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Patrick CINTAS "Je me suis mis à rêver."
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 Article publié le 8 avril 2005.

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  • Dans les arts plastiques, peux-tu citer les peintres et sculpteurs dont l’univers artistique t’intéresse ?

Sans hésitation, et sans rechercher le paradoxe : Cézanne et Duchamp. Tout le reste est intéressant, mais ces deux oeuvres en particulier. Cézanne pour sa leçon de dessin et les moyens de la description qui ont eu tant d’influence sur la littérature (Gertrude Stein). Et Duchamp qui ne détruit rien, qui ne prolonge rien, mais qui invente. Ses écrits [1] démontrent assez non seulement la profondeur de sa pensée mais aussi l’étendue du travail qu’il a entrepris après avoir, rapidement, dépassé la peinture dont il aurait pu, comme son ami Francis Picabia l’aurait pu lui aussi, "demeurer" un maître. On reviendra sans doute sur le point de rencontre, précisément daté, ni le premier ni le dernier, entre ces deux grands hommes. le simultanéisme, qui fait l’objet, face au surréalisme, du nº 19 de 391, la revue éditée par Picabia. Certes, il y a loin de là à Cézanne, mais je franchis le pas pour une raison à laquelle on devrait réfléchir : Cézanne et Duchamp sont inimitables en dehors de la copie et du plagiat. Derrière Duchamp, se profilent les ombres de Raymond Roussel et de Jean-Pierre Brisset (et celle de Rimbaud !). Au diable les Muses !


  • Écoutes-tu de la musique ? Laquelle (lesquelles) ? Quand ? Comment ?

La musique, je l’écoute, mais surtout, je la lis. Là encore, j’ai des repères précis : Charles Ives, Edgard Varèse, John Cage. Ainsi, je peux tout écouter, mais le jazz a ma préférence (Cab Calloway disait : tout est jazz). J’écoute aussi la chanson des chansonniers de langue française, anglaise et espagnole. Bon an, mal an, ils pratiquent plusieurs métiers : écrire, composer, chanter, jouer, danser quelquefois, faire le spectacle... le music-hall. J’aime l’opéra : Puccini. Au fond, il y a deux styles de musique (j’emprunte à je ne sais qui) : la sautillante, autrement dit la note syncopée, et la musique militaire, UNE-DEUX, UNE-deux-TROIS, que Ives ne négligeait pas. On sautille ou on marche. On voit là à quel point (Ezra Pound) la musique ne peut exister sans la danse, le corps. Sinon, on est encore dans l’inconnu, le bruit, et cela aussi reviendra au corps, l’avenir dira comment.


  • Je sais que le cinéma te passionne. Pourrais-tu nous donner quelques titres de films qui ont particulièrement attiré ton attention ?

On va faire le tour ! J’ai fait des choix, bien sûr. En haut : Orson Welles, Carl Dreyer et Jerry Lewis. Puis Hitchcock, Tati, Renoir. Hollywood, Cinecitta : les grands faiseurs de films dont on a tant à apprendre. Gertrud de Dreyer est pour moi le plus beau des films. The ladies man de Jerry Lewis. La splendeur des Amberson. Le fleuve, de Renoir. Trafic, de Tati. Topaze, de Hitchcock. Je ne méprise pas l’entertaiment, crucial en matière de cinéma (s’asseoir, regarder, admirer) et les comédies musicales, les thrillers, le film noir. Ma culture est essentiellement cinématographique. Une anecdote : au cours d’une interviou d’Orson Welles, autour d’une table ; le moteur tourne, le clapman avance un clap électronique sous les yeux de Welles qui s’émerveille, demande à voir, sort complétement de l’interviou, se renseigne auprès du clapman sur la nature de ce nouveau clap : la simplicité, la profondeur, le didactisme même d’un génie qui était capable de modifier la position de la caméra en se fiant au reflet sur l’objectif. Et puis, la vague doucement déferlante des cinémas venus d’ailleurs, le plan-séquence taïwanais, le récit iranien, etc. On n’en finirait pas.


  • Qu’est-ce que tu lis en ce moment ?

Deux morceaux de choix : je relis les Cantos d’Ezra Pound et JR de William Gaddis. Sinon, quotidiennement, je reviens aux livres que j’aime et que je connais bien. Mon jardin des autres.


  • Quels sont les écrivains les plus importants à tes yeux ? Et les poètes ? Les philosophes ?

Il y a les écrivains qui me permettent de me situer moi-même dans la sphère de la littérature et ceux dont la pratique est un enseignement de l’écriture. Dans la première catégorie : Pound, Breton, Artaud, Blanchot. Dans la seconde : Hemingway, Virginia Woolf, Gertrude Stein, Djuna Barnes. Il y en a d’autres. Diderot, que je n’ai pas fini de lire. Neruda. Lorca. J’aimerais bien qu’avant de mourir on me demande de dresser ce genre de liste : le sursis serait appréciable et apprécié.


  • Ta bibliothèque idéale... contiendrait quels livres (quelques titres) ?

Gertrude Stein et Djuna Barnes. Puis tout le reste, à l’avenant, tout ce que j’ai lu et tout ce que je souhaiterais lire, c’est-à-dire à peu près tout ce qu’on sait de la littérature arrivés à ce point de notre existence de genre, de notre... Histoire. Une fois qu’on est formé, on peut tout lire. On peut même s’enfermer. J’adorerais sans doute cela. En fait, il suffit d’ouvrir les livres, les beaux, ceux qui enseignent, ceux qui divertissent, ceux qui font voyager. Et si on me demandait de n’en choisir qu’un (j’ai écrit cela à propos d’un de mes personnages : glissements autobiographiques), que ce soit les oeuvres complètes de Norbert Casteret, qui écrivait bien ce qu’il écrivait et qui savait de quoi il parlait. Je le préférerais à Kant ou à Spinoza. Question profondeur !


  • Te souviens-tu de ton premier livre ? Et est-ce le premier aussi qui t’a enchanté ?

Le chat du capitaine, d’Ursula Williams (!). C’est l’histoire du chat Mississippi qui avait neuf vies. Il fait naufrage sur une île peuplée de "sauvages" en compagnie d’une miss Plunkett un peu guindée. C’est un bildunsroman. Je ne l’ai pas vraiment lu à l’époque. Je savais à peine lire. Je manquais de souffle ! On me l’a lu en plusieurs soirées. Et je me suis promis de ne jamais l’oublier. Promesse tenue ! Il m’a enchanté un peu après que j’eus découvert les charmes des pièces radiophoniques qui ont préparé mon oreille à l’attente. Je ne lis plus à haute voix pour ne pas déranger mon entourage, mais ce fut une pratique constante de mon enfance. À la fin, un paquebot se pointe à l’horizon. Mississippi et la miss sont sauvés. Et le capitaine du paquebot, qui était aussi le capitaine du paquebot naufragé (on imagine son périple), épouse la miss. C’est Mississippi qui lui a fait faire le chemin de la miss compassée à l’amoureuse inconditionnelle. Les "sauvages" sont abandonnés (la guerre d’Algérie s’achevait) comme on referme un livre une fois la leçon apprise. Ils m’avaient paru tellement nécessaires, ces "sauvages" un peu "ratons" dans la bouche de mon récitant ! Mississippi finit ses jours en conteur de sa vieille aventure. Une sorte de Monfreid.


  • Depuis combien de temps écris-tu ?

Depuis toujours. Mais avec de longues absences mal vécues, on l’imagine. J’ai d’abord écrit des bâtons, par pure jalousie envers les aînés. Puis, petit à petit, dans mon propre intérêt. Ensuite, je me suis dit que je serais écrivain. Pour moi, c’était évident. Mais il a fallu discuter, fuguer, s’égarer. Heureusement, je n’ai jamais fait usage de la violence. Je n’ai peut-être pas été suffisamment humilié et désespéré.


  • Ta découverte de l’écriture (je veux parler de l’acte d’écrire)... peux-tu la raconter ?

Un souvenir précis : au cours élémentaire. Nous sommes à Hendaye, en juin, près des grandes vacances. On regarde passer les touristes, déjà nombreux. C’est l’après-midi. Il fait chaud. On entend l’océan. On lit un petit texte de Pagnol, extrait sans doute du Château de ma mère ou de La gloire de mon père. Sur la table, un pain croustillant et un verre de lait odorant. Le goût et l’odorat. Je me suis mis à rêver. J’ai tout de suite compris à quoi je devais ce rêve. J’ai renouvelé l’expérience avec tous les écrivains de notre livre de lecture. Ça n’a marché qu’avec Pagnol et Bosco. Que de questions dès lors ! On a vite fait de passer de l’ingénuité (Welles et le clap) à une recherche opiniâtre (un adjectif mallarméen).


  • L’écriture comme unique moyen d’expression ? Ou en as-tu d’autre(s) ?

J’écris. Je peins. Je sculpte. Je compose. Nougaro écrivait, chantait, composait, jouait des rôles, récitait, etc. On a toujours plus d’un métier. Ça ne fait pas de soi un homme-orchestre. On s’est simplement organisé pour faire du bon travail. C’est simple comme un bonjour. Et puis ça peut rendre service aux autres. Tu connais une meilleure manière de les séduire ? Ils te fuient quand ta poésie les interpelle. Alors...


  • Pourquoi écris-tu ?

Je ne sais pas. Je veux construire. D’ailleurs, si à dix ans j’avais eu les moyens d’un piano, j’aurais opté sans hésitation pour l’harmonie et le contrepoint. Les soeurs Labecque mobilisaient la salle de piano du Conservatoire municipal. À douze ans, si j’avais pu m’acheter toute la toile dont j’avais besoin, je serais devenu peintre à part entière. J’ai choisi l’écriture par économie, au-delà de mon rêve d’enfant. J’en suis conscient. Je me voyais mal composer sans orchestre ni computeur, mal peindre sans un minimum d’atelier. L’écriture, avec son secret, la facilité reconnue par Delacroix, c’était plus... possible. Mon argent de poche allait aux livres et au cinoche.


  • Pour qui écris-tu ?

Pour moi-même, certainement pas. Pour tout le monde, ce serait l’idéal. Alors la vie a fait que je n’écris pour personne en particulier. Je n’y suis pour rien. J’aimerais bien m’expliquer devant un auditoire, mais chaque fois que je songe à un auditoire, je tente de me l’imaginer en face d’Artaud qui l’épouvante, ou de Mallarmé qui évoque son ami Villiers et qui éberlue. On écrit pour les autres, c’est évident. Je crois que c’est Valère Novarina qui dit que, et c’est à la fois un paradoxe et une souffrance, plus on écrit (aux autres) et plus ils se raréfient. Rien ne dérange comme celui qui écrit. On a trop peur d’être obligé de lire, ou de se rencontrer dans le texte, ou de ne pas être du tout d’accord. Mais je conçois qu’on puisse écrire pour quelques-uns. Qu’on m’explique alors les raisons de ce choix. Mathurin Régnier a écrit une satire des gens de lettres :

----------------------Monsieur, je fais des livres ;
On les vend au Palais et les doctes du temps,
À les lire amusés, n’ont d’autres passe-temps.

Cette dernière rimaille à de quoi faire enrager notre bon vieux Malherbe.


  • Priviligies-tu un genre ?

Heureusement, les genres, c’est comme les siècles (ou les générations en Espagne) : une facilité destinée à l’enseignement, à l’instruction, à l’éducation. Une manie incroyablement stupide, que rien ne justifie, consiste à demander à un élève de "situer" le texte (un extrait le plus souvent) dans son époque. Non ! Un texte, ça se situe dans son texte. C’est tout. Consulter l’humeur des deux meilleurs connaisseurs en matière de prosodie : Mallarmé (Divagations) et Pound (Petit traité de prosodie). Il n’y a pas plus de genres que de beurre en broche ! Y a-t-il une différence entre une blonde et une brune ? Il y a une différence entre un saucisson et la viande. Le métier. Une femme est une femme. Elle est. Et un saucisson, n’en déplaise aux nutritionnistes, ce n’est pas de la viande. En littérature, comme en amour, ou bien tout est poésie, ou bien il n’y a pas de poésie et alors il n’y a pas de littérature et on vend de la merde.


  • Qu’est-ce qui est important au moment où tu te trouves devant la feuille blanche ?

Qu’on me foute la paix. Chaque fois, j’entre dans ma maison. J’en connais l’état. J’entre pour travailler. Je fais le mieux possible et je n’ai besoin de personne.


  • La plume ou le clavier ?

Il y a quelques années, pour des raisons purement pratiques et compte tenu du chantier où je travaille, j’ai opté pour le clavier ou plus clairement pour l’ordinateur. La décision était prise de publier. Il fallait y mettre de la méthode. Donc, aujourd’hui, je tapote sans nostalgie du temps où j’écrivais sur des feuilles volantes ou dans des cahiers. Quelle importance, la plume ? Je ne me le suis jamais demandé. Quand j’ai eu mon premier ordinateur, je n’écrivais plus. Quand j’ai recommencé à écrire, tu étais là pour tapoter. C’était facile. Tu n’as même pas cherché à me raisonner. Je me suis raisonné tout seul. Reconnais-le ! Et je me suis mis à tapoter au lieu d’écrire.


  • Quel écrivain rêves-tu de devenir ?

Je sais ce que je ne veux pas devenir : un intellectuel, c’est-à-dire un écrivain qui écrit après avoir assimilé une analyse dans tel ou tel domaine qui est d’ailleurs l’affaire des spécialistes. Pour suivre la leçon de Manet à son ami Mallarmé, j’écris avec des mots. Plus précisément, j’écris avec des textes. Quelque chose s’est formé. Quelque chose qui a pris sa place dans l’espace. L’écrivain que je me souhaite reviendrait bien vite à la niche si le texte n’a finalement convaincu personne. Ce "personne" là définit pour moi toute figure d’écrivain. Et non pas un engagement qui est plutôt le fait de l’homme que je suis quand je n’écris pas ; celui-là écrirait pour informer, mais ce n’est jamais arrivé. En tout cas, si cela arrivait, "il" aurait clairement conscience de n’être pas, en ce moment, un écrivain.


  • Quel est le livre que tu me déconseilles absolument ?

Les livres, il n’est pas difficile de se les déconseiller soi-même. Question lecture, on est non seulement toujours en retard d’une génération, mais aussi d’une frontière géographique. En lisant, on est à la fois en retard et ailleurs. Je déconseille donc tout ce qu’on a oublié et tout ce qui est contemporain. Mais il faut lire Fanny d’Ernest Feydeau, par exemple, et ce que nous propose le libraire bien achalandé. On peut aussi s’offrir l’aventure du connu et de l’inconnu parallèlement au voyage de la connaissance et de la découverte. Libre à soi !


  • Qu’est-ce que tu as trouvé dans la RAL,M ? Et qu’est-ce que tu aimerais y trouver d’autre ?

Il y a tout juste un an, la RAL,M ne prétendait rien d’autre que de devenir un petit cercle d’amis rencontrés sur l’Internet. Aujourd’hui, c’est un chantier volumineux qui promet d’être considérable. Premier point. La RAL,M est une revue, c’est incontestable. Elle est ouverte à tout ce qui touche à ce que son titre signale : les arts, la littérature, la musique. Je souhaite donc qu’elle prenne deux directions :

1) Que les auteurs et les artistes qui se sentent de force y présentent clairement ce qu’il convient d’appeler une oeuvre ; ce côté de la RAL,M consisterait à publier des auteurs surpris eux-mêmes en plein chantier.

2) Que les auteurs et les artistes (souvent les mêmes) qui souhaitent s’associer dans une recherche donnée ne s’en privent pas ; ici, la RAL,M se tournerait vers un public curieux de réponses n’ayant pas forcément de rapport avec la matière même des oeuvres.

En fait, la RAL,M ne ressemblera jamais à rien de clairement définissable ; elle sera tout au plus une communauté de créateurs et de penseurs. Mais à l’intérieur de la RAL,M, on finira par trouver des oeuvres, des courants, des trouvailles, etc. ; la RAL,M deviendra une revue de revues. Mais que d’abord elle soit ouverte, tolérante, propice à la curiosité, à la beauté,à la vérité et à tout ce qui nous différencie au point de parfois nous séparer, disons-le, bêtement. Athée, je ne me séparerai jamais d’un croyant. Au contraire, parce qu’il est mon mystère.

 


 

[1Réunis en deux volumes : Duchamp du signe et Notes (Flammarion).

 

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