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La calbombe céladone de Patrick CINTAS
PRINTEMPS DES POÈTES - Intellos & populo

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 Article publié le 17 mars 2011.

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« Poussez-vous que j’m’y mette ! »

Nous admettons ici que le terme intello recouvre toute production artistique que le populo ne peut pas comprendre et que le terme populo ne concerne que ceux qui n’ont vraiment pas l’intention de s’empoisonner avec ce qu’ils ne comprennent pas. Ce sont deux phénomènes productifs. Mais tandis qu’il ne peut rien arriver d’autre à l’intello, il est convenu que le populo peut éventuellement changer de camp. Cette inertie est impliquée en général par un effet d’éducation dont on déduit logiquement que le mouvement inverse n’a pas de sens, sauf en cas d’accident cérébral.

La vie en démocratie a ses avantages incontestables, mais elle a aussi ses inconvénients, c’est bien connu. Des « aménagements » des constitutions et autres lois fondatrices et/ou organiques en limitent toujours la portée. Un aléa particulièrement gênant empêche la cohabitation tranquille des « intellos » et du « populo ». Il est bien connu que les premiers éprouvent facilement du mépris pour les seconds et que ceux-ci se montrent souvent grossiers envers les premiers. Aucun dialogue n’est véritablement possible entre ces deux classes culturelles. D’un côté comme de l’autre, il s’ensuit d’interminables théories dont le but manifeste est d’empêcher les supposées malfaisantes interactions. D’ailleurs, l’épithète « con » s’applique aux intellos quand c’est au populo de parler, et inversement. C’est tout de même significatif !

La question est typiquement prépondérante en matière d’édition de livres. Deux attitudes s’opposent clairement :

— l’auteur (c’est quelquefois un écrivain) qui veut plaire à d’éventuels lecteurs les approche en parlant leur langage ; ce qui suppose qu’il les connaît et crée des liens nouveaux, lesquels forment la base du succès ;

— l’auteur (c’est forcément un écrivain, sinon…) qui a d’autres chats à fouetter se contente de les héler, ce qui ne les « interpelle » pas forcément et même rarement.

(La révolte de Marc Smith, inventeur du SLAM, repose sur ce triste constat — voir cet autre édito).

 

En principe, le premier pratique le populo et le second est un intello. Mais cette vision des choses est trop simple pour être vraie. En réalité, que ce soit du côté du populo ou de celui des intellos, ce sont des pratiques sectaires qui caractérisent les usages. Ainsi, un intello de droite est toujours en guerre contre un intello de gauche et un populo qui adore Charles Trenet est rarement d’accord avec les rockers. Par conséquent, chaque fois qu’on s’avise de proposer un manuscrit à un éditeur, on a plutôt intérêt à désigner intelligiblement son camp.

Tout ceci complique la fonction de la poésie dont la vocation est en principe universelle. Chaque fois qu’un intello écrit une page de ce grand livre, au fond il ne s’adresse qu’aux membres de la secte qui le reconnaît comme poète. Subrepticement, on le voit bien, on a glissé de l’individualisme stendhalien ou hemingwayen (parmi d’autres) à l’individualisme consumériste qui oriente les options électorales en tous genres, politique et commerce confondus. Qu’on le veuille ou non, c’est ça, la démocratie, et ne pas en accepter l’augure, c’est exprimer et peut-être pratiquer autre chose que la démocratie.

(Cela veut-il dire que tout est publiable ? Voilà la grande question.)

 

Considérons un moment du passé, par exemple les géants de Rabelais. Ils n’appartiennent pas à Rabelais qui les a empruntés au populo pour en faire, c’est le moins qu’on puisse dire, des personnages hautement intellectualisés, mais tellement amusants que le populo les a adoptés sans référence aux modèles d’origine. Nous avons ainsi obtenu des éditions fort documentées du Livre de Rabelais et un parc d’attraction où on vend par exemple les bruyantes poupées représentant ces personnages. Est-ce à dire que le populo entre ainsi en littérature et que la littérature procède à une pénétration savante de la condition humaine la moins probable dans le domaine intellectuel ?

Non, sans doute. Mais telle est l’image de la démocratie qui ne déçoit personne à la condition de ne pas provoquer une rencontre qui ne porterait pas d’autres fruits que le mépris des uns pour les autres et, outre l’incompréhension, l’irritation de ces autres qui ont eux aussi d’autres chats à fouetter. Car tout est question de chats, de fouetter, c’est-à-dire de vaquer à ses occupations dont la principale est de consommer sans en être empêché par les examens de passage ou l’envahissement des lieux où la culture ne produit plus que les fruits dérisoires de la distraction au détriment des joies intellectuelles.

Et pourtant, c’est ensemble qu’il faut vivre, sous peine de perdre le sens démocratique comme cela arrive par exemple dans les stades ou dans les collections littéraires des meilleurs éditeurs.

Il y a un danger à frotter ainsi l’un contre l’autre la démocratie et les aspirations personnelles. Et qu’on ne dise surtout pas que l’aspiration au bonheur de la possession des biens ne vaut pas les ambitions que l’œuvre littéraire, par exemple, peut nourrir dans les cerveaux les mieux équipés pour comprendre les choses et les faits.

La seule question alors pertinente serait celle du point commun. Mais d’un point commun à ne pas forcément partager. Cette aliénation ne peut en aucun cas concerner le fond. Rien ne peut se passer entre un sucre d’orge en forme de Pantagruel et le Tiers livre qui appartient à Panurge. Ce propre de l’humanité éprise de démocratie, et donc de justice, pourrait bien être le rire. Il est évident que la bande dessinée qui montrerait Gargantua se torchant le cul avec un oison est bien plus rigolote que le texte lui-même qui exige lecture et par conséquent désaccord sur l’utilité de la lecture en matière de loisir. On aurait d’un côté la franche déconnade qui fait péter de concert avec les poupées et de l’autre, l’humour un peu pervers de l’intello satisfait de ne pas partager ce qui lui appartient par nature. Mais on aura ri ensemble, contribuant ainsi à la préservation de la démocratie qui est une espèce en voie de disparition.

Au fond, et dans la louable intention de sauver ce qui est périssable, il vaut mieux que l’intello, livre en main, se marre à propos des choses qui font aussi marrer le populo sans l’embêter avec des questions de contexte qui ne le concernent pas tant qu’il n’a pas envisagé de se cultiver. Autrement dit, pourquoi aller plus loin dans la curiosité que les choses inspirent à l’enfant populo si l’adulte qu’il devient doit en payer le prix et se passer des choses qui ont vraiment de l’importance ?

(— Mais où voulez-vous en venir, monsieur Cintas ?)

 

Le déséquilibre provoqué par une forte proportion de populo agissant contre une très faible participation des intellos ne peut être compensé que par l’activité territoriale. Encore ne faut-il pas sombrer dans le péché mignon de la société française qui consiste à légiférer pour contraindre de manière abusive et arbitraire l’autorité judiciaire, considéré comme une utile marionnette, à prononcer des jugements dont elle devient « coupable » aux yeux de la sagesse.

On connaît l’exemple du cinéma français qui ne s’est jamais porté aussi bien que suite à l’interdiction du cinéma américain prononcé par le régime félon des collaborateurs de 1940. Cela dura heureusement jusqu’en 1947, date à laquelle il fut décidé de rouvrir les portes à Hollywood. Une tempête de protestation s’ensuivit pour exiger une justice qui consisterait, pour le moins, à limiter la distribution des productions américaines en faveur du cinéma français. Ce thème sensible a été repris plus tard par l’inénarrable Jack Lang qui tenta même d’interdire le festival du film américain de Deauville. Il fut finalement décidé de partager la poire en deux, une bonne moitié revenant au cinéma français, et l’autre moitié à tous les autres dont l’américain n’est pas le moindre. Il était alors facile de créer le mythe d’un cinéma français de qualité et d’un cinéma américain très en-dessous de ce qu’on attend de la création artistique. Mais alors, comment apprécier les performances cinématographiques de Louis de Funés ou de Dany Boon ? Ou les propositions textuelles de Michel Houellebecq ou de Maurice Le Dantec ?

Une loi qui imposerait le partage équitable des droits et des récompenses entre les intellos et le populo serait parfaitement inique, cela va de soi. Il ne revient pas à une médiathèque de scinder son programme exactement entre productions de qualité intellectuelle et contributions au goût populaire. D’autant que la question de la qualité créative est indépendante du choix de l’auteur. Il est évident que la plupart des productions intellectuelles ne valent pas tripette et que les usages populaires dépassent rarement le niveau minimum requis pour ne pas passer pour un con. Il faut comparer ce qui est comparable, sans favoriser arbitrairement, ou électoralement (c’est la même chose) l’une ou l’autre de ces activités créatrices. Or, une loi, prononcée par décret ou simplement pratiqué par l’usage, ne saurait qu’imposer les proportions d’intellectualité et de vulgarité (dans le sens noble du terme) à mettre en jeu et en pratique chaque fois qu’il est question de proposer une œuvre de création.

Une pratique apparemment équitable consisterait à égaliser les surfaces utilisables par les parties. En simplifiant : une salle pour les intellos et une autre pour le populo. Et on laisse remplir par des usagers poussés par les principes démocratiques et aussi par leurs goûts. Les créateurs populistes feraient preuve de retenue à l’entrée, se gardant de laisser exploser leur joie, et les intellos se priveraient de tout commentaire critique en dehors de la sphère universitaire et des supports réservés exclusivement à leur usage.

Ainsi, chacun aurait sa place et tout le monde, créateurs comme amateurs, participerait à une fidèle expression de l’idéal démocratique. Une police intelligemment équipée (si c’est possible) pratiquerait un nettoyage par le vide pour éviter à l’ensemble d’être gagné par l’esprit de cohue qui peut toujours dénaturer les intentions premières.

On le voit bien, une loi ni la bonne pratique du respect mutuel ne peuvent organiser la justice en matière de production artistique.

Alors, sadat ou sadati, on nous propose — tenez-vous bien ! — « d’éduquer le peuple ». Proposition de qualité intellectuelle. Il est tellement évident que le peuple ne peut en aucun cas éduquer les intellos pour la raison que ceux-ci sont déjà éduqués (par eux-mêmes) et qu’en conséquence, ils sont les seuls compétents pour éduquer ce qui ne l’est pas.

C’est bien connu, les intellos ont de l’humour — quand ils en ont — et le peuple ne sait pas faire autre chose que déconner. Donc, l’humour peut participer à l’éducation du peuple alors que le déconnage ne fait que l’entretenir dans son ignorance.

Il est d’ailleurs assez curieux de constater que l’intello qui souhaite se décrasser l’esprit pense souvent à s’encanailler alors que le populo qui veut s’élever sur l’échelle sociale doit impérativement se débarrasser de sa crasse.

Mais qu’est-ce que la crasse ?

 

Patrick Cintas

Images de Daumier. Paroles de Patrick Cintas.

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  Une salade par Jean-Michel Guyot

Ah les pissenlits !

Chez nous, en Suisse, on préfère dire dents de lion comme à une certaine époque en France. Les Franco-Normands, ces grands exportateurs, ont emporté ce mot dans leurs bagages et les Saxons en en font ce mot délicieux : dandelion.

Un mot d’une exquise douceur, je trouve, finalement assez loin de la saveur âcre de cette plante consommée jeune avec des lardons chauds pour l’adoucir, une bonne rasade d’huile de noix et des œufs cuits durs.

Enfin, avec ce dandelion dans la bouche, on est loin, vraiment très loin de l’ami Cratyle, vous ne trouvez pas ?

Dans mon Allemagne chérie, on dit comme en Suisse Löwenzahn, mais près de la frontière française, en Saare pour être précis, on consomme couramment des pissenlits, on en trouve sur tous les marchés locaux, alors que la plante est totalement inconnue des marchés berlinois. Nos amis saarois parlent de Bettseicher comme nous les Français. Les vertus diurétiques de cette plante ne leur échappent pas plus qu’à nous.

Tu sais, Pépette, Charles s’est enfin décidé.

On lui demandait dans ses rêves de l’année dernière, s’il voulait devenir barman ou bien brahmane. Je te laisse deviner le parti qu’il a choisi. Je crois bien que les pissenlits vont lui manquer, maintenant qu’il les mange par la racine. Tu sais comme moi qu’il était fan de Nirvana. Il aurait mieux fait de s’en tenir aux Young Marble Giants.

Il m’a raconté son dernier rêve, avant de mourir. C’était assez pathétique. Ça m’a vraiment remué. Je vais essayer de te la faire courte pour ne pas t’ennuyer.

Populo et Intello étaient dans un bateau. Sans doute une réminiscence de Pince-mi et de Pince-moi. Dimmelo e dammelo n’étaient pas loin, en embuscade, je crois bien. Cette tête à claques de Charles ne pouvait pas rêver mieux.

Le rêve ne dit à aucun moment comment ils se sont retrouvés dans le même bateau.

Faut croire que sur le quai la douane et la police réunies avaient oublié de faire le tri, alors nos deux compères embarquent sur le même bateau. Une vraie galère, tu t’en doutes, mais sans rameurs. Qu’eux deux et personne pour ramer à leur place. Faire un bout de chemin en mer dans ces conditions, ça demande une entente parfaite, surtout quand on ignore sous quel pavillon on navigue, c’est moi qui te le dis, Pépette.

Le rêve commence au moment où Charles, déguisé en Intello, pose le pied sur le pont du bateau. Il est d’abord vide, le pont, vide mais pas désert. Charles voit tout autour de lui, en grand désordre, un nombre incalculable de marchandises dans des grandes caisses en bois, toutes ouvertes. Il y a des clous, des marteaux, des scies, des chignoles et des rabots, quantité d’ustensile de cuisine aussi et des victuailles à profusion. Il se dit : Eh beh, la traversée va pas être triste. Ya de quoi bouffer pour une éternité. Pas un seul livre à bord, il faudra se contenter du livre de bord, mais le capitaine reste introuvable à ce stade du rêve, Pépette.

C’est juste à ce moment-là qu’il entend des bruits de pas derrière lui : c’est Populo qui vient d’embarquer à son tour. Charles déguisé en Intello se retourne, il le reconnait tout de suite à sa mine patibulaire, son air dégingandé, ses manières grossières, et vlà-ti pas qu’à peine retourné Intello voit cette masse énorme lui foncer droit dessus à toute blingue. Populo plonge tête baissée dans l’œil droit d’Intello. Ils sont à bonne distance l’un de l’autre pourtant. Populo a bondi dans la pupille dilatée d’Intello et maintenant il se tortille dans l’œil de Charles comme un ver enragé.

De loin, on dirait un asticot qui gigote dans un morceau de camembert avarié. Ses deux petits yeux noirs n’en perdent pas une larme.

Charles, lui, suit les événements de loin, de beaucoup plus loin encore, accroché au bastingage comme à une planche de salut. Il ne songe pas un instant à saluer son hôte indésirable. C’est un moment pénible, mais bas les masques ! Charles renonce à s’appeler Charles et Populo continue à se tortiller dans tous les sens dans l’œil d’Intello qui n’en peut mais. L’autoclète dispose d’une force colossale, c’est comme un concentré d’énergie qui a enfin trouver un terrain de chasse pour déployer toute sa puissance.

Vu de près, Intello n’en mène pas large, mais de tout près n’est occupé par personne, et pourtant Intello ne perd pas une miette du spectacle qui s’annonce. Il est l’œil et le lointain, la houle et le soleil, l’air marin et bientôt le bateau tout entier. Il sent comme une impatience monter en lui, il est tout fier d’en être là en compagnie de Populo. Populo lui a vraiment tapé dans l’œil. C’est à n’y rien comprendre. L’hostilité ressentie dans les premiers instants a muté en hospitalité. Intello ne se reconnaît plus, et il n’en est pas si mécontent que cela.

Le compagnon d’Intello s’attarde dans la pupille maintenant quelque peu irritée. Intello se sent de plus en plus proche de son compagnon d’infortune. Ils n’ont pas fait la guerre ensemble, mais c’est tout comme. Intello n’est pas un va-t-en-guerre, loin de là, Populo, quant à lui, préfère les sucettes aux baïonnettes. Ils tombent d’accord. Cette concorde est vraiment touchante. Charles en a les larmes aux yeux, même s’il ne sait plus trop où se trouve Charles à ce moment-là.

Il se passe alors un truc bizarre. C’est Charles qui me l’a dit.

Le rêve se dédouble. Deux écrans plats, un pour chaque œil, en quelque sorte. Charles n’en rate pas une miette et Populo non plus. Ce dernier a élu domicile dans le regard exorbité d’Intello, et Charles regarde et regarde à n’en plus finir cette cohabitation pacifique. L’œil gauche suit toute la scène qui se joue dans l’œil droit.

Sur les deux écrans plats, il ne se passe rien. Même pas de « neige », comme on disait, quand on était gamin et qu’on parlait encore de tube catholique. C’est vrai, on se croirait dans une église à la saison froide. La lumière est froide, tout est froid, même les prières et les sourires des angelots. 

Arrivé à ce stade du récit de Charles, moi, j’en viens à admirer sa patience. Elle confine à l’indécence, cette patience masochiste. L’impudence de Populo est sans bornes.

Populo s’est logé dans le rêve de Charles, accroché à lui comme une tique à sa chèvre, et ya pas de quoi être ravi, ravi, c’est moi qui vous le dis. J’ai tout vu dans les yeux de Charles, quand il m’a raconté son rêve. Et puis vla justement que le rêve bascule ; il devient presque polyglotte. Charles m’étonnera toujours, même encore après sa mort. Le voilà maintenant sur scène : on lui donne la réplique et aussitôt un rire énorme gronde dans la salle.

Sa partenaire de jeu, une femme bien en chair, toute pimpante, joues roses, teint cérusé, en costume de marquise façon dix-huitième siècle finissant vient de déclamer : Ich entzicke mich an deinen Ziegen. Le traducteur simultané qu’est Charles à ce moment précis traduit aussitôt en : Ichentzücke mich an deinen Zügen. Et ce rêveur de Charles, dans sa grande générosité, voit apparaître sur la bande passante en haut de la scène la traduction en français : Tes traits sont un ravissement pour mes yeux. Cette tirade est d’un plat ! Elle le laisse songeur. A ce stade, Charles en est réduit à marmonner des mots qu’il ne comprend pas lui-même. 

Mais les rires fusent de partout dans la salle, ils tonnent encore, la salle en tremble, le public n’en peut plus, il est submergé par le rire, mais hélas les rares Français dans la salle restent de marbre. Ils ne savent rien de la schwäbische Lippenentrundung qui a transformé les ü en i, les traits en chèvres, le ravissement en tiques qu’on arrache des chairs de la chèvre. La grosse actrice chevrote à n’en plus savoir où se mettre. Charles se met à bêler dans son coin, le public béguète.

Et puis le rêve s’embrouille. Le public devient fou, grimpe aux rideaux, se lacère le visage, se mord les doigts, certains sont pris de convulsion, ils bavent, se chient dessus et trouvent le temps de mordre leur voisine, puis le rêve s’effiloche, il devient de plus en plus flou, comme si un brouillard de théâtre légèrement parfumé dissolvait toute la scène devenue presque rose.

Les rires s’estompent. Il ne reste de la scène qu’une grande bouche noire sans dents et sans visage, mais le contour des lèvres a revêtu la pourpre ecclésiastique, c’est rassurant. Un silence de mort s’est abattu sur le public. Il ne sait plus où donner de la tête ni quoi ni comment regarder ni faire face. Plus personne dans la salle ne sait où il en est ni où il est ni rien du tout. Charles se retrouve assis à un des balcons de ce théâtre à l’italienne dans l’obscurité la plus complète, lorsque surgit un ver luisant. Il rampe le long de son bras gauche. Il serait bien en peine de situer le balcon, tout étant sens dessus sans dessous, et Charles n’en croit pas ses oreilles. Une corne des brumes vient de faire trembler la grande bouche noire édentée. Voilà qu’elle se dissout à son tour dans un nuage de fumée blanche. BOUM ! Un flash lumineux vient d’illuminer ce qui reste de la scène. Nadar en personne surgit de nulle part. Il a lancé son jet de lumière au phosphore pour faire la photographie de sa vie, pense Charles qui se prend pour Nadar qui se prend pour Intello.

Populo se retrouve en haute mer dans l’œil goguenard d’Intello. La corne des brumes a fait son effet. Entre temps, le ver luisant a grandi. Il se prend pour un phare. Il illumine toute la côte qui s’éloigne depuis le bras de Charles. Ça tiraille, mais ça ne fait pas mal. Charles est comme écartelé, mais sa chair s’est comme liquéfiée, elle ressemble à de la gomme arabique. Charles adore cette odeur enfantine. Populo en a un peu marre. Il sort une échelle de sa poche, la pose sur le rebord de l’œil d’Intello et se met à descendre les échelons. Le voilà sur la joue d’Intello. Charles n’en perd pas une miette. Il s’est retrouvé juché en haut de la vigie du bateau de tout à l’heure. 

Populo prend son élan sur la joue d’Intello et plonge pieds en avant sur le pont du bateau. Un grand fracas s’en suit, d’abord lointain, assourdi par la distance. La mer se démonte, les nuages noirs se disloquent, la terre est furieuse. Charles vit ses derniers instants. Le bateau sombre inexorablement emportant avec lui et le rêve et Charles et nos deux acolytes pris au piège d’une mer furieuse qui a décidé de venger la terre ferme.

Au réveil, tu sais, Pépette, la mer était bleue, et le ciel et les yeux de Charles mourant aussi. C’était l’aube. Comme à l’accoutumée, je faisais ma balade sur la plage de sable fin à une heure où je savais devoir n’être dérangé par personne. C’est là, derrière un rocher dressé durant la nuit par je ne sais quelle puissance que j’ai trouvé Charles qui gisait dans les débris de son rêve.

Le reste n’est que littérature.

Ce soir, je vais me faire une bonne salade de pissenlits. Je les mangerai en souvenir de Charles. Et puis je prendrai la mer, ou, si ça se trouve, c’est elle qui me prendra. A bord de mon navire, j’ai fait provision de viande séchée et d’agrumes, comme au bon vieux temps de la marine à voile.

Dans ma cour de récré, on continuera à s’insulter. Les plus malins se feront encore traités d’intellos, les brimades iront bon train, et les maîtresses affolées continueront à faire comme si de rien n’était. Je connais une sorcière d’un genre nouveau. Elle a sévi ces derniers temps. Pince-mi et Pince-moi lui ont donné du fil à retordre, c’est sûr, pendant que tous les papas et les mamans de la terre ou presque se retrouvaient enfermés entre quatre murs avec leur marmaille et leurs victuailles.

 


 

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