pense que t’as fini par trouver un job, mec ! Tu vas bouffer des trucs que j’ai plus idée. Et j’parle pas des femmes !

 

Ça m’faisait rêver moi aussi et j’avais envie de dormir pour pas déranger mon imagination. Mais qui m’branlerait pour m’aider à trouver le sommeil dans un endroit où il paraissait impossible de s’imposer au silence ? Le Noir huilait la tocante avec son sperme. Il s’appliquait comme au temps où papa avait commencé à vendre des choses qui m’appartenait pour améliorer les fins d’mois. Le Noir servait de chirurgien à l’époque. Tout était écrit dans un livre. Yavait qu’à suivre, comme en cuisine. Et j’étais pas contre l’anesthésie. Mais j’regardais pas. Je sentais rien et je regardais plus pendant des jours, jusqu’à ce que ça cicatrise sous le fond d’tain. Papa était heureux quand il revenait de la Banque avec des ronds en papier qui subiraient l’épreuve du métal avant de n’être plus rien. Il était utile, ce Noir. Il en voulait pas aux Chinois. Il en voulait à personne. Même pazapapa qui lui prêtait sa fille pendant que j’en cherchais une pour ressembler à tout le monde. Voilà d’où il venait, ce Noir.

— Je peux m’en aller maintenant ?

J’posais la question des fois queue.

— Que savez-vous de l’enfance de John Cicada ?

— J’en sais rien. On en parle jamais dans les journaux ni à la télé. On voit beaucoup d’enfants autour de lui, mais des enfants comme vous et moi, ni plus ni rien. Je suppose que ça fait partie de l’ambiance et de ce qu’on est censé en penser une fois que la table est mise sous l’influence de la publicité. J’sais rien d’plus, DOC. Y va où, Spielberg ?

— Pisser. Mais j’ai bien écouté tout c’que vous avez dit. Vous êtes un film, Yougo, et j’m’y connais en rentabilité !

 

Pendant que Spielberg y pissait où y voulait sans que ça gêne ses commanditaires, Alice et moi on interrogeait le Noir qui était venu spécialement de New New York où des mecs plus savants que lui voulaient en savoir plus sur les circonstances de ses amputations. Il était pas contre l’usage de la force.

— J’ai tellement raconté de conneries dans ma vie que plus personne me croit, commença-t-il fort et grave.

— Vous habitez chez le Yougo ? demanda Alice Qand.

— Je rhabite à deux pas mais pas chez lui, M’dame.

— Que pensez-vous de ce mec qui s’est jamais rendu utile ?

— Il était utile quand son père me faisait le découper en morceaux pour subvenir aux besoins des bourges qui avaient perdu quelque chose en route, M’dame ! Il était vachement utile aux siens, parce que les bourges, M’dame, c’est des nôtres si on réfléchit bien.

— On vous demande pas de réfléchir, mec. Vous chômez ?

— J’attends des guiboles qui doivent arriver de Sibérie, mais j’ai pas d’nouvelles. Je suis concassier, M’dame. Mais avant, j’étais chirurgien et j’acceptais tous les p’tits boulots qui font plaisir aux parents.

— Vous lui auriez coupé les couilles si on vous l’avait demandé ?

— J’ai coupé des tas de couilles, mais son papa y voulait pas que les y coupe parce qu’il voulait un petit-fils, un vrai, pas un dont il aurait pa zété fier, M’dame.

— Avec qui dort-il la nuit ? Avec vous ?

— Lui dites pas, M’dame.

— Vous êtes en manque de meufs ou simplement pédé ?

— J’paye ma dette envers un p’tit gars que j’aurais pas dû charcuter comme je l’ai fait parce que c’était la guerre et que tout l’monde se démerdait comme il pouvait. L’Histoire se répète. On peut pas dire qu’on savait pas.

— Vous avez déjà remplacé quelqu’un ?

— J’ai même pas essayé. J’ai ma pension et des à-côtés pas mal rémunérateurs. Mais j’vais y penser, promis.

— C’est pas un personnage, dit Spielberg en sortant des chiottes. Ce mec est aussi réel que vous et moi, ma chère Alice.

C’était un scoup pour personne, sauf pour moi parce que je gémissais entre la douleur et l’assouvissement. Après les entretiens d’embauche, les épreuves. Ils vous passaient à la moulinette et ne perdaient rien des détails que les témoins aidaient encore à affiner. Pourtant, dès la fin du premier jour, John Cicada avait approuvé le choix du système et s’apprêtait à se connecter pour être remplacé à tout moment. Il avait même sorti son stylo pour signer le contrat. Mais DOC n’était pas sûr de m’avoir bien compris. Le Noir avait jeté le doute dans son esprit. Il m’avait serré la main en sortant. J’étais couvert d’une sueur tavelée de gouttes de sang.

— Revenez demain, John, avait-il dit. Je suis sûr qu’on signera demain.

 

Et quand je suis arrivé au pied de mon monticule, le Noir s’est montré au vasistas du palier pour me féliciter d’avoir trouvé du boulot, même que d’après lui c’était un boulot à ma hauteur. Mais j’étais pas sorti grandi de cette épreuve. Quand je suis arrivé sur le palier (j’habite au premier étage), le Noir avait encore sa sale gueule d’enculé d’sa mère dans le vasistas. Ses bras étaient gonflés à bloc. Ses mains puissantes étreignaient les barreaux. Je m’suis annoncé par un couic digne d’un oiseau des branches. Il souriait de toutes ses dents chinoises. Il redescendit lentement comme s’il avait attendu ce moment pour montrer à quel point j’avais de la chance d’être aimé.

 

— Je pars ! dis-je sous le vasistas.

Il secoua la tête pour dire non.

— Tu peux pas partir, dit-il. On a un concours de lancer dimanche. Tu partiras plus tard.

— Je vais à Saint-Trop’ avec l’équipe de tournage.

— Ils se sont foutus de ta gueule, Yougo ! J’ai un nouveau Mitchell. Un Avocet III Gold. Il m’a coûté la peau. Monte voir !

Y m’faisait chier le Noir avec ces concours au bord de l’eau. J’allais à Saint-Trop’ que ça lui plaise ou non. On était jeudi. L’arrivée sur la Côte était prévue vendredi dans l’après-midi. On f’rait le voyage ensemble, John et moi. Mille bornes pour faire connaissance. On pourrait discuter sans perdre le contrôle du véhicule puisqu’on avait un chauffeur employé de la Dreamworks. La CÔS fournissait la bagnole, une vieille Crevault équipée d’un confort limité à la boisson et au sport. J’expliquai tout ça vite fait à mon Noir qui commençait à critiquer la filmographie de l’Amerloquain. Pendant ce temps, je soignais mes bagages des fois que j’aurais à coucher avec quelqu’un.

— C’est quand même bizarre qu’on t’offre des vacances avant même que j’ai commencé à bosser. C’est pas clair, ton truc. C’est quoi l’sujet du film ?

— J’ai pas eu l’occasion de demander. Tu voudrais pas retirer ce que j’ai dans le cul ?

— C’est quoi ce truc ? Je tire ?

Je le vis mordre le bout de sa langue puis écarquiller les yeux en voyant ce que c’était. La chose disparut aussitôt. Il me montra toutes ses dents.

— Tu sauras jamais c’que c’est, mec, me dit-il.

Il avait honte, mais il pouvait vraiment pas me dire ce que c’était. J’y tenais pas non plus, sinon je lui aurais fait avaler son Mitchell. De toute façon, c’était pas propre et j’avais faim. On se mit à tremper des tartines dans le café en fumant des clopes russes qui imitaient la saveur mentholée et crachaient comme des usines pharmaceutiques. Il avait des doutes et il se mit à chanter, ce qu’il faisait merveilleusement parce qu’il avait hérité de la voix suite à une erreur de partage. Il aimait pas évoquer ce passé, mais ça lui arrivait si je le rendais malheureux, ce qui était le cas ce jour-là. Je l’emmenais pas. Il pouvait pas croire que j’avais le cœur aussi dur. Il me donna un 38 des fois que je tomberais dans un traquenard.

— Tu peux pas faire confiance à des milliardaires, dit-il en pleurnichant sur le bord de ma tasse. T’as même pas vu tous les films de ce connard.

Ils les avaient vus, lui, et plus d’une fois. Ils les avaient pas aimés. D’après lui, ça sentait l’utilisation du pauvre type à des fins capitalistes. Je f’rais bien de m’méfier.

— C’est bon, dis-je en vidant les miettes humides de ma tasse.

— C’est pas bon, dit-il.

Et il me confia une boîte de munitions qui forma une bosse sur ma fesse droite. À gauche, j’avais pris mes papiers. J’oubliais rien que ma tête. Il vérifia le nombre de chaussettes. Divisé par deux, ça donnait le nombre de jours qu’il allait vivre sans moi.

— Tu veux pas voir mon Avocet ?

Je voulais pas, des fois que ça m’retienne ici dans la crasse. Dans le miroir, je me vis en train d’ajuster un béret qui m’donnait des allures de guerrier vidéo. Le 38 formait une autre bosse sur mon cœur, avec une tâche de graisse qui s’épanchait dans la poche. J’avais jamais été aussi loin. En fait, j’avais jamais été nulle part.

— N’oublie pas ton lihium, mec, dit-il.

 

On redescendit sans croiser personne. Sur le trottoir, il héla un taxi.

— Va pas t’user avant de leur montrer c’que tu sais faire, mec ! dit-il en tendant une poignée de billet gris au chauffeur qui les empocha en grognant.

— J’suis jouasse, mon amour, dis-je.

Le chauffeur grogna encore, engageant une vitesse qui claqua comme un avertissement.

— Tu vas être en retard, dit le Noir. J’te téléphonerai pour te dire au sujet du concours. Ah ! J’vais pas aimer être seul et sans toi !

— N’oubliez pas d’refermer la portière de cette sacrée poubelle ! grogna le chauffeur. J’ai pas envie d’avoir des ennuis.

— Tu vas en avoir si tu la fermes pas, minable ! rugit le Noir qui poussait la portière pour que je cherche pas à faire chier le monde alors que j’étais pressé.

Le taxi me conduisit directement dans les locaux princiers de la CÔS. John Cicada faisait les cents pas entre les plantes vertes. Alice Qand était en grande conversation avec Kol Panglas qui agitait les autorisations. DOC se vissa.

— Pas d’armes, coco ! On n’emporte pas d’armes pour faire peur à Steven qui a d’autres chats à fouetter.

Il enfonça sa pince puante dans ma chemise. Et une antenne dans mon froque.

— Il est armé ! s’écria-t-il.

— C’est un dingue, dit Alice Qand.

DOC poussa un soupir.

— C’est Spielberg qui décide, marmonna-t-il.

John m’envoya un sourire complice. Je compris que je pouvais la fermer sans passer pour un plouc à ses yeux. Mais j’étais pas d’accord pour qu’on me souffle mon pétard et ses consommables.

— Vous pensez tout de même pas qu’on va vous laisser faire ! couina Kol Panglas.

Il m’envoya la fumée de son Koli Panglazo dans la gueule. Y m’cherchait alors que j’étais sur le point d’accepter de travailler pour les autres.

— C’est bien le problème ! dit-il.

— C’est quoi l’problème ! gueulai-je une bonne fois pour me faire comprendre.

Je m’accrochais au 38 comme si je lui avais donné le jour et la lumière pour que la nuit lui soit moins blanche. DOC sentait la marée tellement il suait. En même temps, son oeil glauque me proposait un choix de substances à emporter. Il savait qu’entre la pizza aux quatre fromages et le Saint des Saints, mon choix donnerait l’avantage à la Science. Mais John me faisait signe de pas céder à la tentation. Je m’faisais violence, ce qui fait mal quand on se sent seul. Je repoussai l’offre de DOC qui me regarda comme si j’étais pas moi. John s’approcha.

— La voiture nous attend, dit-il. J’ai hâte de vous présenter mon papa.

— Il est pas mort vot’ papa ? J’aime pas beaucoup les tours de passe-passe, mec !

— Vous inquiétez pas, monsieur Adacic. C’est de la simulation pur sucre. Vous pouvez me faire confiance. Vous reconnaissez la voiture ?

Je la reconnaissais pas et j’en avais même jamais conduit. Mais je savais que Crevault fabriquait des poubelles et que ses clients manquaient de goût s’ils n’étaient pas institutionnels. Yavait un chauffeur dedans, avec des gants et des bottes. Devait-on se méfier de ses extrémités ? Qu’est-ce qu’il portait au bout d’la queue ? Il me salua d’un coup de bouc, invitant ma carcasse à se loger dans les plis d’un siège qui avait servi à transporter des aliènes gluants et acides.

— Faites pas attention, me dit John Cicada. Il est très pointilleux question protocole. Vous devez vous asseoir là-dedans, monsieur Adacic.

— Appelez-moi Yougo, monsieur Cicada.

— John… Vous pouvez m’appeler John tout court.

— O.K. m’sieur Toucour.

Ça schlinguait l’extraterrestre pris de panique.

— On s’arrêtera pour prendre papa, dit John.

— Pour le prendre en photo, précisa le chauffeur.

Tant qu’yavait rien à comprendre, je m’tenais tranquille. On avait même pas parlé de la paye. Et des avantages sociaux dont j’avais un besoin impératif. J’avais pas mal de pièces à changer. Yen avait pour du fric, mais c’était rien à côté d’la générosité, pas vrai les mecs ?

 

Alice Qand retenait DOC et Kol qui prétendaient me donner une leçon de cinéma avant que j’entre dans le studio préféré de Spielberg. Mais le chauffeur répondit à la sollicitation de John par une accélération qui me cloua dans le glauque. John eut le temps de me confier qu’on ne tarderait pas à arriver à l’heure. J’en demandais pas plus. Les voyages me font chier.

— Ne dites pas ça à papa !

— J’y dirai c’que j’voudrais, merde !

Le chauffeur ricanait parce qu’il me trouvait vachement spontané comme mec. Il ralentissait parce qu’on traversait des zones de combats.

— Zayez pas peur, mec ! dit-il en serrant le volant qui résistait à sa volonté. J’ai l’expérience et l’intelligence. Il n’est jamais rien arrivé. Ça vous fait quoi de jouer dans un film ?

— J’savais même pas qu’c’était un film ?

— Vous connaissez K. K. Kronprintz ? C’est lui qui fait la musique.

— Et qui la chante, précisa John qui somnolait en s’enfilant des cristaux entre les yeux.

— Des fois, dit le chauffeur, Steven me confie le volant.

 

Qu’est-ce qu’il m’avait confié à moi ? De quoi John avait-il une peur si bleue qu’il avait besoin d’un remplaçant ? J’avais même pas la force de me le demander. Dans la vitre, je pouvais voir les champs de blé en herbe. Les coquelicots se plaisaient dans les fossés et sur les talus. À l’horizon, les volcans fumaient tranquillement. Il s’était jamais rien passé. Et un tas de gens rejoignaient la Côte parce que c’était l’endroit idéal pour s’embarquer après avoir fait le plein de conversations. Je savais même pas ça, mais j’allais l’apprendre.

— Vous apprendrez un tas d’choses que vous savez pas, mec, dit le chauffeur. C’est ça, l’cinoche. Ah ! J’m’y f’rai jamais !

J’avais cette sensation moi aussi, de jamais réussir à intégrer ce qui fait avancer les autres dans un sens qui ne semble pas en avoir. J’avais oublié ma brosse à dents.

— Ce s’rait grave si vous en aviez, dit John. Ils vont donneront aussi des dents. Comment ça va du côté de la queue, Youyou ?

Ça allait. Je m’enculais quotidiennement sans l’aide de personne. J’en étais pas aussi fier que j’en avais l’air.

— Ils vont vous donner un tas d’choses, mec, gloussa le chauffeur, même des trucs que vous pouvez pas imaginer. Ah ! Ça me manque… !

— Qu’est qui vous manque, merde ! m’écriai-je comme si je commençais à flipper.

— La gloire, mec ! La gloire et le fric !

— Vous avez été une star ?

— Jamais de la vie ! Mais si j’avais le fric et la gloire, je m’rendrais utile et même agréable. Au lieu de ça, je suis docile et consentant.

— Papa vous expliquera, dit John. Il a toujours tout expliqué…

D’où le bonheur dont l’enfance abuse sans un regard critique sur les promesses du futur. Qu’est-ce que je comptais faire du 38 ?

— J’en sais rien, John. J’en sais vraiment rien. Steven m’expliquera. J’suis pas doué pour les explications. Dimanche, on a une compét’ de lancer. Mon pote y s’est payé un Mitchell avec son RMI. En principe, on gagne pour gagner, mais des fois on peut toucher à la marchandise et on s’photographie pour une utilisation prochaine dans le cadre des pratiques secrètes de l’amour à soi seul. Ah ! C’est tellement compliqué que j’arrive pas à m’enlever cette idée d’la tête !

— Quelle idée, mec ?

— La série. Un truc que vous pouvez pas comprendre. On recommence parce que c’est de plus en plus facile jusqu’à tant qu’on ait assez de matos pour plus avoir besoin d’recommencer…

— Putain ! J’comprends pas… !

— J’sais jamais c’que j’ai dans le cul et comme je veux pas voir non plus, c’est quelqu’un qui met la main dedans. Mais cette fois, mon pote y m’a pas dit c’que c’était…

— C’que c’était quoi ?

— C’que j’avais dans l’cul ? Un truc que j’ai pris dans le simulateur. Pourquoi qu’il a pas voulu me dire c’que c’était ? Ah ! J’en bave !

— Arrêtez de secouer ce flingue, Youyou ! Vous allez m’asperger.

On avançait pas et pourtant c’était l’heure. Si j’avais pas su, j’aurais cru à une réalité vue à travers le cul d’une bouteille. Mais on était dans le meilleur simulateur du monde et tout allait comme ça devait aller. Spielberg nous envoyait des messages sur l’avancement des repérages. Une photo le montrait au volant d’une Crevolet rouge qui laissait sa double trace d’escargot sur une plage de sable blanc. Il conduisait avec les pieds et filmait avec les mains. Ça épatait John.

— J’crois bien qu’on arrivera avant la nuit, les mecs, dit le chauffeur qui consultait le fichier prévisionnel aléatoire.

 

On avançait et ça m’donnait des chaleurs. Si j’avais pas eu le cul trempé par les déjections d’un extraterrestre, j’aurais même pensé à autre chose.

— On aimerait savoir, Youyou. Dites-nous ce que papa doit ignorer.

Je rougis. Jamais de ma vie je m’étais autant confié à des inconnus. Ce boulot me donnait une chance et je m’en servais pas. J’avais pas l’habitude de travailler. Ça les amusait peut-être. La route était tellement réelle que le temps passait. Ça n’avait rien à voir avec l’illusion ou le mirage. Je me sentais en route et celle-ci avait un sens si je me mettais à croire en moi comme je croyais en Dieu quand j’emmerdais. Ah ! J’avais chaud. John me proposait un Locacalo glacé à la neige carbonique, un truc à péter les lèvres pour t’obliger à t’exprimer avec les mains.

— C’est bon, hein, ces voyages immobiles ? dit-il en écrasant ma gueule contre la vitre ouverte. Coupez ! Je vous dis de couper !

 

Mais ça tournait. C’est étrange de voir le film de l’autre côté. En plissant les yeux, je pouvais voir ceux de Spielberg qui élaborait les séquences parallèles sans cesser de confier à son micro les impressions qu’il ne tarderait pas à remettre sur le tapis pour avancer vers la scène finale. Mais je tenais pas la distance. Je perdais le fil et John me parlait de son papa pour que j’en sache assez au moment de lui demander de se taire une bonne fois pour toutes. Yavait rien d’autre sur l’écran que l’air secouait en circulant. Je m’efforçais de comprendre, suant dans la crasse de l’aliène qui s’exprimait encore pour me mettre sur la voie de l’interprétation.

— Ne coupez pas ! Il est bon ! s’écria Spielberg.

Je cherchais la lumière pour y placer mon visage. Qu’est-ce que je foutais dans ce film ? Qui étais-je si c’était moi ? John m’enfilait du Locacalo, ouvrant la vanne du compresseur selon une courbe calculée d’avance par les scénaristes.

— Tout doux ! fit le chauffeur. Faites entrer l’accusé !

— Ça manque de détails ! regretta Spielberg. On a perdu notre temps. Combien ça va nous coûter, David ?

— Laissez-vous aller, Youyou ! disait John sans cesser de pomper le Locacalo qui me tranquillisait doucement. Ya jamais eu aucune violence. Vous avez imaginé la série d’un bout à l’autre. Vos pratiques sont innocentes, Youyou. Innocentes !

Il avait peut-être raison après tout. Qu’est-ce que je me reprochais ? On arrivait sur la Côte au beau milieu du crépuscule. Des gens nous saluaient sur le bord de la route comme si on avait été des champions cyclistes.

— Mais t’as gagné plusieurs fois le Tour de France, Youyou ! Et le Giro ! La Gran Vuelta et la Folie des Grandeurs !

¡No me digas !

— Si, si, Youyou ! T’es un champion ! Un vrai vainqueur de l’Homme !

Et Spielberg qui fendait la foule pour nous rejoindre ! Il haletait comme un petit chien. Il atteignit les barrières de protections sous les lampions et les képis. Il gueulait qu’on n’avait plus le temps de s’amuser. Il fallait passer aux choses sérieuses. En même temps, le budget publicitaire explosa.

 

— Où qu’il est papa ? Où qu’il est papa ?

John perdait patience. Il avait même gueulé dans l’oreille de Spielberg qui trouvait ça énigmatique. DOC était plus tranquille :

— Je m’demande à quel moment on a raté le glissement sémantique de « John » à « Yougo », disait-il aux journalistes.

Une caméra qui n’appartenait pas à Spielberg s’interposa entre le public et moi.

— Vous étiez un inconnu, monsieur Adacic, et vous voilà en train de tourner dans le dernier Spielberg. Que savez-vous de ce nouveau succès commercial ?

— Faut d’mander à John, les mecs. Moi je suis que l’remplaçant.

— Vous voulez dire la doublure ?

— On dit remplaçant quand le danger est imminent, mecs.

— John Cicada est donc en danger ! Parlez-nous de ce danger.

— Y m’ont pas encore dit. On est encore dans la zone préparatoire de l’embauche. J’ai pas signé. Mais j’suis vachement content d’être à Saint-Trop’ ! C’est la première fois. J’vais enfin voir des riches de près !

— Va vous falloir traverser la foule qui vous VEUT !

En effet, mes admirateurs formaient un rempart de l’autre côté de la rue. DOC me fit signe que non. J’m’étais trop avancé. Qu’est-ce que j’devais attendre ?

— Faut d’abord vous retirer le truc que vous avez dans l’cul, me dit un technicien. Vous pourrez jamais leur expliquer ce truc. On va vous en mettre un autre plus facile à expliquer et que même vous en aurez pas honte.

— Mais ils m’ont déjà enlevé un truc… !

— Il en rentre un chaque fois qu’vous vous asseyez, mec ! Vous vous êtes assis où la dernière fois ? C’est vert et ça colle ! Ça sent la pisse !

Il me poussa sous un arbre. DOC s’amena lui aussi suivi d’une cohorte de journalistes qui voulaient savoir si j’avais des couilles. Il fallait en avoir pour sauter d’aussi haut. J’en avais déjà mal !

— Les écoutez pas, Youyou, dit DOC qui m’auscultait l’anus. C’est John qui sautera. E c’est pas si haut qu’ça ! Vous voulez sauter pour vous rendre compte ?

On était au bord du trou. J’en voyais pas l’horizon, preuve que j’étais loin de tout. Un courant d’air ascendant me caressait la queue. Qu’est-ce qu’ils attendaient ?

— On attend rien, dit Alice Qand. On est à Saint-Trop’ et on a envie de s’amuser avec nos nerfes. Mettez-les à vif, DOC ! J’en peux plus !

L’endomorphine suintait sur ses joues. DOC se mit à cogner sur le métal avec son marteau sans maître. Le trou contenait le clou du spectacle. Une corde tendue en travers m’invita au funambulisme qu’on attendait de moi.

— Qu’est-ce que j’ai dans le cul, papadoc !

— T’as rien que d’la merde ! Tais-toi et penche !

 

J’étais sur la corde à une dizaine de mètres du bord du trou. John était revenu et il semblait se demander ce que j’étais en train de fabriquer à poil sur une corde qui traversait un trou sans fond et sans limite. Je gueulais pour qu’il m’entende, mais ma voix ne portait plus, comme en pleine mer. Il commença à s’agiter. Si j’comprenais bien, il trouvait papapa. Est-ce que ma situation me rapprochait de ce papa ou étais-je tellement grisé par le succès que j’en oubliais que personne n’avait encore signé ? Il semblait me menacer et je pensais que j’aurais mieux fait d’essayer l’Avocet de mon pote dans la cour carrée des HML où mon destin me montrait un cercueil descendant les escaliers sans l’aide de personne. DOC tenait la main d’Alice Qand pour pas la lâcher. Un pied sur la corde, il tentait de communiquer en morse en tapotant le chanvre tendu à mort. Je pouvais pas m’empêcher de regarder en bas, imaginant le fer en fusion blanche et la moisson d’esprits privés de leurs corps. Y m’avait jamais donné du plaisir, mon esprit, alors que mon corps avait une longue expérience de la volupté. J’avais pas envie de m’en séparer juste parce que j’avais besoin d’un boulot pour vivre. Ça sentait la rouille et le hammam c’te mort prochaine au bout du fil de l’histoire qui était la mienne, exactement celle que Spielberg voulait cinématographier avec les moyens de l’industrie et du talent. DOC tenait Alice Qand par le petit doigt. Il démontrait à quel point il était mon ami et comment j’arrivais pas à comprendre.

— On peut pas faire plus vrai ! déclara Spielberg.

Il était protégé par un écran de forces contradictoires et une nuée d’agents du fisc distribuait des bouts de chandelle qui tombaient des chars fleuris. Dessous, deux cents types qui y croyaient dur comme fer s’échinaient à transporter les éléments cruciaux du décor dans un lieu tenu secret pour l’instant parce que Spielberg n’était pas sûr de l’angle de prise de vue ni de la focale. Il avait pas envie d’en parler tellement ça le faisait chier. Son visage suait à grosses gouttes qui fusaient en direction du public. Les journalistes, pris de vertige, racontaient n’importe quoi pour pallier le manque d’informations.

— Le type que vous découvrez sur les écrans géants de l’Hôtel de Ville s’appelle Yougo Adacic. Il est encore au chômage. Demain, il travaillera si vous votez pour lui au lieu de vous laisser enculer par Le Pen comme on se fout un doigt dans l’nez.

 

Ça grondait dans les marges, à la limite du cordon de sécurité qui frémissait d’angoisse et de plaisir. On m’avait proposé ce job au début que j’étais chômeur, mais j’avais pas fait d’fautes à la dictée et le brigadier-chef qui examinait pour le compte de l’État m’avait soupçonné de les avoir planquées quelque part. Éliminé pour sournoiserie incompatible avec le devoir social. Mais j’avais eu l’temps d’observer les minables qui avaient toutes les chances d’obéir sans discussion et de s’amuser quand même en vacances pendant que leurs gosses les reniaient dans une simulation sociale qui ressemblait à ma duplicité d’anticonformiste. Je voyais pas les gosses, c’est tout.

— Youyou ! Donnez-moi la main et arrêtez de faire le con !

DOC me tendait sa petite main molle de toubib avec une seringue qui faisait l’affaire. Je touchais l’aiguille sans me piquer. Au bord du trou, risquant l’asphyxie à cause des vapeurs toxiques qui montaient, John me priait de pas jouer avec le feu des entrailles de la terre. Il avait gonflé son visage avec un troupeau de clostridiums offert par la maison. Je pourrais en faire autant si j’acceptais de collaborer sans manquer de respect aux autorités. Il y avait une place pour moi dans la vie sociale partagée par une majorité démocratiquement représentée en haut lieu. Pourquoi que j’faisais que faire chier le monde avec une minorité d’emmerdeurs qui n’avaient aucune chance de participer aux pouvoirs exercés sur le comportement de chacun ?

— Vous êtes même pas capable de répondre à une pareille question !

 

Et il continuait d’avancer sur le fil, noué par le menu à Alice Qand qui criait qu’elle avait mal au cul à force de se dévouer au bien commun. J’avais encore avancé dans l’autre sens, moins vite mais avec minutie. Le trou paraissait sans fond parce que je voyais rien pour inspirer mon imagination. Et au large, rien n’apparaissait que les tentatives d’hologramme que les flics s’efforçaient de stabiliser au ras de l’imagination populaire. Spielberg affirmait que ça faisait partie de son film, mais on voyait bien qu’il en savait rien. C’était la première fois de sa vie qu’il improvisait.

— J’y suis presque ! dit DOC.

Il me touchait, m’excitant par électrostimulation. Alice bandait à mort, la gueule ouverte comme si quelque parole définitive allait en sortir, renseignant le public venu nombreux sur les phénomènes complexes qui expliquent que la chair prime sur l’esprit. Un butt plug me renseignait aussi.

— C’est fini, dit DOC. Vous vous sentez parfaitement détendu. Vous avez échoué au premier test sérieux, Yougo. J’vous promets plus rien.

John ne cachait pas sa déception. Il avait l’air de sortir de prison avec une jambe en moins.

— Jepatrouvépapa, avoua-t-il.

Il était épuisé. Il avait couru tout Saint-Trop’ sans trouver la moindre trace de son papa. Spielberg en avait trouvé, lui, mais il se rappelait plus où. DOC me poussa pour que je cherche dans les quartiers populaires. Papa avait un goût prononcé pour l’ouvrière et la domestique.

— Dites « papa ».

Je le dis. John avait ouvert la bouche pour m’aider. Il confirma que j’étais bien le type dont il avait besoin pour retrouver la virilité. DOC en doutait.

— Ce type est complètement dingue, dit-il en parlant de moi. Putain qu’il fait chaud !

Mais John insistait. Il m’offrit un Koli Panglazo pour me témoigner sa fidélité. Après tout, c’était moi la vedette du film.

— Vouzavez pa zencore signé, dit David.

 

 La foule commença à se disperser sous la pression policière. Une rue apparut alors et les terrasses se peuplèrent. À une table particulièrement bien placée, Spielberg continuait d’informer la Presse assise sous les arbres. DOC avait raison : il faisait vachement chaud. Ça changeait de Shad City. J’en parlai à Alice. Elle avait connu l’amour en pratiquant le ski, mais elle préférait la natation, même sans amour. Je l’invitai à des agapes sous les mûriers. Elle commença tout de suite à se battre avec les mouches. Au-dessus, des guêpes s’engluaient dans un piège. Un gosse filmait la scène, indifférent à tout ce qui se passait ailleurs, y compris dans la rue où des flics tabassaient des innocents parce que c’était dans le scénario.

— Pourquoi pensez-vous que je suis une femme ? me demanda Alice Qand. Parce que j’ai l’air d’une femme ?

— Vous avez l’air d’un homme, répondis-je en suçant mes doigts trempés dans la tapenade. J’aime les femmes qui ont l’air d’être des hommes quand on cherche pas à savoir vraiment.

— Zête zun pervers ! Youyou !

Elle me plaisait bien dans le rôle de la compagne qui sert pas à grand-chose question sentiment, mais qui promet de pas trop poser de questions sur la chair. J’avais d’ailleurs pas beaucoup de réponses à lui donner entre les « coups trop tirés ». DOC s’était joint à nous pour servir de ciment social.

— Y s’sent plus, le Spielberg ! dit-il entre les dents. Vous croyez qu’il a un scénario ? J’veux dire : sérieux ? On dirait qu’il compte sur vous pour le sauver de la faillite créative, Yougo. Il vous regarde comme s’il avait l’intention de mieux vous payer que la CÔS. Qu’en pensez-vous, Alice ?

Elle en pensait rien. Elle s’en foutait même. Elle se croyait en vacances et se demandait ce qui attirait les hommes chez elle : sa queue ou le reste. C’était des fois son intelligence, mais alors ça s’terminait au cinoche avec un Spielberg à la clé. Kol Panglas n’avait pas agi autrement cet hiver à Shad City.

— Vous avez foiré le premier test, répéta DOC comme si j’avais pas compris que je jouais désormais sur les clous.

— Vous avez besoin de cet emploi, Youyou ! dit Alice. Je suis là pour vous aider. Et puis arrêtez de vous empiffrer sous mes yeux !

Elle m’interdisait de tapenade en plein pastis ! Sur quoi j’étais assis ?

— Vous avez pris place à l’endroit même où Orson a signé le contrat du Procès, Yougo.

Il y avait de l’amertume dans sa voix. Elle voulait me sauver, mais pensait toujours que Kol Panglas ferait mieux l’affaire. DOC éclatait des crevettes sans ménager l’expression de sa joie. Une fillette pressait le citron, saisissant les pépins quand il en tombait un sur les carcasses entrouvertes. Elle sentait elle aussi le citron et DOC appréciait toujours une remarque judiciaire sur le sujet. Je l’avais jamais vu aussi près de la mise en examen. Spielberg avertissait les autorités dans son petit téléphone étreint sous l’effet de l’horreur contenue. John nous rejoignit pour traduire les propos délateurs du cinéaste.

— Il sait pas où est papa, commenta-t-il. Il avait pa zenvie d’aller se faire chier à Shad City. Il nous a amenés ici à cause du soleil. À cause du soleil, mec !

Il me secouait le colbac comme si j’aimais le soleil au point de trahir les miens, bavant sa sauce meunière sur ma langue pour que je comprenne mieux sa déception. Il fallait d’après lui retourner à Shad City quitte à se les geler. Là-bas, Sally Sabat saurait ce qu’il fallait faire.

— J’sais pas trop, dit Alice Qand. Youyou a du boulot ici…

— …il a pas signé !…

— Il fait si beau, les mecs !

Alice avait été femme si souvent que la confusion était toujours possible, mais elle avait jamais été aussi loin dans l’interprétation. J’en étais coupé de la réalité. John insista :

— Il est pas ici, j’vous dis ! Pas une trace, rien ! On est p’t-être même plus dans le simulateur !

— Et où qu’on serait alors ! gueulai-je.

J’étais de nouveau la proie d’une angoisse existentielle sans précédent dans les anales.

— J’en viens, de Shad City !

— Vous étiez à – 1 ! Commencez pas à faire chier alors que j’ai pas encore signé !

— J’en ai plus besoin de vot’ boulot à la con ! J’vais signer avec Spielberg !

— Mais Spielberg a signé avec moi, minable de chômeur incapable de trouver un travail digne des autres !

 

Ah ! J’étais furieux. Et John Cicada m’en voulait à mort maintenant ! On s’était jamais chamaillé et on commençait fort. De toute façon, Alice Qand n’avait pas l’intention de renoncer au soleil et aux avantages sociaux de Saint-Trop’. DOC prenait pas partie. Il avait une petite préférence pour le soleil et savait pas skier. Mais ça l’engageait pas. Il se tartina les doigts pour les sucer et s’occuper les oreilles pendant que John et moi on s’envoyait des reproches sur des sujets qu’on avait pas eu le temps d’approfondir pendant la formation présimulatoire. Alice retrouva sa voix d’homme pour nous mettre en garde contre les indemnités que Spielberg était en droit de nous réclamer si on faisait les cons au lieu de les jouer. Il en fallait pas plus pour calmer John. J’étais plus réticent à toute intrusion dans le champ de mes intentions copulatoires. Ma vésicule séminale eut une contraction désuète qui n’impressionna personne.

— Tu t’économises pas assez, remarqua Alice qui minaudait de nouveau.

— Il a p’t-être pas tort, le John, dit DOC qui recueillait mes habitants.

— J’ai raison ! On va pas m’faire croire que ce type à des intentions honnêtes. Il est amoureux de votre apparence, Youyou ! Il vous jettera comme un mouchoir quand il aura fini de pleurer sur ses incontinences créatives.

— Le soleil, regretta Alice, c’est quand même chouette…

— Et comment qu’on va rentrer sans bagnole ? dit DOC sans cesser d’exiger encore plus de citron et moins de pépins. J’ai pas d’budget. Et des gambettes sans expérience de la route. Vous me porteriez sur votre dos, Youyou ?

Nos rires attirèrent l’attention de Spielberg. Il déplaça sa chaise pour se mettre à portée de voix et croisa deux genoux rachitiques.

— Vous êtes des dingues en vadrouille, dit-il sans s’énerver. J’commence à m’fatiguer d’vos pitreries psychodramatiques. Ce mec a la gueule de l’emploi (il parlait d’moi !). S’il se tient comme il faut, il laissera ses traces sur le trottoir. Dites quelque chose, Yougo Adacic !

 

J’avais pas grand-chose à dire. Un boulot, c’est boulot. Le fric plus la dignité, c’est quand même mieux que la crasse et l’humiliation. Ça, tout l’monde le sait. Mais c’est pas facile de s’décrasser sans donner clairement les signes d’une révolte tangente à la fois au suicide à petit feu et au bonheur par petites touches. J’avais la queue entre le choix et l’attente.

— On refuse pas un job offert par le Dieu incontestable du cinoche universel ! s’étonna DOC en distillant des liquides propulseurs.

— J’sais pas, mec ! grognai-je. Au début, j’avais faim et j’étais mal fringué. Maintenant, j’ai envie d’vomir et j’suis déguisé en extraterrestre. J’ai pas l’impression d’avoir gagné au change…

— T’as gagné du fric et t’es propre comme un sou neuf, mec ! minauda Alice Qand. Tu vas pas faire le con sous prétexte que t’as besoin de réfléchir à des choses que tu savais même pas qu’elles existaient !

— C’est vrai, mec ! Tu pourras te payer des choses rares et tu s’ras fréquentable comme un homard !

— J’ai pas dit non !

J’avais simplement un reflet dans les yeux. Ça venait de l’autre bout du port. Kol Panglas exhibait ma Rentaley à des ouvriers de chez Crevault. J’étais assis dans l’osier d’un fauteuil qui me soulevait les jambes pour que Sally Sabat elle-même, revenue de loin chaussée d’après-ski, s’en donne à cœur joie question préliminaire. Alice Qand avait renoncé à lui expliquer qu’elle se trompait de mec. Le ciel de Saint-Trop’ était blanc au-dessus de la mer, piqué de voiles et de jolies jambes. Kol Panglas se mit au volant de la Rentaley. On entendit les portes claquer mollement et le moteur se mit à ronronner, tractant la carcasse verte sur le quai où on s’émerveillait de la chance que j’avais d’avoir été choisi pour ce rôle. J’savais même pas que c’était un rôle. J’allais signer pour un contrat de remplacement et j’étais pas foutu de comprendre que j’étais né pour ce travail élitiste. John Cicada était un personnage de pellicule. Et Sally Sabat me prenait pour c’que j’étais : un veinard. Elle allait pas manquer le train parce qu’Alice Qand était jalouse de ma réussite. La Rentaley s’arrêta entre mes genoux. Le pare-chocs surmonté d’un phallus rutilait dans la demi-lumière de la terrasse où on sifflait des Roggies Russes avec une curiosité de chiens errants pour la vitesse d’exécution. Kol descendit pour ouvrir le capot. Ça rutilait dedans aussi. Un jet d’huile intermittent suivait les indications d’un témoin lumineux. Alice se pencha, montrant son cul au passant chaussé de sandalettes en peau de vache. J’avais pas encore vu l’intérieur parce que Sally Sabat n’en finissait pas d’m’étonner. Kol répandit la fumée de son Koli Panglazo en attendant.

— Seriez dingue de pas accepter ce boulot, Yougo, dit DOC qui sirotait un fond de machaquito au lithium. J’ai pas eu vot’ chance, moi, quand j’avais l’âge d’étonner le monde avec mes prouesses métaphysiques. J’ai pas réussi à convaincre Orson que j’étais le meilleur pour interpréter K. K. K. Vous avé zune heure pour vous décider. Passé ce temps, j’vous ramène à l’hosto et j’vous pique pour dix ans, le temps pour moi de réfléchir à votre avenir professionnel.

On pouvait pas être plus clair.

 

— Elle vous plaît, la Rentaley ? demanda Spielberg qui se tenait à l’écart.

— Il en est tout retourné, dit Kol Panglas. On laisse faire Madame et on revient dans la course, maître.

Spielberg apprécia. Yavait pas d’porno dans son film. D’l’amour ouais, mais avec prudence.

— L’amour doit inspirer l’amour, dit-il.

Tout l’monde était d’accord avec lui. Seule Sally Sabat avait cessé de s’intéresser à la philosophie. Elle trouvait le temps long et salivait à outrance. De temps en temps, elle vérifiait la tension de l’engin entre le pouce et l’index et m’envoyait un sourire de félicitation. Autant dire qu’elle en avait marre de sucer un truc qui devait avoir perdu du goût à force de s’en servir.

— Prenez l’volant, me conseilla Spielberg.

— Ça vous dit pas d’aller faire un tour avec le maître ? me demanda DOC qui tenait à achever le boulot avant que Sally Sabat me donne le coup de grâce au bout d’une langue qui n’en pouvait plus de se frotter à un sens que je devais pas avoir comme les autres.

Je m’grattai le nez pour montrer que j’étais pas complètement parti.

— Le maître veut faire un tour avec toi, dit Alice Qand en m’enculant.

— P’t-être que ça ira plus vite, espéra Sally Sabat.

 

Ça allait vite maintenant. Un spasme me projeta dans la Rentaley. J’avais les pieds sur des pédales et le cul dans la guimauve d’un aliène qui parlait pas ma langue. Spielberg s’installa lentement sur le siège du mort. Il boucla sa ceinture en me recommandant d’en faire autant. Mes mains étreignaient un volant qui répondait par des secousses électromagnétiques appliquées par réflexe à des zones que je découvrais en même temps que la route. Les ouvriers de chez Crevault applaudissaient au passage du carrosse. L’un d’eux me félicita en montant sur le marchepied. Son gros visage humide rayonnait de joie.

— Ça c’est du moulin, mec ! exulta-t-il.

J’y allais par petite touche.

— Tu m’emmènes pas ? dit Sally Sabat que je voyais pas.

— Emmenez-nous ! fit Alice Qand.

— Ça va, les filles ! dit Spielberg. On s’revoit sur le plateau. Nous, on va bouffer des coquillages.

Il décevait beaucoup, le Spielberg. Tout le monde s’écarta pour laisser passer la Rentaley.

— Ya la clim’, dit Spielberg. Mettez la clim’, John. Vous aimez le vin blanc avec les coquillages ? On mangera du pain trempé dans la sauce, John.

Il me regarda comme si j’étais sur le point de lui sauver la vie et que je pouvais pas savoir de quoi je le sauvais. En plus, il me prenait pour son personnage. On était en répét’, quoi.

— J’aime pas ces gens, dit-il. Et ils ne peuvent pas vous aimer. Vous avez déjà été dans l’espace ? Moi pas. Mais j’ai mon billet. On peut rêver, non ?

On rêvait pas. J’y allais doux question accélération. Le moteur s’emportait à la moindre sollicitation. Nous roulions tranquillement sur un chemin de sable, croisant des touristes nus qui s’enduisaient les uns les autres.

— C’est ça l’amour, dit Spielberg en reluquant les cuculs qui s’frottaient à la carlingue. J’peux pas montrer le mien parce que les gens penseraient que c’est pas d’l’amour. Vous me montrerez le vôtre pour que je me fasse une idée, mais d’abord on va manger des coquillages et boire un p’tit blanc que vous m’en donnerez des nouvelles. Tournez à gauche.

 

On était sous les pins. L’air bougeait au rythme des vagues qui renaissaient sur le sable. Un endroit de rêve pour mourir à l’aise au cours d’une sieste passée en bonne compagnie. J’avais pas faim. Spielberg me montra la terrasse sous les pins. Elle était bondée, mais nous, on allait encore plus loin parce qu’on était des privilégiés. C’était la première fois d’ma vie que je passais au-dessus des autres sans les saluer. Même au-dessus des poubelles que j’avais servies la veille avec un entrain de paluche au service des vieux. On peut pas avoir été mal payé et apprécier de l’être trop. Quand j’étais chômeur, je travaillais au moins à nettoyer les alentours pour pas sentir plus mauvais qu’un chien. Maintenant que j’étais sur le point de renseigner les paparazzi, je sentais bon comme un parterre de fleurs interdit aux chiens et aux cuculs. Spielberg avait connu ça. Il avait pas pu s’empêcher de pleurer en donnant le premier billet durement gagné au commis d’un drive qui sentait la patate et la chair brûlée.

— Ça sent bon la chair brûlée, dit-il. Ya qu’dans les films qu’ça sent mauvais parce qu’on la fait trop cuire. On est arrivé !

 

Yavait moins d’monde. Les femmes portaient de jolies robes avec des échancrures ici et là. Les mecs tenaient un verre à la main et ils en observaient les reflets dans une lumière de toile blanche que la brise soulevait dans les branches. Un type en tablier bleu nous conduisit à la « table de Monsieur ». Je m’assis, tournant le dos à une fontaine qui chuintait sur le ventre d’un poisson mort. Une aubépine masquait des mains stylisées qui se croisaient dans la pierre. Un rouge de cinabre ou de bauxite environnait la scène. Spielberg me demanda si j’avais lu Poe. J’avais lu Popo, mais pas Poe. Il connaissait pas Popo.

— C’est un fils que mon fifils a partagé avec les institutions psychiatriques de mon pays, la Franchouille.

— Ah lala ! fit-il. Vous avez eu des malheurs vous aussi !

— J’en ai eu et j’suis pas devenu cinéaste !

Ça l’faisait pas rire. Il consulta la carte avec une attention de militaire coincé entre le devoir et le plaisir.

— On ne devrait pas concevoir un film sans au moins une scène franchement porno, dit-il sans cesser de parcourir la carte avec un index acheté dans un Primulti chinois.

Ça m’étonnait pas de la part d’un type qui se contentait de satisfaire les p’tits plaisirs pour laisser aux grands le champ du possible.

— Vous avez choisi ? me demanda-t-il sur l’air de celui qui veut savoir si vous avez des goûts différents, des fois qu’ça pourrait s’arranger en négociant le détail conflictuel.

— J’sais pas lire, m’sieur !

— Mon personnage sait lire, mais vous n’êtes pas obligé de lui ressembler en dehors de l’écran. Ce qui m’attire en vous…

Il se passa la langue sur les lèvres comme si j’étais un fruit de son imagination. Le poisson mort n’arrêtait pas de s’retourner sous l’effet du filet d’eau qui tombait des lèvres de la morte. Je supposais…

— Vous supposez mal, mon ami. Ah ! Voilà le serveur. Il va nous conseiller…

C’était un serveur nu jusqu’à la ceinture, avec un collier de perles noires et un foulard noué autour du cou. Je reconnus tout de suite Lorenzo de los Alamos que j’avais vu dans « La rotule au-dessus du genou ». Sa grosse queue frémissait sous la flanelle du pantalon.

— Une zarzuela pour ces messieurs qui semblent avoir très faim de se rencontrer, dit-il d’une voie joyeuse.

Spielberg me toisa. Il toisa ce qui dépassait de la table, mes bras nus couverts de conneries qu’un pote tatoueur avait testées sur ma peau en échange d’un surdosage euphorisant, ma poitrine crevée d’autres essais, métalliques ceux-là, le cou qui revenait toujours d’un torticoli hérité d’un bondage circulaire, et ma face de rat effrayé par la chronique de l’actualité, toujours prête à exprimer le risque épidémique, les modes éphémères et les nouvelles sans contenu. J’avais des cheveux aussi et une manière de les peigner pour me distinguer du chien qui m’accompagnait quand il était pas mort.

— Zêtes vraiment le type que je recherchais ! s’écria-t-il tandis que Lorenzo lui montrait une photo de la zarzuela.

J’aurais pu être fier de plaire à quelqu’un qui prétend me sortir de la merde uniquement pour ça. Lorenzo ne put s’empêcher de pousser un petit cri d’admiration.

— Y sait mêm’pas qu’il est beau ! fit-il en se frottant les couilles contre le rebord de la table.

Je les voyais rouler sous la flanelle, exactement comme si j’y étais. Il me l’avait dit, mon pote le Noir (Non, c’est pas lui qui m’a tatoué) :

— Tu f’ras gaffe à pas d’venir pédé, mec…

Yavait des tas d’fontaines dans cet endroit de rêves, avec de l’eau qui tombait sur des poissons vivants ou morts, ou sur des algues noires ou vertes, avec de la pierre verticale pour capter les ombres et en reproduire la tristesse discrète.

— Ça vous plaît ? demanda Spielberg.

J’avais commandé la même chose. Lorenzo avait frémi :

— De toute façon la zarzuela c’est pour deux. Un p’tit blanc comme d’hab’ ?

Il avait l’air de se plaire ici, le Steven. Il avait sorti de sa poche un tas de notes et il cochait les points communs pour me donner une idée de la ressemblance. Du coup, je m’inquiétais pour les fois où j’étais plus conforme au modèle. Spielberg s’amusait de mes frissons d’interprète qui n’a pas encore signé et qui se rend compte qu’il aura du mal à cacher les différences. Il me rassura finalement :

— C’est psychologique, la ressemblance, mec. John n’est pas tatoué. J’ai un échantillon de sa peau. Vous voulez toucher.

 

Une femme s’approcha. Elle confia à l’oreille de Spielberg que John était allé se promener sur la plage ou dans les bois, elle savait plus. Spielberg parut irrité par cette nouvelle qui pouvait être bonne (la plage) ou mauvaise (le bois de pins).

— J’m’excuse ! dit la femme.

Qui était-elle ? J’avais abusé d’la sauce. Mes yeux multiplaient les hypothèses sans laisser à mon cerveau le temps nécessaire aux reconnaissances. Spielberg expédia le dessert en vitesse.

— Vous, dit-il, sur la plage ! Et moi dans le bois ! Vous venez avec moi, Sibylle ! dit-il à la femme.

Lorenzo supprima mon assiette. Fallait qu’j’aille vite si j’voulais boire le fond de mon verre pour le laisser à personne. Je vis Spielberg s’éloigner sous les pins avec la Sibylle qui se dandinait en se retournant de temps en temps pour me voir.

— La plage, c’est par là, dit Lorenzo.

Je passais entre les fontaines, croisant des êtres qui montaient de la plage avec des coquillages pleins les mains. Je ne mis pas longtemps à repérer le dos carré de John Cicada qui se penchait au bord de l’eau pour enfoncer son index dans le sable. Je le rejoignis sans difficulté. Il ne s’étonna pas de me voir.

— Je vous attendais, Youyou, dit-il.

Son index ramena un haricot.

— J’ai jamais dérangé personne, dis-je. J’peux m’en aller…

Il secoua une tête joyeuse.

— C’est m’sieur Spielberg qui m’a dit de…

La bouche s’ouvrit sur une bouchée de petits animaux qui vivaient encore.

— Monsieur Spielberg vous emploie-t-il définitivement ? dit John Cicada.

— On signe cet aprèm’…

— Il sera trop tard, mon ami. Regardez !

J’ouvris grand mes yeux pour voir ce qu’il me montrait. C’étaient des vaisseaux chinois qui s’étaient posés sur la mer.

— J’en ai jamais vu autant, dit John Cicada. Vous avez quel âge, jeune homme ?

 

Je savais pas quel âge j’avais, mais j’avais pas envie de mourir pour la patrie.

 

— Il les a sans doute vus par-dessus votre épaule, dit-il, et il s’est échappé par les bois.

— La Sibylle…

— Je connais la Sibylle. Connaissez-vous ses projets ?

— J’sais même pas qui elle est pour vous… pour les autres…

— Regardez !

Qu’est-ce qu’il me montrait pendant que les Chinois nous observaient ?

— C’est un haricot de mer d’un genre nouveau, Youyou. regardez de plus près !

Il enfonça son aiguille de service dans la coquille. Il en sortit un circuit dernier cri.

— Surtout ne criez pas, Youyou !

Il remit le circuit dans la coquille et la laissa tomber sur le sable.

— Caltons discrètement ! dit-il.

Il semblait glisser sur le sable. J’étais moins efficace. Il était complètement dingue, ce type. Enfin, nous étions sur la plage et Spielberg m’avait bien précisé que c’était une bonne nouvelle pour la production. Je lançais un regard complice au Chinois qui nous suivait au flair, trottinant sur nos traces.

— Je vais jeter un coup d’œil sur la comptabilité, Yougo. On a des doutes. On a beaucoup de doutes. Montrez-moi le chemin.

 

— Vous n’aviez pas encore signé ?

— Et mes chances de signer ce sacré contrat s’amenuisaient au fur et à mesure qu’on se rapprochait de John Cicada et de la Sibylle qui traversaient le bois de pins en direction de la route. Le Chinois marchait devant moi à vive allure. Comme il était pas grand, il tricotait dur, peinant comme un haleur dans le sable mou sous les pins qui empestaient l’endroit tellement il faisait chaud. J’avais noué ma chemise autour de la taille, mais impossible de se déchausser à cause de la température du sable et des aiguilles qui jonchaient les chemins.

— Vous avez bouffé des coquillages ? me demanda le Chinois d’une voix aigre.

Ce qui, dans sa langue, signifie que je traînais la patte et qu’il avait les moyens de me faire parler. Je me hâtai du coup et je l’enfourchai presque. Il portait un uniforme antistress datant de la Première Guerre du Golf. Je sentis le métal noir d’un Norinco encore chaud. Le type prétendit s’être battu avec un requin au large de la Capitainerie. On s’amusait pas tous les jours dans la Grande Armée Chinoise, surtout depuis que le réchauffement climatique changeait la donne.

— Qu’est-ce qui avait changé, Yougo ? Qu’est-ce que vous en saviez ?

— Vous avez raison. Un minable comme moi peut pas savoir ce genre de chose. J’existais sous perfusion télévisuelle. En plus, la perspective d’un bon job dans le cinoche, ça m’rendait nerveux au point de pas faire la distinction entre un Chinois et un Russe. Maintenant, il se cachait derrière les arbres et m’ordonnait d’en faire autant. Je venais d’être recruté par la GAC. Ou la GAR. Allez savoir…

— Vous perdez un temps précieux, Yougo ! Le simulateur donne des signes d’impatience numérique. Je vous conseille le style télégraphique.

 

— John s’est alors arrêté au bord de la route. Il en scrutait les horizons comme s’il s’était attendu à y trouver ce qu’il cherchait et que quelqu’un était en retard. La Sibylle se tenait à l’écart dans la broussaille, ne laissant que sa tignasse rouge et le cuivre de ses épaules. Il se mit à arpenter un lopin de l’autre côté de la route. Cette fois, on aurait dit qu’il prenait les marques de ce qui pouvait être un terrain d’atterrissage. Le Chinois prenait des photos, vérifiant chaque fois son écran de contrôle. Il paraissait satisfait. J’avais des renvois gastriques. Il craignit que John nous repère. Si j’avais des renvois, il en avait lui aussi.

— Zétait pas frais l’coco, dis-je pour déconner un peu.

— Zavez jamé zété sérieux ! fit le Chinois.

Comme je me souvenais pas d’avoir déjà bossé pour l’Empire, cette remarque acide me fila des angoisses. J’étais pas loin de paniquer, espérant que la Sibylle viendrait à mon secours pour m’expliquer pourquoi ya des types qui signent des contrats comme ils se torchent et comment yen a d’autres qui merdent au dernier moment quand on manque de temps pour apprécier le coucher du soleil. Le Chinois me menaça avec son Norinco.

— Si tu la fermes pas, grogna-t-il, je t’arrache les dents avec ma culasse. On a bien de la chance s’il nous a pas repérés. Je vais les flinguer aussi. Ensuite je retournerai dans mon pays pour servir de bras à la justice. On peut pas m’en demander plus !

 

On peut fermer les yeux à la demande, mais cesser de bander parce que le cerveau se trompe de femme, c’était trop demander à un chômeur qui venait d’accepter la défaite une fois de plus. Je hélais la Sibylle, serrant les fesses pour supporter la douleur de la pénétration. Il avait enfoncé son canon entre mes omoplates. Ça m’chatouillait pas comme j’aurais voulu avant de mourir en combattant occidental. J’aurais pas fait grand-chose de mon existence et j’aurais été payé avec des clopinettes et un certificat d’études primaires avec la mention « peut conduire une bagnole si vous en trouvez une à sa taille ». J’étais en train d’uriner sur mes pompes en acier quand j’ai compris que John avait tiré le premier.

— Heureusement qu’il a eu le bon réflexe, Youyou, sinon il vous aurait emmené avec lui. Allez donc savoir où ils vont les Chin’toques ! Les muslims, on sait et ça donne envie de prier avec eux, pas vrai Youyou !

Il flanqua un petit coup de pied au visage souriant du Chinois qui donnait des signes de mort dans sa tache rouge qui brillait à l’endroit des aiguilles.

— Ça sourit tout l’temps, ces mecs ! continua John Cicada.

La Sibylle fit craquer la gorge sous son pied d’acier trempé dans le sperme des Titans.

— Y respirera plus ! fit-elle.

John coupa l’émetteur biosphérique qui palpitait encore sous la peau.

— Ces merdes sont équipées de tout l’confort, expliqua-t-il. Comment ça va Yougo ? Les cocos y z’étaient pas frais ? J’arrête pas d’péter.

Il avait l’air de bonne humeur en tout cas, mais il expliquait pas grand-chose. J’avais envie d’en savoir plus, des fois que le boulot promis par Spielberg soit pas aussi dangereux que ce que je craignais maintenant que j’en savais sans doute trop.

— Ils nous ont bernés les berniques ! dit John en rotant.

— Crache un bon coup ! fit la Sibylle en lui tapant dans le dos.

— C’est quoi c’terrain d’atterrissage ? demandai-je sans réfléchir à la portée viscérale de ma lucidité.

John repoussa fermement les avances de la Sibylle et se planta devant moi comme si j’étais en mesure de comprendre ce qu’il allait me dire.

— Zen avez d’la jugeote, Youyou ! rit-il. Mais c’est juste un parking de covoiturage. J’vérifiais si j’pouvais y garer ma Kiadilac avec toutes les provisions dont on va avoir besoin si on on veut traverser le désert de Tabernas sans être obligé d’s’asseoir sur un figuier pour goûter à l’aventure. Zêtes prêt, Yougo ?

— On est en train de tourner ?

 

Le plus inquiétant, c’était qu’en plein été yavait pas une caisse sur la Route des Plages. Pas un parasol en vadrouille, rien. C’était un décor vide qui semblait pas avoir déjà servi à amuser les grands sans faire chier les petits. Spielberg était pas là lui non plus. Le destin me sucrait un contrat en or alors que mes doigts venaient d’accepter de le signer sans le lire.

— Zavez pas d’bol, Youyou, fit la Sibylle.

— J’aurais interprété ça avec passion ! dis-je.

J’étais chevillé par la passion depuis que je savais qu’un minable peut devenir une star dans un firmament démographiquement sur le point d’exploser comme l’Univers au meilleur de sa forme. C’était la première fois de ma vie qu’on me donnait à apprécier l’épaisseur d’un doigt.

— Il vous servira encore à doser les contenus de vos verres, Youyou. Me dites pas que vous renoncerez aussi à la boisson !

— J’ai renoncé à rien, mec ! J’suis pris entre la colère et la faignantise, comme la majorité de mes potes humains. J’arrive pas à croire que j’suis passé à un doigt du bonheur d’enculer mes contemporains en jouant la comédie. Ah ! Ça m’aurait plu d’avoir ce pot ! On en fait quoi du Chinetoque ?

— On le bouffe, dit la Sibylle. Vomis tes coquillages et prépare-toi à bouffer de la viande crue avec des gènes chinois dedans. Ça t’changera pas les idées, allez !

— Elle est où, vot’ Kiadilac ?

— Nulle part, mec. Allume le feu.

— Ici ! Dans le bois ! Tu sais combien ça coûte la pyromanie ?

— Tais-toi, Youyou. Et creuse !

 

Il s’agissait d’abord de récupérer tout le matériel informatique qui remplaçait les organes du Chinois. La Sibylle suça les os qui contenaient le métal en fusion. Sans cette fusion constante, les Chinois ne tenaient plus debout. Je triais les entrailles en vrai merde pendant que John tentait une connexion au Réseau des Constantes Patriotiques. Il jouait avec les doigts du Chinois qui donnait encore des signes de vie et parlait dans son sommeil comme si le rêve était encore possible à cette profondeur de la Mort Probable. Où était la caméra ?

— Occupe-toi plutôt d’enterrer la merde sans bousiller le reste ! fit John que la communication rendait nerveux comme une feuille morte sous la pluie.

J’avais des tas d’questions à poser. Et une sacrée envie de me sortir de la merde que le Chinois avait emportée avec lui dans la précipitation. D’habitude, c’étaient des mecs clean que nous envoyaient les sous-marins de l’Avant-Garde Nationale en Eau Trouble. Mais celui-là n’avait pas eu le temps de se vider et sa merde envahissait mon existence à un moment que j’aurais plutôt choisi pour me la couler douce dans le vomi des coquillages que j’avais avalé avec un plaisir de riche savourant en même temps la chance et le bonheur.

— J’pourrai le lire, le contrat, comme ça, juste par curiosité…

— Vous lirez rien si vous savez pas lire, Youyou…

— Ah ! Si j’avais su j’aurais habité en Chine pour profiter des retards technologiques qui font baisser les prix !

 

Une fois la merde enterrée à un mètre sous le sable et entre les racines, je jetais un œil profane sur ce qui restait du Chinois : des fils, des puces, des trucs qui grésillaient et d’autres qui fondaient comme des fromages. Mais John avait pas l’air déçu. La Sibylle rangeait les pièces dans ses boîtes d’allumettes. Elle avait un tas de boîtes d’allumettes et elles étaient vides avant de les jouer sur le tapis d’aiguille de pin que les mains de John ratissaient quand ça faisait désordre. J’avais jamais autant travaillé !

— Tout arrive (tout t’arrive), Youyou ! dit John sans perdre une miette du sérieux de l’opération.

— Si c’mec avait chié avant d’aller au combat, dit la Sibylle, sûr que j’aurais manqué de boîtes d’amulettes.

— Heureusement qu’il a pas chié, ajouta John qui s’appliquait comme si ma vie était en jeu.

Ah ! Ces angoisses ! Ça veut rien dire et ça m’arrête en plein raisonnement vital. J’arrive même pas à accuser les autres comme faisait papa quand ça tournait au caillé. Je m’en prends qu’à moi-même et j’fais tourner mon Mitchell à vide, sans cuillère, sans hameçon, sans rien.

— C’est pas compliqué, dit John.

Il referma la dernière boîte pleine. La Sibylle rangea celles qui demeuraient vides par chance. Ça pesait rien. Et ça sentait rien non plus.

— Spielberg sera content d’apprendre qu’on était au bon endroit au bon moment. C’est la règle numéro un du ciné, Youyou.

 

J’savais pas grand-chose du ciné. Je l’avais jamais vu que sur le petit écran. Avec un son de merde et des effets stéréo brouillés par la conformation des lieux, une bien grande expression pour signifier ma piaule à trois murs avec fenêtres sur le voisin. J’avais qu’une chose à faire maintenant : apprécier et fermer ma gueule. D’autant que j’avais peut-être une chance de signer si j’avais rien compris entre les lignes. En tout cas, j’avais pas faim : des coquillages avariés plus un Chinois de merde, c’était tout ce que j’avais pu avaler. Par pitié, me demandez pas de boire un verre avec Spielberg pour finaliser. J’arriverai même pas à fumer une light. Greffez-moi quelque chose pour imiter ma signature. Mon cerveau commence à s’intéresser à autre chose, à des trucs qui sentent la merde des petits matins sans avenir professionnel et la pisse des négligences sentimentales.

— Montez ! fit John Cicada.

 

Heureusement, c’était pas un vaisseau spatial. Je reconnus un modèle bas de gamme de chez Crevault. Le levier de vitesse s’enfonça dans mon cul et j’actionnai aussitôt les essuie-glace avec la langue. On revenait à l’endroit même où je m’étais pris les pieds dans la robe d’une administratrice de Dreamworks. Mais je m’en souvenais pas. Elle me prit par le bras et me recommanda de bouffer tout ce qui me plaisait sans avoir honte de me trouver pour la première fois de ma vie dans cette situation assez cocasse pour changer les rêves d’un camé iranien.

— Je vous donnerai le sein quand vous aurez pris un bain, monsieur Youyou Adacic ! Et je vous laisse en compagnie de cette chère Sally qui suspend la procédure de divorce parce qu’elle a pitié de vous. Roucoulez !

Elle se cassa sans sa robe à laquelle je tenais beaucoup. J’avais jamais vu une vioque à poil. Qu’est-ce qui lui manquait de ce que je savais des femmes ?

— On divorce plus ? demandai-je à Sally Sabat.

— Où qu’t’étais passé, Johnnie ? On a vu la tourelle du sous-marin chinois au large. La trouille de notre vie ! Toi, t’as rien vu bien sûr.

— Un peu que j’ai vu ! Et j’ai même touché !

— Johnnie ! T’es complètement dingue ! Comment veux-tu que j’accepte de vivre avec un barjot ? Qu’est-ce que c’est qu’ces mouettes ?

J’avais dû mal enterrer la merde du Chinois ou alors j’avais mis les pieds dedans. Une mouette se posa sur le dossier d’une chaise que j’avais rapprochée pour y déposer le sac à main de Sally Sabat. Alice Qand revenait avec des boissons. Sa queue pendait dans l’échancrure de son paréo. On voyait bien qu’elle venait de s’en servir. Elle fit « ouste ! » pour faire fuir la mouette qui monta très haut au-dessus du môle. Sally appréciait toujours un Locacalo noyé dans la glace pilée.

— Ils sont si près qu’on peut sentir leur odeur, dit-elle entre deux lampées.

— J’en ai marre de la télé, dit Alice.

— On en a tous marre.

— J’ai pas signé, avouais-je dans la foulée.

— T’as pas signé !

— J’attends une prothèse ! Comment je signerais avec ça ?

J’exhibai mes doigts, les écartant pour souffrir parce que sans cette souffrance j’aurais pas pu leur mentir sans en souffrir.

— J’ai passé la commande ce matin même, précisai-je. C’est prévu sur le contrat. Paraît qu’une ordonnance m’interdit de signer quoi que ce soye avec mes propres mains. Mais on pourra commencer à tourner en attendant de recevoir la prothèse. J’crois que j’vais avoir de la chance si j’y pense plus. Dans la première scène, je nettoie la merde laissée par un Chinois qui espionne la Côte. On sait pa zencore kilatué, mais on me voit arriver dans le bois de pins avec l’attirail pour nettoyer la merde, que c’est pas facile dans le sable brûlant d’une après-midi.

— T’avais qu’à pas bouffer les coquillages avec la coquille, connard !

— J’savais pas c’qu’y fallait bouffer dans cette assiette de merde ! J’ai eu des vertiges et on m’a perfusé à mort pour que je sèche pas.

— T’es vraiment con, Yougo ! Dis à cette conne de mouette d’aller chier ailleurs !

— Tu l’as tournée cette scène oui ou pas !

J’savais pas. J’étais encore malade. La mouette s’en prenait à mes pieds et le serveur du café où je voulais me déstresser avec Alice et Sally me demandait de quitter les lieux sans faire d’histoire. Une boniche attendait avec un seau et un balai. Il y avait aussi d’autres gens, mais je les avais pas vus avant, alors je les comptai pas. Le serveur me souleva, m’empoignant sous l’aisselle comme on avait toujours fait avant de me battre.

— T’es dingue, John ! disait Sally Sabat. Ya vraiment rien à faire ! Et j’en ai marre de passer pour une conne auprès des gens intelligents que j’fréquente quand t’es pas là pour les emmerder.

On me conduisit en dehors de la zone réservée aux cartes de crédit. Le serveur me demanda si j’avais d’quoi m’payer un taxi. On m’expédiait ailleurs. Aussi loin que j’avais de kopecks. Et j’en avais des tas depuis que je voyageais à l’œil.

— Non, non ! s’écria le chauffeur en cours de route. Pas là ! C’est la maison de Steven Spielberg ! Vous, c’est pas là ! Donnez-moi un nom de rue, merde !

 

La bagnole filait dans une nuit douteuse. Le type avec qui je voyageais sentait la merde. Il avait le nez collé à la vitre et se plaignait d’une douleur que l’air vif, selon lui, avait le pouvoir de calmer. Je tentai d’ouvrir la vitre, mais sans succès. Le chauffeur, derrière la grille, m’expliqua que pour des raisons de sécurité il était impossible de descendre la vitre dans le compartiment passager. En me tournant aussitôt, je vis qu’on avait aussi pris le soin d’emporter nos bagages. Je reconnaissais les miens au ruban de cuir rouge. Les autres ne m’appartenaient pas, mais je trouvais qu’il y en avait beaucoup pour un seul compagnon de voyage.

— C’est les valoches de monsieur Spielberg, me dit mon compagnon sans cesser de peser de tout son poids sur la manivelle.

Il me regardait toujours pas, mais je le voyais dans la vitre et mon reflet fouillait sans honte dans son abondante chevelure. Un projecteur discret éclairait la scène.

— Silence ! On tourne ! dit la voix de Spielberg.

 

On l’avait pourtant pas embarqué ! Sa voix sortait d’un haut-parleur qui titillait mes oreilles parce que sa membrane était poilue comme une carcasse d’insecte. Dans l’autre vitre, celle qui était de mon côté, on ne voyait que le talus qui défilait à vive allure, y compris dans les virages que le chauffeur négociait en tirant une langue bleue sur laquelle Spielberg écrivait à distance à travers le réseau pédophile des Scénaristes Disponibles Pendant les Vacances d’Été. Était-ce Saint-Trop’ que je voyais au-dessus du talus dans un horizon de bites bleues qui oscillaient comme les blés sous le vent ?

— C’est les mâts des goélettes, dit le chauffeur.

— C’est pas que des goélettes, murmura mon compagnon.

— Fermez-la, Yougo ! Et respectez le dialogue !

C’était Spielberg qui braillait parce que j’étais pas dans le coup depuis le début, alors forcément je savais pas trop où en était la présentation de l’énigme.

— Ya pas d’énigme ! gueula Spielberg dans le haut-parleur qui agitait ses pattes. J’fais un nouveau ciné sans énigme. Donc sans flic. Vous comprenez ça, John : vous n’êtes pas le flic de la série !

Mon compagnon se mit à chier, grognant comme si les hémorroïdes en profitaient pour saigner.

— Caressez-lui le cul, merde !

Au ciné, on pose jamais ce genre de question. Il arrive qu’on se renseigne un peu, mais c’est pour mieux comprendre et du coup se mettre à la portée de tous. Sans énigme, on était mal barré. Dans mes films d’un soir, yavait toujours un flic et j’entrais dans sa peau pour faire plaisir à Spielberg. Dans la réalité, c’est-à-dire dans cette bagnole qui dépassait la vitesse autorisée, yavait pas d’flic parce qu’il yavait pas d’énigme. Ou alors j’avais rien compris. Spielberg hurlait dans l’insecte :

— Dites « Je t’aime » et fermez-la !

 

Pendant une courte seconde, mon compagnon se retourna pour me visser son regard dans le mien. Kitété ?

— Vous dites « Je t’aime » sans y mettre du mystère, rugissait Spielberg. Vous n’êtes pas flic et ya pas d’énigme…

— Vous voulez dire qu’ya pas d’cadavre ?

— Ya pas d’cadavre, mec ! s’impatientait le chauffeur. Ya juste deux amoureux enfermés dans une bagnole qui va nulle part parce que c’est la fin. Compris, Youyou ?

— On est déjà à la fin du film ?

Ça m’étonnait. On commençait par la fin, comme dans la vie réelle. Ensuite on remontait…

— On remonte pas, Yougo, dit enfin mon compagnon. Quand c’est fini, on descend et on s’casse pour nourrir sa famille. T’as pas d’famille ?

J’en avais pas. J’en avais plus.

— Qu’est-ce que t’en as fait ? me demanda celui que je devais aimer sous peine d’être viré.

Je savais pas. Mais c’était pas le sujet du film. Ce qui était arrivé à ma famille, c’est une énigme policière que personne n’avait résolue parce que je fermais ma gueule. Personne me ferait parler. Pas même Spielberg que le Bureau des Vérifications Sommaires employait pour mettre fin à un des plus grands mystères de notre temps. J’avais seulement amené des photos que le maître avait trouvé « dégueulasses ».

— « Je t’aime ! » dis-je dans le micro.

— Non ! gueula Speilberg. Pas « Je t’aime ! ». C’est Je t’aime. Coupez pas ! Youyou, repeat again !

Mais j’pouvais pas dire ça à un mec que j’connaissais pas et qui sentait la merde parce qu’il me chiait dessus ! En plus, j’étais assis sur les restes d’un aliène qui était parti sans sa substance.

— Déconnez pas, Yougo ! rit le chauffeur. C’est d’la menstrue ! On nettoie pas entre les scènes. Ça fait plus vrai.

Il avait compris la leçon du maître.

— Ça va ! dit celui-ci en baissant d’un cran le volume. Vous dites Je t’aime et tout le monde va se coucher. Repeat again !

— Vous disiez donc que vous savez pas ce qui est arrivé à vot’famille… recommença mon compagnon. Pouvez-vous nous en dire plus ?

La p’tite loupiote rouge s’alluma. Mon compagnon se gratta la gorge avec énergie et reposa la question en impliquant au micro une force que je voulais annuler en répondant à côté. Mais c’était la vérité qui coulait sur mon menton :

— J’en sais rien, mec ! J’étais pas là…

Spielberg referma son siège brusquement :

— C’est pas c’que vous m’avez dit à l’audition, grogna-t-il. Pourquoi faut-il que j’me laisse enculer par des cons à qui il n’est rien arrivé ?

— Mais il m’est arrivé quelque chose, mec !

— C’est seulement qu’il sait pas pourquoi c’est arrivé, dit le chauffeur.

— Pas du tout ! Pourquoi, je sais ! Comment, sans doute aussi. Mais de là témoigner alors que je pêchais la truite avec mon pote, j’peux pas franchir cette limite de l’honnêteté !

— Vous ? Honnête ! s’écria Spielberg.

Ah ! Ça lui sortait directement du cœur après un détour dans le gros intestin. Dire qu’on avait pas encore signé. La bagnole stoppa. La lumière devint jaune, avec du bleu dans l’ombre. L’endroit paraissait tranquille.

— Une dernière fois, Yougo : dites Repeat again !

— Il veut dire Je t’aime.

— « Je t’aime ! »

Spielberg apparut derrière le pare-brise. Il se laissa couler sur le capot avec une fille qui buvait avec joie. Elle riait en se léchant les dents de devant. Je reconnus Alice Qand à la queue qui montait en même temps. Sally Sabat devait pas être loin. Elle nous observait dans la lunette que John ne quittait pas quand ça bardait et que tout le monde se cassait par les jardins pour rejoindre le môle et ses feux d’artifice.

— Si vous sortez d’là sans dire Je t’aime, sûr que papa Steven signera pas avec un type qui comprend pas c’que c’est d’aimer et d’être aimé.

Il parlait bien, le chauffeur. Il étreignait le volant comme s’il allait m’emmener au bout de ce monde moitié vrai moitié bu. J’étais fatigué à force d’y penser. J’étais capable d’amour. Ça, tout le monde le savait. Mais personne m’avait dit « Je t’aime » comme j’avais envie qu’on m’aime. Mon compagnon me jeta un regard qui en disait long sur les sentiments que je lui inspirais.

— Vous prenez tout ça trop à cœur, dit Spielberg qui écrivait un autre scénario avec la queue d’Alice.

Elle déchiffrait à voix haute les traces sur le pare-brise. Chaque fois que ça se passait, les gens s’exprimaient dans une langue que j’avais aucune chance de comprendre puisque j’avais pas l’expérience de l’autre. J’veux dire : de la chair qu’on a l’autorisation de toucher même si l’amour n’y est pas. Je me fichais de l’amour que j’avais pas reçu, mais j’espérais recevoir celui qui correspondait à mon exigence de bonheur.

— C’est dingue ! s’exclama le chauffeur.

Spielberg eut un spasme ciliaire. Alice le pénétrait avec une fougue d’animal au travail de la reproduction. La main de Sally contrôlait la saillie, précise et maternelle.

— Signez là ! fit mon compagnon.

Il trempa le petit bout dans la merde et me demanda de signer avec ça. Il exhaussait un contrat dont personne ne connaissait la teneur. Son prépuce frémissait. Je le saisis entre le pouce et l’index.

— Signez, compagnon ! C’est la chance de votre vie, mec !

— Signez avant qu’il se mette à bander ! dit le chauffeur qui nous voyait dans le rétro.

 

Alice finissait d’éjaculer. Maintenant, Spielberg comprenait et le disait à DOC qui était monté sur le pare-chocs pour voir la scène. Il avait jamais aussi bien compris. Dans ma main, la queue de mon compagnon avait pris des proportions inquiétantes. Et je la caressais sans le vouloir.

— C’est c’que j’faisais quand c’est arrivé, avouai-je.

— Tu pratiquais la masturbation ?

— Avec quelqu’un que je connaissais pas. Quand je suis rentré à la maison, elle fumait encore. Tout de suite, le policier m’accusa d’y avoir mis le feu…

— Par négligence ?

— Non. Intentionnellement. Il avait même le plan détaillé de la préméditation…

— Pas d’énigme, mec, dit Spielberg.

— Yen avait pas ! C’était joué d’avance et j’avais plus qu’à la fermer !

— Si j’avais su… dit tristement John.

Il était dans les bras de Sally Sabat, à quelques pas de la bagnole qui nous servait de décor. Il avait pas l’air mécontent d’avoir retrouvé la vigueur que Sally exigeait avant de se laisser aimer. La grimace d’amour qui déformait le visage d’Alice était aussi à la hauteur de ses exigences de lutteuse.

— Qu’est-ce que vous n’auriez pas fait si vous aviez su, John ? demanda Spielberg qui écrivait.

— J’aurais pas cherché à emmerder ce mec qui n’a jamais eu d’chance.

— On vous l’avait dit qu’il avait eu une enfance malheureuse.

— Sans doute. Mais de là à…

— À quoi, John !

 

Ça, c’était le filet de ma voix contrainte par la cordelette qui nouait ma queue. Je souffrais des deux côtés du Monde, mais sans larmes, sans raison apparente et sans moyens d’expression.

— Signez ! dit mon compagnon.

Je traçais alors ce que je savais de ma complexité intérieure. Il parut satisfait et montra la signature à Spielberg qui approuva d’un signe de tête.

— J’vous aurais enculé sinon ! dit ce compagnon qui ouvrait la porte en même temps.

J’aurais dû m’douter que c’était lui qui avait la clé. Le chauffeur fit une remarque sur ma naïveté. Tout le monde rit avec une joie contenue.

— J’aime cette scène, dit Spielberg. Supprimez la nuit !

En sortant de la bagnole, je mis les pieds dans le soleil. Ils applaudissaient. Ils étaient peut-être sincères. Je sentais vraiment mauvais. Ils se cotisèrent pour m’envoyer en l’air. Je retombais parmi les poissons du môle.

— Comme un poisson… !

— Dans l’eau !

 

Des fusées n’étaient pas parties. Des gosses récupéraient des copeaux incandescents, poursuivis par des flics qui bavaient sur les rochers éclaboussés de pisse et d’humeurs moins secrètes. Je nageai jusqu’au yacht, presque fougueux dans la brasse. Une petite embarcation contenant des filles joyeuses s’approcha. Le mec qui godillait n’était autre que Spielberg. Sa Rollex rutilait comme une preuve. Il me tendit sa rame tandis que les filles maintenaient l’embarcation à distance des rochers, épuisant leurs minces bras dans un effort commun. Je m’agrippais, fou de joie. Jusqu’où j’avais été ? Est-ce que j’avais souhaité me noyer devant tout le monde ?

— Vous faites jamais rien comme les autres, Youyou, dit Spielberg qui m’accueillait contre sa poitrine. Alors on sait pas. On peut pas savoir vraiment ce que vous faisiez. C’est bon pour le ciné !

Il me souleva à bout de bras au-dessus de l’équipage hurlant.

— Voilà la future star que Dreamworks propose à l’avenir de l’industrie cinématographique. Ce mec est un concept, les mecs ! Personne ne descendra ce concept en dessous de la ceinture. Du pur amour et du sexe en chair et en os !

 

Les admirateurs se déchaînèrent sur le môle. Même les flics cessèrent de poursuivre les gosses qui en profitèrent pour jeter des cailloux aux filles. Je savais pas ce que j’avais espéré de l’eau. J’avais jamais rien sur des endroits où je m’étais pourtant réfugié pour en finir avec le jugement des hommes. Je revenais toujours avec cette mémoire trouée qui provoquait des commentaires joyeux. Cette fois, DOC me piqua en plein cœur et m’envoya ensuite une décharge qui me paralysa pendant dix maudites secondes. Ils avaient monté une tente sur le môle. Et pas si loin que ça, on pouvait voir le sillage laissé par le sous-marin ennemi, sans qu’on puisse dire si c’était du chinois ou du russe.

— J’t’enculerai demain, Youyou, me dit Alice Qand. J’suis vané !

Ça l’empêchait pas de faire son boulot. Elle portait un tablier blanc surmonté d’un stéthoscope. Une ribambelle d’infirmières la suivait, poussant la civière sur laquelle je me sentais appartenir à ce Monde et non pas à l’ombre qu’il projetait sur la politique. Sally Sabat avait quitté les bras de John Cicada pour me poser un tas de questions dont j’avais pas les réponses si on me les soufflait pas :

— C’est vrai que t’as tenté de te suicider, John ? me demandait-elle.

— Poussez-vous, Madame ! gueulaient les infirmières.

 

Ça avançait. Les portes giclaient de l’inconscient. On se penchait sur la fusion métallique que j’avais provoquée en tentant de mettre fin à mes jours. J’avais pas l’impression d’avoir tenté le diable. J’avais nagé en direction du sous-marin sans intention de me sacrifier pour les besoins du tournage. J’m’étais un peu agité dans le sillage du périscope, mais sans plus. J’avais avalé quelques tasses de cette eau acide dont on se sert pour meubler le décor quand l’action donne des signes de fatigue narrative. Rien de plus. Ils s’inquiétaient pour rien. Ils avaient tort de parler aux journalistes. C’était délirant comme star-system.

— Tenez bon, John ! disait un responsable de la CÔS. Le système a un peu foiré, mais c’est une question de minute, pas plus !

J’étais le remplaçant et j’arrivais pas à faire mon boulot. Il y avait quelques minutes d’angoisse entre John Cicada et moi. Ça, c’était pas du cinéma. On était en plein dans un Réel qui réagissait mal aux erreurs du système. Le responsable de la CÔS n’était autre que Kol Panglas. Il me suivait partout, mais cette fois, il savait plus qui j’étais : le remplaçant ou la victime.

— Victime de quoi ? m’écriai-je.

Personne m’avait parlé de l’angoisse du remplaçant. En principe, elle durait pas plus d’une minute, le temps d’arriver sur les lieux et de procéder au remplacement. Le client avait pas l’temps de se morfondre. Sauf…

— Sauf en cas d’suicide, admit Kol Panglas.

Il me regardait comme si j’allais crever en même temps que John Cicada. Il expliquait ainsi ma propre ambiguïté dans la flotte et cette obsession du chinois qui m’avait mené très loin derrière les vagues, en plein cœur d’un courant glacial qui m’aurait tué si John Cicada n’était pas venu à mon secours.

— C’est compliqué, admis-je. Mais j’veux pas comprendre. Vous pensez qu’on arrivera à temps, Kol ? J’ai mal au cœur…

— Rien à voir avec la douleur du remplaçant !

 

On arriverait après la mort de John Cicada et Sally Sabat m’arracherait les yeux ! Je voyais pas les données sur l’écran et Spielberg continuait d’affirmer qu’yavait pas d’mystère : John avait tenté de se suicider, ce que le scénario ne prévoyait pas, et j’avais eu une vision que la caméra n’avait pas enregistrée : John venant à mon secours tandis que j’émettais un message d’alerte niveau 10 sur l’échelle de Gor Ur qui en comporte 10. Autant dire que Spielberg était désespéré et que son opinion à mon sujet relevait maintenant de l’événement à ne pas manquer sous peine de passer pour un con. Il courait plus vite que les autres.

 

La Cellule Anti Suicide était planquée quelque part dans le Complexe du Bureau des Vérifications. Spielberg installa ses caméras dans le jardin d’agrément, ce qui dérangea le personnel affecté aux Services du Secret et de l’Aveu, le sinistre SSA auquel tout le monde a affaire un jour ou l’autre et particulièrement les minables de mon espèce. DOC eu beau m’expliquer qu’une star de cinéma ne peut en aucun cas relever des paramètres qui conditionnent l’existence du raté, j’en ramenais pas large en entrant dans cet enclos où je me sentis tout de suite inutile et même dangereux pour moi-même et pour les autres. Je lui racontai rapidement qu’un juge pour enfant m’avait clairement voué à l’échec sur tous les plans de la vie. DOC insista lourdement pour que je me frotte au décor et à ses senteurs d’oranger. Les employés étaient consignés à l’étage sans accès à la galerie occupée par les éclairagistes. Spielberg avait fait installer des dattiers en PVC du meilleur effet, avec des singes dans les branches et de vraies dates pour nourrir leur patience semi-consciente. Ça sentait aussi l’oxygène éthéré et une macération dans l’eau de vie, mais je savais pas laquelle, des figues de Barbarie peut-être ou le chirimoyo des déserts. Des tuyaux étaient pris de spasmes, pulvérisant à intervalles réguliers une eau coupée de cristaux qui formaient des couleurs pirouettant dans l’air. On m’apporta une chaise et je compris en la dépliant que j’étais pas à ma place : sur le dos était inscrit à l’encre verte le nom de John Cicada, le type que j’étais censé remplacer s’il attrapait un rhume. Je demandais si je pouvais vraiment m’asseoir à la place d’un autre, ce qui énerva le dos étroit de Spielberg qui le gratta plusieurs fois avec sa main d’ivoire aux doigts strictement ongulés d’acier trempé.

— Vous n’êtes pas la seule vedette sur le plateau, me dit DOC.

Il était chargé de prendre soin de mes forces. J’allais en avoir besoin dans la scène qui se préparait. Mais j’savais absolument pas ce qui était réservé aux suicidaires dans ce genre de production. DOC s’appliquait à coordonner les diodes liquides qui remplaçaient mes ganglions pour des raisons de sécurité. J’en avais le cerveau secoué d’informations contradictoires, mais on me demandait pas de juger, seulement d’accepter les faits.

 

— Désormais, dit DOC, vous porterez la barbe et vous vous torcherez avec les doigts. On vous a trouvé un petit rôle dans un film porno pour expliquer votre nudité. On est en train de chercher le moyen d’expliquer les traces d’acier aux endroits stratégiques de la mort. Si on n’explique pas tout, on a aucune chance de convaincre que les gosses peuvent participer sans inspirer l’érection et ses conséquences désastreuses pour l’imagination. Vous avalerez ce truc toutes les heures (il me donna le pilulier qui ne contenait qu’un comprimé). Vous avalez et une demi-heure plus tard vous chiez et vous récupérez la bête. Vous l’avalez de nouveau une demi-heure plus tard. Le tout doit se passer entre les prises de vue. Spielberg est impératif : vous arrêtez de faire chier la production avec vos péripéties psychotropes et stupéfiantes ! Vous êtes ici parce que la CÔS soupçonne le personnage principal de préparer son suicide et de chercher à le maquiller en assassinat prémédité par un autre personnage qui n’a aucun espoir d’éviter la Cour Criminelle Aléatoire, la terrible CCA qui est le pendant organique du SSA. Vous comprenez c’que j’vous dis, Yougo ?

— Faites-lui lire l’Évangile de Thomas s’il résiste, conseilla Spielberg sans se retourner.

Il scrutait les écrans de contrôle de son œil de maître, découpant la scène en plans sécants qui correspondaient à un scénario musical qui avait subi l’épreuve d’Alzheimer dans une vie antérieure. C’était un grand professionnel reconnu même par les couches inférieures de la population cinématographique. Si t’avais pas compris ça, t’étais bon pour la poubelle psychique et le monde des schizophrènes te tombait dessus comme le ciel des gogos. J’avais vraiment pa zenvie de crever sur le bord de la route, la gueule ouverte dans le fossé sous le regard intermittent des agros du secteur. Je me disposais pour la première fois de mon existence à obéir à des impératifs industriels, acceptant l’arrachement des dents au profit de l’implantation métallique et le remplacement au pied levé des prothèses russophones par des prolongements mieux étudiés pour garantir le succès en salle.

— Ça va ! dit DOC. Vous comprenez lentement parce qu’on vous explique pas tout…

— J’aurais bien apprécié des explications complètes…

— Le temps nous manque, Yougo. Vous avez tellement déconné cette nuit sur le môle qu’on se voit maintenant contraint d’aller vite et directement.

 

J’avais pris une fusée en pleine gueule à cause des gosses. Les filles avaient passé une bonne partie de la nuit à effacer les traces de métaux qui avaient investi mon corps aux dépens de son utilisation pornographique.

— Maintenant vous arrêtez de penser à ces conneries et vous révisez votre texte ! couina Spielberg qui avait renoncé à me voir.

— J’ai une érection, confessai-je.

— N’éjaculez pas avant, Yougo, ni après !

Le plateau se dérida. DOC m’encouragea à bander et me fit lire la notice d’emploi. Une heure, une demi-heure, c’était 2.

— Deux choses à pas oublier, Yougo. Vous avalez, vous chiez. C’est comme la balançoire : un coup tu entres, l’autre coup tu vises.

— Ah ! Ouais, con ! J’ai déjà joué dans ce film !

— Vous n’avez jamais joué dans un film, Youyou ! fit Spielberg.

Il transmettait des paramètres via le Réseau Porno Intégré aux Sociétés Prometteuses. Il portait des espadrilles fabriquées en Euskadie avec des bérets recyclés.

— Tout c’qu’on vous demande, Yougo, c’est d’éjaculer au bon endroit et au bon moment. Vous comprenez ? C’est comme la bombe atomique : on a droit à un coup. Le suivant, si vous déconnez, c’est dans votre propre cul que ça se passera. Une bonne grosse queue comme vous n’en avez jamais reçu en grandes pompes. Est-ce que vous comprenez que vous finirez par vous donner la mort parce que c’est écrit au dos de toutes les cartes que l’existence vous a données sans jamais atteindre le jeu complet ? Mettez-vous dans la tête que ce type veut votre mort. Et vous savez pourquoi ? Parce que c’est dans son intérêt !

— Vous voulez dire que John Cicada, le fifils à son papa Joe, est un fils de pute et que cette pute c’est ma mère ?

Spielberg se retourna enfin. Il mâchait du chorizo. Il dit :

— C’est comme ça que je complique les existences trop ordinaires, mec. On verra rien, mais les spectateurs imagineront que vous êtes en train de violer la loi et les mœurs. Positionnez-vous derrière ce dattier !

 

Je fus alors reçu par les singes qui bandaient eux aussi. Mais pas selon le même processus. En fait, ils étaient reliés électriquement à un système antidouleur. On voyait pas les fils parce qu’yen avait pas. J’attendis un trou avec une impatience de gosse qui croit au papanoël. DOC m’avait promis que l’ajustement à la meule abrasive se ferait sans douleur. Et j’entendais le disque siffler dans la broussaille. Une pulsion électrique constante m’empêchait de fermer les yeux. Je verrais tout !

— O. K., dit Spielberg. Faites entrer la seule raison de se suicider sans que la morale s’en mêle.

Sally Sabat sortit de la broussaille avec la meuleuse dans les mains. Les singes se préparèrent à inonder le plateau d’un sang artificiellement conçu par le Laboratoire des Évènements Cruciaux À Prendre Avec Des Pincettes Si Jamais Ça Arrivait Qand Même. Et ça arrivait, manifestement. Sally Sabat positionna ses pieds nus sur les marques tracées dans le gazon. Elle faisait face à la caméra. Elle commença :

— J’aime ce mec comme si je l’avais inventé. Chaque fois que je trahis sa confiance, j’ai un orgasme fulgurant. Y veut pas comprendre.

— Mais vous mesurez l’importance de l’amour, dit la voix off.

— Sans amour, je me sentirais inutile et fragile.

— Donc, on peut en conclure que vos déviations vous garantissent l’utilité et la force ?

— C’est exact, mec. Et c’est la raison pour laquelle je vais pousser cet autre mec, qui n’est qu’un employé, à se donner une mort qui constituera le meilleur divertissement jamais imaginé au cinéma.

Elle s’approcha de moi sans me voir. Elle voyait que ma queue et s’apprêtait à ajuster le diamètre à son trou.

— J’crains pas les longueurs excessives, dit-elle.

Le sang gicla en même temps. C’était que du cinoche. J’avais pas à en douter parce que ça faisait presque mal. J’allais pas devenir la victime de mon imagination parce que je croyais ce que je voyais. Des domestiques zélés protégeaient Spielberg de la pluie de sang qui tombait en alternance avec mes vraies gouttes de sueur froide. Et Sally Sabat prenait soin de mes couilles en les tenant à distance des effets abrasifs dont elle n’avait pas, malgré le scénario, la totale maîtrise. Spielberg mit fin à la scène par un claquement de doigts trouvé dans les entrailles annexes de ma mémoire. Sally coupa la meuleuse. J’entendais la lente décélération du disque qui s’arrêta sur un hoquet mécanique. Spielberg leva un pouce :

— Super, Yougo ! Préparez-vous à la scène suivante : l’éjaculation.

Les singes me montrèrent les marques. Ue petite masturbation me ferait le plus grand bien. mais tout doux, Yougo ! S’agit pas de décevoir le Maître !

— Quand elle entrera, me dit le Roi des Singes, vous vous mettrez là (il pointa un doigt tremblant vers les marques correspondantes). Vous attendrez qu’elle ait fini de parler…

— Qui est-elle ?

— Appuyez ici pour éjaculer et là pour hurler de plaisir…

— Si j’savais qui c’est…

— C’est le personnage que vous interprétez qui sait qui et ce qu’elle est, mec. Vous avez dix secondes pour réfléchir. Ensuite, le type que vous êtes laisse la place au personnage. Elle est au courant.

Ya ceux qui ont le temps et ceux qui n’ont pas cette chance. Elle entra.

— Sibylle ! m’écriai-je.

Spielberg se dressa comme un jet provoqué par une hémorragie.

— On vous a dit de la fermer, Yougo ! Ça tourne toujours.

Elle sortit et entra de nouveau. C’était la même !

— Sibylle !

— Coupez, merde !

Spielberg entra dans le champ. Il était en forme :

— Yougo ! On vous a pas dit de vous comporter en flic ! Vous ne dites rien ! Laissez-moi amener la scène comme je la vois !

— J’la vois aussi, mec ! C’est la Sibylle. Me dites pas que c’est elle qui…

Elle me regardait en souriant. Elle avait l’air heureux de me retrouver ailleurs que dans la rue et sous les ponts. Spielberg s’interposa.

— Ce sera la Sibylle quand je l’aurai décidé, Yougo ! Pour l’instant, vous éjaculez dans le trou…

— La Sibylle et moi, c’est du platonique, mec ! Jamais…

— Je me fiche de ce que c’était avant que je me mette à tourner ce fucking movie qui représente un tournant dans ma carrière de jeteur de sort ! Vous éjaculez dans le trou comme si vous y étiez ! Compris, mec !

La Sibylle haussa discrètement ses épaules de cuivre. Elle était d’accord pour tourner cette scène comme si c’était possible maintenant que je savais. DOC se ramena en traînant la patte.

— Vous êtes vraiment dingue ! dit-il en ajustant la pression des injecteurs. J’garantis plus l’éjaculation. Vous f’riez bien d’penser au numérique, Steven…

— J’en veux pour mon pognon, grogna Spielberg.

 

DOC m’expliqua encore à quoi je devais m’en tenir si je voulais toucher l’argent du contrat. J’avais besoin de ce pognon pour changer d’existence. Sans lui, je continuais dans le remplacement, m’exposant au suicide qui faisait l’objet des recherches esthétiques de ce fucking movie. Mais Spielberg parlait de l’homme et non pas de ce qu’il savait de moi. Il visait l’universel alors que j’étais dans l’intime. La Sibylle m’envoya un message codé : qu’est-ce que je vaudrais aux yeux de mes contemporains quand l’heure serait arrivée de mettre fin à cette existence épisodique qui n’avait aucune chance de marquer mon époque autrement que par un exemple choisi parmi tant d’autres que c’était perdu d’avance, la reconnaissance ? Elle avait raison : c’était qu’un jeu. Et je connaissais pas les règles. Elle s’ouvrit comme une moule. Le plateau se plongea dans un profond silence. On entendit à peine le Maître :

Va piano, Yougo ! Elle a le temps.

Elle a le temps. J’arrêtais pas d’y penser. DOC m’encourageait en secouant une seringue et une pipe. Chose promise, chose due ! semblait-il dire. Et ma queue s’enfonça dans le noir. J’étais happé par un autre monde dont j’avais pas idée. La caméra s’approchait de mon visage. Pour le spectateur, tout se passerait dans ces yeux que ma mère vouait à l’observation des marges de l’existence où selon elle tout se jouait. Elle avait exercé mon regard à ces transes. Mais j’avais rarement anticipé et elle m’avait jeté à la rue pour que j’y acquière ce qu’elle appelait de l’expérience. Il n’y eut jamais la moindre trace d’expérience dans mes jeux avec les coups du sort. Et je n’ai jamais été que le spectacle de ce qui se passait à l’intérieur de mon cerveau, alors que mon corps pirouettait avec les autres, sans musique, sans rythme pour justifier la convulsion et sans amour dans les intervalles de réalité. La Sibylle pouvait en témoigner.

— Elle témoignera plus tard, Yougo, dit DOC dans mon oreillette. Dans 30 secondes, vous éjaculez sous l’emprise de la chimie qui vient d’occuper votre cerveau aux endroits stratégiques du bonheur. Du bonheur, mec !

— Laisse-toi aller, John, dit la Sibylle. On n’est pas là pour dire ce qu’on sait du malheur et de ses tragédies monumentales.

Mais j’étais pas prêt à mentir, même par jeu avec l’argent dont j’avais un besoin vital. Ma vésicule séminale palpitait. Ma queue était ailleurs. Tout ce que j’avais à faire, mec, c’était de donner à mon visage les proportions qui correspondaient au plaisir joué pour donner un sens à l’histoire que Spielberg avait envie de raconter devant tout le monde, certes, mais avec le corps de ceux qui jouaient pour gagner.

— 20 secondes, dit DOC. Votre visage commence à jouer avec ce qui se passe réellement dans votre cerveau. Vous pouvez feindre si vous estimez que c’est le mieux !

 

C’était maintenant qu’il disait ça ! À deux doigts de la mort ! Yavait une chaise vide derrière la caméra. Et John Cicada n’était pas assis. Il attendait dans l’ombre d’un pilier, grignotant des trucs qui font grossir. Il aurait pu m’envoyer un message pour calmer la douleur, mais non, il se taisait et j’avais envie de crier à sa place.

— Ouais ! s’écria Spielberg. Un cri ! Un cri de mec au bord de l’extase ! On va tout reprendre avec le double de caméras ! Je sais maintenant exactement ce qu’il faut faire pour réussir cette scène sans laquelle mon film n’a plus aucun sens. Yougo ! Retenez le flux ! C’est pas l’moment de tout donner !

DOC injecta aussitôt une substance paralysante, du bromure de pancuronium. J’avais déjà pas mal apprécié le thiopental sodique. J’étais aux anges, mais DOC veillait à ce que je parte pas par inadvertance pendant l’installation des caméras supplémentaires exigée par la surdose d’inspiration dont le Maître était légalement la victime expiatoire.

 

J’ai du venin dans mon cerveau

Et plus d’av’nir avec ma femme

J’en pense rien, pas d’état d’âme

J’suis enfin monté au créneau  !

 

À l’heure de la pause, j’étais pas aussi clair que j’aurais dû l’être si j’avais signé un contrat conforme aux exigences syndicales. DOC s’est penché sur moi parce que je venais de tourner de l’œil et que la volonté divine contrecarrait ses projets me concernant. Il y avait foule derrière lui, mais on était seul dans la cage. Spielberg avait construit la cage avec des canettes d’alu. Les caméras, dont le nombre venait d’être doublé, ronronnaient sous les micros. Chacun mordait dans son hot-dog sans renoncer à assister aux répétitions. Ils étaient assis à même le sol ou sur des chaises si leurs rangs les y autorisaient. DOC était arrivé par les airs, suspendu à un fil invisible. Je sentais à peine le souffle des pales.

— Il va falloir tout recommencer, Yougo, dit-il en posant ses pieds sur le sol grillagé. Ce s’ra p’t-être plus facile… En principe, c’est toujours bon au deuxième essai. Pisque vou zêtes réveillé, vous prendrez bien une petite collation avec mi…

Mais ma mâchoire se débridait pas. J’pouvais pas répondre clairement et affirmativement ni l’ouvrir pour recevoir le pain et le vin. Il injecta quelque chose dans la gencive et attendit.

— Ça s’ra un sacré film, Yougo ! continua-t-il. Jamais Spielberg n’aura été aussi loin dans l’analyse des phénomènes autodestructeurs.

 

Je revenais au Monde après l’avoir quitté pendant peut-être une minute ou deux. J’avais sombré dans un sommeil dur comme l’acier dont il était trempé à mort, puis la paralysie m’avait écrasé de tout le poids d’une angoisse nouvelle pour moi, car elle ne promettait plus rien. Quelque chose s’était alors brisé, ou déchiré, je saurais pas dire comment ça m’arrivait, complètement en dessous de la réalité que je percevais encore malgré les changements chimiques qui affectaient mon sang. J’étais à peine lié, presque libre, retenu par une extrême douceur à la croix sous-jacente qui avait l’odeur des vieux cuirs briqués de mon enfance. Je savais pas ce que je quittais. J’arrivais pas à me faire à l’idée que je quittais tout à la fois, sans croissance du mal ni fragmentation de l’oubli. Maintenant que le hot-dog fumait sur le grill, j’avais un désir insoutenable de raconter ce que je venais de vivre parce que la procédure létale avait foiré comme cela se passait une fois sur deux. DOC ajouta la moutarde avec précaution, des fois que son action sur le thiopental sodique finisse par me donner le droit de vivre sans l’Aide sociale promise à mes héritiers collatéraux, des gens dont j’avais pas idée tellement je les avais pas fréquentés en dehors de l’office du dimanche. Il huma le hot-dog avec une grimace jouée à la fois sur la gourmandise et dans l’acédie. Il se mit à péter et montra des signes évidents de turgescence phallique.

— Celui-là, dit-il en minaudant, je l’ai pas inventé. Je vous assure que j’ai scrupuleusement respecté la tradition culinaire qui l’impose à toutes les œuvres d’imagination dès qu’il s’agit d’offrir au lecteur un moment de répit. Yougo, vous allez goûter aux délices de la chair et des céréales, avec de la fleur et des acidités pour couronner l’assouvissement alimentaire que je vous propose parce que vous m’êtes sympathique.

Il en avait les seins pointus. Mais j’pouvais pas ouvrir la bouche. Il prétendit le contraire.

— La moutarde vous montera au nez et vous serez de nouveau avec nous. Il fait beau sur le môle.

Un écran géant montrait le môle et l’équipe de football qui signait des autographes dans un nuage de gosses hyperactifs dont les cris étaient censurés.

— J’en veux un moi aussi ! réussis-je enfin à articuler.

Aussitôt, la moutarde me monta au nez. C’était vraiment pas le moment de jouer avec Satan. Mais je perçus mes orteils derrière la douleur, puis les genoux que DOC pliait dans une autre douleur, et enfin Spielberg démontra que mon érection ne devait rien à Priape. Je sentais mauvais à cause des gaz.

— On reprend la scène depuis le début, Youyou ! s’écria Spielberg.

— Le début de quoi, Maître ? fit DOC qui préparait déjà un autre chien.

 

La fin de la pause s’annonça par les applaudissements du personnel tenu à l’écart dans les étages. Chacun reprit sa place et DOC s’enfila le hot-dog qu’il venait d’arroser de ketchup. Un laborantin tenait les trois seringues, plutôt des pompes à piston intégré, qui contenaient les trois substances idéales : le sommeil, la paralysie et la mort. Le sommeil blanc, la maladie verte et la mort rouge. J’étais tellement réveillé que je pouvais apprécier la vraisemblance du simulacre nécessaire à une bonne interprétation de l’idée qui trottait dans la tête de Spielberg. À la différence que j’étais pas cloué sur la croix et qu’elle était pas en bois. Si le symbole de la croix, les jambes de la Vierge, demeurait évident, le remplacement du bois (allusion au métier de Joseph) par le cuir demeurait une énigme malgré tout. Mais Spielberg affirmait que le papa était sellier dans un cortijo andalou et non pas charpentier comme le prétendait une légende tenace. Il commençait à s’énerver à cause de toutes ces questions pendantes. Je l’encourageais du regard parce que j’en avais rien à foutre de ce qui l’inspirait à mes dépens. J’avais hâte de voir les rushes. Les spectateurs apprécieraient ma douleur au degré d’érection dont la pelloche ne montrerait que l’ombre transparente et fraîche comme une après-midi passée sous la bruyère avec un verre d’anisette dans la main et le sein d’une adolescente dans l’autre.

— D’accord, fit Spielberg. Vous faites comme vous le sentez. N’oubliez pas que c’est un suicide, pas une exécution judiciaire. Vous éjaculez quand la led rouge s’allume. Elle est verte pour le moment. Comme la kolok que vous avez tellement appréciée dans votre enfance. Répondez à cette question : Quel sentiment éprouviez-vous à leur égard quand il vous ont arraché un œil ?

— J’avais pas d’sentiment, mec ! J’avais même pas mal ! Et j’préférais qu’on s’en prenne à mon regard que les filles se jalousaient dans le sang plutôt qu’à mes capacités de reproduction dont elles ne savaient rien parce que j’étais vierge comme ma mère. Mon papa n’était pas sellier, mais ouvrier dans une fonderie, mec ! Ma croix serait en acier ou ne serait pas !

— On n’a plus le temps de modifier le scénario, Yougo. Mais la symbolique est la même. Convenez-en. Pourquoi vous punissaient-ils ? Qu’aviez-vous fait à leurs filles ?

— Ils s’imaginaient qu’en me supprimant la vision stéréoscopique, ils me privaient des rondeurs qu’elles n’hésitaient pas à découvrir dans l’ombre des eucalyptus. C’était l’heure de la sieste et elles savaient que j’étais en proie au vice. Moi, je croyais que l’anisette les avait plongées dans un sommeil aussi profond que la nuit qui les sauvait de l’enfer.

— De quelle nuit parlez-vous ?

— La nuit des comptes à rendre une fois Bobonne arrosée de sperme et d’urée.

— Me dites pas que vous aussi… J’avais quatre ans quand c’est arrivé. Bobonne riait aux éclats parce que le mec qu’était mon père venait de se prendre la queue dans un dédale de pensées religieuses.

— J’sais pas quel âge j’avais et j’ai aucun souvenir que maman ait perdu sa virginité dans de pareilles circonstances…

— Mais vous admettez qu’elle a finalement perdu sa virginité, ce qui explique la croix…

— J’suis pas un créateur, moi ! Qu’est-ce que j’en sais de ce qui arrive aux mères si papa est encore là pour en témoigner ! Il revenait du boulot avec cette poussière tenace sous les ongles et dans les rides de son visage fatigué. Quand elle faisait couler l’eau tiède dans ses cheveux, il fermait les yeux et semblait jouir d’un ailleurs dont on avait pas idée tellement on ignorait pourquoi il avait pas tenté l’aventure ailleurs et sans nous.

— C’est bon, ça ! J’vois la scène ! Ça vous embête si j’utilise des crayons de couleur comme Jerry Lewis… ?

— Rien me dérange si je demeure maître de ma mort, mec !

— Je note. Quelqu’un vous donnera la réplique pour approfondir le sujet. Vous devez d’abord mourir. Le film commence par votre mort. On sait pas si vous vous la donnez ou s’il faut expliquer la présence de DOC par une procédure judiciaire. Vous éjaculez à la fin du générique. Comme un rideau qui tombe !

— J’vais tâcher de retenir la force de l’image. Ça m’aidera sans doute.

— Laissez-moi faire, Youyou. J’ai vachement de l’expérience dans le domaine du spectaculaire qui prend tout son sens quand le rideau tombe provisoirement dans l’attente d’un supplément de frisson. Vous disiez : le sommeil, la paralysie et la mort. Le sommeil blanc, la maladie verte et la mort rouge. J’vois ça d’ici. On tourne !

 

La Sibylle revint alors placer son cul dans la mire. J’eus aucun mal à pénétrer dans sa merde. Je dormais déjà. Je voyais plus rien…

— Vous êtes sûr qu’il dort ? demanda John Cicada.

— Vous pouvez prendre sa place dans le champ. Attention au décor. C’est du papier. Ce que vous voyez est produit par la lumière. Et ce que vous entendez sort de votre bouche. Moteur !

— J’ai fait exactement ce que m’a demandé Spielberg. Je me suis retrouvé dans le film. DOC me signala le commencement de la paralysie. Je jouais bien, à en juger par le sourire satisfait du Maître qui traçait des lignes de force sur l’écran.

— C’était pas un suicide alors ?

— Comment imaginer qu’un remplaçant se suicide à la place du personnage que vous interprétez devant des millions de témoins hallucinés ! Non, c’était pas un suicide. Quelqu’un avait remplacé l’anisette par du penthiobarbital de sodium. Preuve que les Chinois étaient dans le coup. Et si je tremblais comme une feuille vierge, c’était parce qu’ils s’étaient trompés de cible et m’avaient confondu avec mon remplaçant. Il était déjà mort quand Spielberg, intrigué par la perfection de l’interprétation, s’est demandé si j’étais pas tout simplement en train de crever pour de bon. DOC s’est précipité dans la cage, détruisant les effets de trou. Il prit le pouls du Yougo. yavait rien à discuter : il était mort. Il renifla alors les seringues qui auraient dû contenir un produit inoffensif et il énuméra : thiopental sodique, bromure de pancuronium, chlorure de potassium. C’était un coup des Amères Loques ! D’après lui, les Chinois étaient nos amis. Spielberg eut une crise de vomissement. Dire qu’il avait refusé son indéniable talent aux Chinois Olympiques !

— J’en peux plus ! hurla-t-il. Coupez !

 

Mais ça tournait. Je m’en chargeais. Puis je courus sur le môle, bousculant la foule, et je sautai sur les rochers les plus hauts : le sous-marin s’éloignait à toute vitesse, laissant la trace de son périscope.

— Putain ! m’écriai-je. Vous en avez pas marre de courir après un ballon ? Vou zavez pas quelque chose de plus sérieux à faire dans la vie ? Vous sentez pas cette odeur de penthiobarbital de sodium ? C’est des Chinois !

— Vous êtes sûr de c’que vous dites, mec ? me demanda le nº 10.

— Si j’étais pas sûr, je tournerais pas dans un film !

Le mot qu’il faut dire à des cons qui vont pas plus loin que le direct à la télé, comme des chiens écrasés. Ils ne mirent pas longtemps à gravir les rochers pour regarder la trace du sous-marin.

— Et si c’était un des nôtres ? demanda un gosse.

Il avait les poches pleines de reliques footballistiques et une gueule sans avenir scientifique. Sans parler du cul cousu comme un ballon.

— Les Chinois viennent d’assassiner Yougo Adacic, la star du cinéma et vous restez là à vous caresser les uns les autres au lieu de vous aimer ? gueulai-je comme si j’allais changer le Monde.

Ils hésitaient.

— Vous êtes qui, vous ? me demandèrent-ils.

— Je suis John Cicada, le héros de l’espace. Spielberg tourne un film sur mon existence itérative…

— Ite quoi ?

Ite misa est !

Zavaient envie de rigoler, pas d’faire la guerre. J’avais aucune chance de les convaincre. Je retournai sur le plateau. Spielberg avait fini de vomir. Il avait compris que DOC était un agent ennemi. Depuis le temps que je me tuais à le dénoncer par lettres anonymes ! C’est bien du penthiobarbital de sodium. Yavait pas d’doute ! Les seringues de DOC sentaient l’anisette comme c’était prévu. Alors comment le Yougo avait-il été intoxiqué au penthiobarbital de sodium ?

— J’voudrais bien l’savoir, fit Spielberg qui donnait des signes d’inquiétudes.

En même temps, il téléphonait à la production pour avoir des détails sur le casting. Il fallait à tout prix que je trouve comment les Chinois avaient inoculé le poison. La Sibylle me conseilla la discrétion. Le Yougo avait pas eu le temps d’éjaculer et, comme elle était chienne dans l’amour, elle laissa la queue glisser entre ses fesses divines et le Yougo se pencha sur le côté. DOC était à l’affût, maugréant :

— Il est dingue, ce John Cicada que vous avez retrouvé dans un asile de vieux croûtons bons pour la casse. Il est pas content du scénario et veut maintenant écrire à la place de Dieu lui-même. On vient de perdre un sacré comédien del arte avec ce Yougo qui connaîtra pas la gloire de son vivant. C’est un coup de la C.I.A. ! Comment ne pas penser que Spielberg n’est pas complice de cette exécution réelle ? Saisissez-vous de ces agents du Mal ! Ne les laissez pas échapper à la vengeance que mérite Yougo Adacic !

 

J’avais plus d’avenir à Saint-Trop’ ni dans le cinéma hollywoodien. La Sibylle avait raison : on se cassait sans musique d’accompagnement ou on était livré à la vindicte populaire. Ce Yougo était beaucoup plus populaire que moi. Il avait même pas eu le temps d’interpréter mon rôle jusqu’au bout. Le peuple demanderait des explications à Spielberg qui avouerait n’importe quoi sous la torture. On n’avait sous la main que la première scène du film, et encore ! sans montage. On y voyait John Cicada sur le point de se suicider et au lieu de conclure à l’abandon de cette idée stupide et cruelle, on avait assisté à son exécution sans procès par une justice américaine trahie par ses propres substances létales. Voilà ce que savait le peuple. Il n’en démordrait pas, même devant l’évidence de l’erreur de casting. On voudrait maintenant savoir pourquoi John Cicada avait commencé sa vie par une tentative de suicide (c’était une tentative parce qu’il avait survécu pour éblouir le Monde avec des exploits fascinants) et pourquoi le type chargé d’interpréter son rôle cinquante ans plus tard crevait d’assassinat par les services secrets des États-Unis d’Amérique. J’avais vraiment aucune chance de convaincre. Ma vie avait bien commencé par une tentative de suicide, j’avais survécu, j’avais gagné et j’avais, au bout de la vie, désiré ce film que Spielberg avait accepté de tourner parce que le Yougo avait du talent.

— Filons, dit la Sibylle, pendant qu’il en est encore temps !

Mais où aller pour échapper aux paparazzis ? Sally Sabat venait d’obtenir le divorce à son avantage, j’avais perdu de vue la plupart de mes amis de toute la vie et ceux que je pouvais joindre demanderaient sans doute à réfléchir avant de se compromettre avec un fugitif recherché par la curiosité populaire. La Sibylle ne possédait qu’un corps et le désir de s’en servir à des fins purement récréatives. J’hésitais.

— J’ai aucune raison de fuir, mon John, dit-elle de cette voix qui, un jour de grand malheur, m’avait sauvé du suicide et de ses retombées malveillantes.

— C’était pas dans le film, ça !

— Spielberg avait choisi de pas en parler…

— Pour quelles raisons ?

— Dans son esprit, le héros que j’allais devenir devait se sauver tout seul.

— Yougo Adacic était-il au courant de ce détail primordial ?

— Le Service de Remplacement n’est pas tenu de mettre en scène ce que vous appelez improprement des détails. Il s’agit plutôt d’accessoires qu’on laisse dans l’ombre pour affiner le projet dithyrambique qui a séduit la production. Maintenant qu’il s’est passé ce qui s’est passé sans possibilité de changer la réalité, maintenant que rien ne fera revenir à la vie ce Yougo Adacic qui eut la malchance de me remplacer parce qu’il sombrait dans une marginalité tout aussi dangereuse pour sa survie, maintenant on peut imaginer ce qu’on veut comme on le souhaite, sans que la vérité soit systématiquement recherchée avec les moyens de la science et les méthodes d’une philosophie axée sur la pratique et le pragmatisme.

— Vous avez donc fui Saint-Trop’ en laissant une belle note de frais à Dreamworks qui vous poursuit en justice…

— On ne me poursuivra pas à Shad City où je suis revenu pour pratiquer plutôt les sports de glisse et respirer l’air des sapins qui est le meilleur que je connaisse après celui du désert.

— Vous aimez le désert à ce point, monsieur Cicada ?

— Appelez-moi Régal Truelle et vous aurez tout compris !

— Quoi ! Cette arnaque à l’assurance ? Vous ?

— On va tout vous expliquer, dit la Sibylle.

 

 

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