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Lecture de Dick

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 Article publié le 27 mars 2004.

oOo

UBIK

- Hé ! Joe, mon vieux [...] ouvre-nous !
- Mets une pièce dans la fente à ma place, dit Joe. On dirait que le mécanisme est détraqué de mon côté.

À la fin de ce qui est sans doute le meilleur roman de science-fiction de l’après deuxième guerre mondiale, Joe Chip, l’homme qui n’a pas les moyens d’ouvrir les portes (ce n’est plus gratuit en 1992), pose les deux questions auxquelles on n’a pas encore répondu :
- Qu’est que c’est UBIK ?
- Qui a inventé ça ?

Pléonasme ?

Nous savons bien, nous, lecteurs, qu’UBIK est une invention littéraire et que son inventeur est l’auteur même du livre. Pourtant, à la réponse alambiquée qui prétend expliquer la nature de l’atomiseur en question (un "ionisateur négatif portatif"), le même Joe Chip rétorque que "parler d’ions négatifs est un pléonasme" (tous les ions sont négatifs, ajoute-t-il au cas où le pléonasme ne recouvrirait pas encore une réalité aussi prépondérante que la physique quantique). La deuxième réponse, plus rapide, nous confirme l’existence de semi-vivants (morts en attente de disparition dans une autre invention de Dick : les Moratoriums) et d’un stock limité d’atomiseurs UBIK. Voilà pour le ton du roman. Pour sa profondeur aussi. Le temps, c’est décidé, est un moyen d’explorer le passé, un passé où UBIK n’a été qu’un très ordinaire baume de guérisseur. L’enfance d’une société qui s’adonne au jeu dangereux de l’offre et de la demande. Don d’ubiquité.

Trois décennies

Dick est né en 1928 à Chicago et il est mort en 1982 au moment où la gloire l’atteignait avec la sortie imminente du film de Ridley Scott, "Blade Runner", inspiré d’un roman, "Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?" Trente ans d’écriture, j’allais dire : seulement. Trois décennies à peu près exactes :
- les années cinquante, où il est encore, avec sept romans que personne ne veut publier (ils le seront après sa mort, noblesse oblige), un écrivain de la beat generation et où il choisit d’écrire parallèlement une science-fiction assez traditionnelle mais déjà marquée par le peu de réalité ; "Loterie solaire" ouvre le ban avec l’intrication obscure de deux récits en contrepoint, peut-être à la manière des "Palmiers sauvages" de Faulkner ;
- les années soixante, entièrement consacrées, avec une abondance de textes qui ne nuit presque jamais à la qualité littéraire, à une science-fiction qui s’éloigne des canons de la pulp-fiction et qui se termine en apothéose avec UBIK ; on ne sait plus si le flux textuel est conditionné par un souci alimentaire ou s’il relève d’une nature littéraire capable désormais de s’imposer à l’homme ; impossible d’attribuer les parts de responsabilité à l’une ou l’autre de ces données strictement personnelles ;
- les années soixante-dix, celles d’une littérature américaine qui renoue avec ses grands moments, où Dick s’adonne à une science-fiction qui ne doit plus rien à personne et dont la lisibilité passe par la pratique forcenée de la philosophie ; Goethe envahit "Substance Mort" dans sa langue originale et "Siva" devient illisible sans rien perdre de la profondeur promise dès les premières pages.

Contemporain de tout le monde

L’être et le néant

Avec Dick, au-delà même du divertissement consistant à chambouler un peu les habitudes imaginaires et de l’invention de mots porteurs d’une réalité apodictique (réplicant, blade runner, moratorium, ubik, precrime etc.) on revient toujours au bord de l’abîme qui renvoie la question littéraire en écho. Hurlez au bord de ce néant et les réponses commencent à se constituer en canon (occidental, dirait Harold Bloom). Dick, écrivain du premier jet (cinquante romans, près de deux cents nouvelles) et homme en phase avec son temps de connaissance fébrile et de gestes fous, a écrit des chefs-d’oeuvre avec les techniques en usage dans le monde grouillant de la littérature universelle de son siècle.

Jeux et figures

Une première manière consiste à répondre à une question-jeu qu’en américain on susurre : "whatif", autrement dit : qu’est ce qui se passerait (il faut que ça passe si c’est un roman qu’on écrit) si... Si le temps (uchronie), si le lieu (utopie), si le personnage (nouveau roman par exemple), si l’écriture (surréaliste, autre exemple). On appelle ça aussi jouer avec (ou mettre en jeu selon le vocabulaire oublié de la fin du siècle en question) les instances du texte. Toutes les variations et les nuances nous ont été proposées autant par les génies de l’exercice littéraire que par leurs imitateurs et autres profiteurs du temps qui passe. Que restera-t-il des dialoguistes distingués du néant de la conversation, des histoires sans queue ni tête ou à dormir debout, des généalogies tournoyantes comme les péchés de la chair et de ces lieux où le dernier écrivain devient le personnage de sa propre création dans un étourdissant manège autobiographique ? Tout sans doute, c’est à dire l’essentiel. Il y a des chances pour que les whatif de Dick soit placés au premier rang des exemples à suivre malgré l’épuisement évident de la source de tant d’inspiration. L’imagination s’est trop nourrie du conditionnel pour que la mémoire, agissant comme toujours en moteur des pratiques, oublie ce qu’elle doit à la vague déferlante du roman moderne. 

Exercice de l’idée

Passage à l’idée

Dans le genre whatif-temps (le plus en vogue parce que l’horloge est un instrument à peu près aussi facile à dérégler que le sexe), Dick a généré un "Maître du Haut-Château" (son chef d’oeuvre au goût de certains) où il est répondu à la question de savoir ce que serait le monde contemporain si les puissances de l’Axe avait gagné la Deuxième Guerre mondiale. UBIK, pourtant, ne joue pas avec les instruments de mesure. C’est un peu plus compliqué, presque inexprimable, inachevé. Ça court le risque littéraire... Que se passe-t-il dans (ou avec) ce roman ?

Qui a eu cette bonne idée ?

La pratique moderne du roman nous enseigne une autre manière de construire l’improbable sans revenir aux stériles recherches du passé : c’est avoir une idée. On connaît les déclarations de Dick qui, définissant une bonne fois pour toutes le roman de science-fiction, indique que c’est d’abord et obligatoirement une bonne idée. On pourrait prendre cette déclaration, surtout dans le cadre étroit d’une interviou où elle vise un public convaincu, pour une boutade destinée & agrave ; provoquer les auteurs qui manquent de ressources intellectuelles. Mais la réponse de Dick, homme profond et méticuleux malgré les apparences d’une aventure personnelle de type psychoïde, contient quelque chose de plus évident. Sur quoi est construit un livre aussi "réussi" qu’UBIK ? Qui n’a jamais eu l’idée qui structure jusqu’à la moindre trace d’ironie destructrice de ce texte lisible et incompréhensible ? Voici cette idée :

Un groupe de personnages, télépathes la plupart (nécessaire si on accepte l’idée plus banale d’une régression) est victime d’un attentat. L’un de ces personnages est tué. Hors, tandis que les autres assistent au recul du temps, le mort, s’exprimant à travers l’opacité des murs et autres éléments d’un décor rétro, livre ce message pour le moins obscur : Je suis vivant et vous êtes morts ! La voilà, l’idée, originale et surtout contenant toutes les possibilités narratives (péripéties en termes romanesques) dont un auteur a besoin si son existence textuelle est aussi certaine qu’il le désire. Remarquez que les variations (du type : Je suis mort et vous êtes vivants) n’inspirent pas l’imagination avec autant de promesses.

Entre les vivants et les morts, inventez le "joint" !

Cette révélation (Je suis vivant et vous êtes morts), du point de vue de ceux qui reculent, est exprimée par un semi-vivant qui agit, si l’on peut dire, depuis sa case cryogénique du Moratorium. Si on croit plutôt à ce que celui-ci prétend révéler, ce sont des morts (le nous renvoyé par les murs) qui sont aspirés par le passé. Cet étirement non-géométrique est un texte dont je n’ai rien dit en regard de ce qui reste à en dire, me limitant ici à conclure froidement que c’est aux États-Unis que Racine a fait école ! Racine n’est-il pas en effet celui qui a écrit le meilleur roman possible de son époque charnière ? Le tour (de force, dirait Faulkner) est joué.

D’où les questions maintenant moins innocentes de Joe Chip sur la nature d’UBIK et sur ses inventeurs.

Rappelons-les : qu’est-ce qu’UBIK ? Et qui l’a inventé ? Car il s’agit de vérifier l’hypothèse qui vient de traverser le mur infinitésimal qui sépare la vie de la mort. Qui, saisi de s’interroger sur une pareille allégation (Je suis vivant et vous êtes morts) n’en ferait pas autant ? L’atomiseur UBIK exerce un pouvoir véritable sur ce qui vous arrive (le recul dans le temps au prix d’un épuisement de votre solde vital équivalent à celui de votre compte bancaire ; une sorte d’échéancier à rebours). Pauvres nostalgiques des cucuteries de l’enfance ! On vous vend de la merde ! L’écrivain serait-il le seul vivant dans ce monde de morts qui croient dur comme fer que la vie leur appartient ? Est-il l’inventeur de ce qui vous retient dans le temps présent ? Quel est son pouvoir de divination ? Son importance historique ? L’humour de Dick n’a rien de cocasse. Heureusement pour la littérature.

Jory

Au fond de ce qu’il faut bien considérer comme un cauchemar littéraire (riche parent du Procès), l’incroyable Jory, mi-bête mi-enfant, agite la surface de la conscience avec un doigt habitué à la formation des vortex, histoire de désorienter les petits poissons que le récit nous a rendu familiers. Pire qu’Odradek et plus probable que Chucky, il lésine dans une autre marge moins accessible au commun des mortels, niveau de conscience purement expérimental qui sépare infiniment la semi-vie de la mort. À cet endroit précis de l’imaginaire, Dick a placé le seul monstre de son histoire - et il a fallu que ce fût un enfant. Affamé, parfaitement égoïste et cruel par conséquence, il représente peut-être ce qu’on peut s’attendre à trouver dans la zone entropique de la semi-vie, une sorte d’anti-enfance, de négation parentale, de traversée d’un miroir sans réflexion et sans profondeur, une horreur tellement concrète que sa destruction par le texte paraît peu probable. L’homme, pris au piège de sa réflexion sur les états de l’homme, et malgré une solution imaginaire digne d’attention, revient inexorablement aux sources sulfureuses de ses premiers pas et accompagne l’être ainsi créé dans son aventure destructrice du bonheur. Jory joue avec ce qu’il a été, peut-être, et il devient cruel comme un despote, uniquement par nécessité. Un beau personnage qui vit sa crise d’identité en parfaite coexistence avec UBIK lui-même. Il achève le roman sur une idée nouvelle de la circularité. Jung n’est pas loin.

Vers une mort intérieure

Les nus et les morts

Il semble que Dick prenne le prétexte de la science-fiction pour transporter la vie (un bien précieux mais qui n’entre pas dans les considérations mercantiles du code civil et que le pénal n’envisage que dans une perspective répressive) dans un autre espace-temps : c’est la tentation facile du vacancier, celle plus fragile du voyageur et c’est surtout le trajet indicible du fou. Nous n’avons guère le choix : les employés et les employeurs vont en vacances (et inversement), les marginaux font des voyages dans le monde réel et les fous s’aventurent sans le savoir dans les régions obscures de la connaissance. On voit mal l’écrivain hésiter trop longtemps devant ces possibilités.

Le ticket qui explosa

En relisant Dick, j’ai songé plus d’une fois à Baudelaire, à ses personnages, à ce dépassement dans l’immobilité, à l’encerclement qui est le symptôme le plus caractéristique de l’anormalité que les temps modernes qualifient plus volontiers d’exclusion, sociale de préférence parce que c’est à ce niveau de la conscience humaine qu’on possède les instruments de mesure les plus efficaces. Dick n’exprime rien de plus que Kerouac ou Burroughs. Il finit seulement par s’exprimer mieux. Le dernier fragment d’écriture ("La trilogie divine") contient des romans qui n’ont plus grand chose à voir avec la science-fiction. Dans une certaine mesure, ils rejoignent les livres écrits (et non publiés en leur temps de menace permanente) pour concurrencer les anges noirs poussés par une critique superficielle mais de bon goût sur les sentiers de la gloire. Un effort de synthèse en quelque sorte. Dick a réussi à n’être l’employé de personne et s’il n’a finalement pas sombré dans la folie, il ne s’est jamais résolu à entrer dans la peau saumâtre des voyageurs en ballon. Ce fut la tragédie des beatniks, ce risque incessant, pointe de flèche menaçante non par sa géométrie ni sa balistique mais tout simplement parce qu’elle est empoisonnée. On en est bien loin avec la mode du neuromancien qui affecte la moindre production hollywoodienne depuis vingt ans. Le décor et l’action y ratiboisent l’importance des ubiquités dans l’imaginaire des piétons de la culture.


SIVA

Je ne sais que penser. Peut-être qu’on ne me demande pas de penser quoi que ce soit, ni d’avoir la foi, ni de devenir fou, mais tout simplement d’attendre. D’attendre et de demeurer éveillé.
Philip K. Dick

C’est l’attente qui est merveilleuse.
André Breton


En 1807 naît, quelque part en Virginie, un nommé Thomas Sutpen. Un peu plus tard (quatorze ans plus tard), Thomas s’enfuit de chez lui. Encore un peu plus tard (vingt ans plus tard), Thomas épouse sa première femme en Haïti. Un fils naît de cette union : Charles. Deux ans plus tard, Thomas apprend que sa femme a du sang nègre et il la répudie, elle et son enfant. On retrouve Thomas dans le comté de Yoknapatawpha, Mississipi. Il épouse Ellen. Naissent alors : Henry, Judith et Rosa. Arrive sur les lieux un certain Wash. Thomas a quarante trois ans. Voilà pour l’exposition. Le deuxième acte peut commencer. C’est celui des péripéties. Le conflit arrive avec la rencontre de Henry et de Charles, étudiants, ô Hasard, dans la même université. Les deux frères, qui ignorent donc leur lien de parenté, deviennent amis et Henry présente à Charles sa sœur Judith. Judith et Charles s’aiment en suivant. Thomas s’oppose à ce mariage. Henry quitte la maison paternelle. Le troisième acte, celui du dénouement, commence avec la guerre. Les faits s’accumulent, c’est la loi du genre : Ellen meurt, Henry tue Charles, Rosa, sœur d’Ellen, vient vivre chez les Sutpen, Thomas se fiance à elle, l’outrage, il a des relations avec Milly, petite-fille de Wash qu’on avait failli oublier, et Wash tue Thomas. Arrive alors le fils de Charles et d’une esclave, Charles-Étienne. Puis il s’en va et il a un fils avec une négresse, Jim. Tout cela pourrait s’achever par la mort de Judith et de Charles-Étienne, en 1884, année de l’épidémie de fièvre jaune. On saute alors par-dessus vingt-six années. Henry est caché dans la maison. Rosa, fille de Thomas (elle a soixante-cinq ans) et Quentin, petit-fils du premier ami de Thomas, le retrouvent. Deux ou trois mois plus tard, Rosa ramène Henry à la ville et Clytie, fille de Thomas et d’une esclave noire, met le feu à la maison. Quentin se suicidera à Cambridge, Massachussets. Non, ce n’est pas "Gone with the wind" (les feuilles, je suppose) mais "Absalom ! Absalom !" de William Faulkner.

Instances

Faulkner, qui a changé l’art du roman définitivement, s’est bien gardé d’en détruire la consistance :
- le drame en trois actes (exposition, péripétie, dénouement) ;
- les instances chères au cœur de tout bon romancier qui se respecte : le temps, les personnages, le lieu, l’écriture.
À ceci près que Faulkner propose d’agir (écrire) sur cette matière en formation. Le drame n’est pas raconté aussi simplement.

Il subit quelques transformations :

- le temps, d’ordinaire borné au récit, se retrouve dans une chronologie soumise aux éléments de la conversation, art qui culmine dans "L’ours" comme nous l’a signalé Butor ;
- les personnages sont ceux d’une généalogie, avec ce que cela comporte d’incertitudes mais aussi et surtout de faits incontestables ;
- les lieux, d’un trait de plume, sont confinés dans les limites d’une topographie imaginaire inspirée d’une réalité qui est celle d’un créneau éditorial : le Sud.
- enfin, l’écriture, qui heureusement constitue 99,99% du texte, devient une pratique littéraire par l’adroite rhéologie des instances.

Admettons qu’au bout du compte, on a lu un roman que l’esprit se targue de remettre en ordre. C’est toujours exactement ce que nous faisons après avoir supporté plus ou moins stoïquement le texte tournoyant de Faulkner. Si on n’a pas profité d’une belle histoire et de ses péripéties, on a parfaitement compris que ce roman nous a fait réfléchir sur le roman. Il n’y a plus guère de roman qui ne s’en charge pas. Même les plus affreux polars font du roman. Tout le monde fait du roman depuis que des romanciers (Gide, Proust, Hemingway, Stein, Woolf, Barnes, Joyce, Faulkner, Dos Passos, Gaddis etc.) font du roman une activité à double tranchant : le romanesque et la littérature, autrement dit : le plaisir et le désir (le jour).

SIVA

"D’abord, c’est la valeur de huit heures d’informations détaillées en provenance de sources inconnues que vous dégustez sous la forme de phosphènes flamboyants en quatre-vingt couleurs disposées comme sur un tableau abstrait ; après quoi vous vous mettez à rêver d’êtres à trois yeux dans des bulles de verre et avec un équipement électrique ; et puis c’est votre appartement qui s’emplit d’une énergie plasmatique pareille à un feu de Saint-Elme qui serait vivant et capable de penser ; vos animaux meurent ; vous vous sentez envahi par une autre personnalité qui pense en grec ; vous rêvez des Russes ; et pour finir vous recevez deux lettres d’Union Soviétique en l’espace de trois jours - des lettres dont on vous a d’avance signalé l’arrivée. Toutefois, l’impression d’ensemble que cela vous laisse n’est pas mauvaise car certains des renseignements ont permis de sauver votre fils. Ah oui, une chose encore : Fat a vu la surimpression de la Rome antique sur la Californie de 1974. Et bien moi, je dirai ceci : Fat n’a peut-être pas rencontré Dieu mais c’est sûr qu’il a rencontré quelque chose."

Résumé qui, outre sa valeur autobiographique, nous donne une idée de ce que ce Système Intelligent Vivant et Agissant (SIVA en français) a gagné depuis l’origine des temps en probabilité d’existence. Mais ce qui m’intéresse ici n’est pas le fond métaphysique qui agite les neurones au passage du texte, c’est la cascade de faits qui, comme chez Faulkner, abonde dans le sens d’un tournoiement qui pourrait bien se former en nébuleuse romanesque. Faulkner y réussit très bien. Il réussit presque toujours à nous convaincre de sa capacité à écrire des romans et même mieux, à les écrire sur le fil d’une oeuvre tendue entre sa possibilité, dirait Blanchot, et son dépassement, ajouterait Malraux. Les faits, leur cascade, forment le fond d’une chronologie, le temps chez Faulkner. Il s’agit là d’un temps ordinaire, le temps de les vivre pour les personnages, temps pour nous de les lire et de les assimiler.

C’est autre chose que nous propose Dick.

On pourrait s’aventurer, pour le plaisir des amateurs d’identification avec le personnage, dans les considérations biographiques et dans la mode du temps qui était à la drogue, mode persistante, et à ses effets textomoteurs (hallucinogènes pour ceux qui n’écrivent pas). Bibliographie, sources, manuscrits plutôt que ces champignons "ontologiques" qui hantent l’imaginaire à partir de SUBSTANCE MORT. Il n’est pas né le Lanson qui réduira cette œuvre aux dimensions plus humaines de la critique.

En mettant en scène un temps qu’il n’avait pas connu mais dont il appréciait la narration, Faulkner prend peut-être une précaution nécessaire au déroulement textuel de ce temps. Et quand il s’attaque, soit à ce qu’il considère comme les temps modernes, soit à des nulleparts dont "Carcassonne" est sans doute la meilleure expression (voir le plan de "These thirteens" signalé par Michael Millgate), il s’enlise souvent dans l’allégorie et les faux-semblants, pour ne pas dire la confusion des genres. "Mistral", cependant, laisse coi.

Dick envoie son propre temps dans les reflets d’un futur qu’il croit être le sien mais sans briser les miroirs et au prix d’une révision du mode opératoire et sans y paraître démesurément. Difficiledeseréférerà sesromans sous les auspices du temps, des personnages et des lieux : il n’y est plus question de variations sur ces thèmes éternels. Tout en continuant de gagner sa vie en écrivant, Dick change lui aussi les règles du jeu mais plus rigoureusement.

Horselover Fat et la schizophrénie

En commençant par le personnage principal, Horselover Fat (le gros amoureux des chevaux, titre ou surnom qui ne nous est expliqué qu’une fois arrivé à la fin du roman) :

"Horselover Fat c’est moi, et j’écris ceci à la troisième personne afin d’acquérir une objectivité dont le besoin se fait rudement sentir," écrit Dick qui n’est personne d’autre que le narrateur. Il n’en sera pas moins surpris et décontenancé quand un autre personnage que lui-même lui apprendra qu’il (Dick) est aussi Horselover Fat et pas seulement celui qui s’adresse à Horselover Fat comme s’il était distinct de lui-même.

Les personnages de SIVA ne sont pas construits à travers la lorgnette du temps. Ils se multiplient eux-mêmes, sans contraintes sociales ou plus bassement romanesques. Ils coexistent dans le même temps. Il n’a jamais été question d’en raconter l’histoire et pourtant c’est l’Histoire qui les a projetés sur l’écran de notre capacité à les mémoriser. Don rare et presque menaçant, écrit Blanchot à propos des prophètes.

Bonheur, malheur de l’image. Dans cette situation, continue Blanchot cette fois à propos des golems, l’écrivain ne serait-il pas tenté de reconnaître, rigoureusement décrits, beaucoup de ses rêves, de ses illusions et de ses tourments, et jusqu’à la naïve, l’insinuante pensée que, s’il en meurt, il fera passer un peu de sa vie dans les figures éternellement animées par la mort. Plus loin : ... en un point qui rendrait sa mort parfaitement humaine et, par conséquent, invisible.

Face aux complications que la réflexion finit par imposer à la tranquillité, il n’y a guère que deux postures :
- Tout s’explique (ne cherchez plus) ;
- Tout est illusion (n’expliquez plus).
Telle est la différence entre la machine et le rêve. Dick se propose d’attendre, ce qui n’est qu’une variation commode de l’éveil. Ajoutons à cela que la multiplication commence avec le dédoublement cher aux schizogènes et que la multiplication inspire la dispersion, sorte de retour à l’état précaire.

Ezra Pound prétend que la poésie doit coller à la musique et la musique au corps. Le schizophrène n’entend pas la musique. Entre la poésie et son corps, le texte continue d’exercer ses pouvoirs de preuve, d’évidence, de foi.

Dick ne s’y est pas trompé : les fous ont cette capacité de non-représentation du monde, d’abstraction, de poésie inadmissible. Ils semblent connaître le plus court chemin. Tout ceci n’est qu’illusion ou profession, peu importe puisque c’est arrivé. Rien n’est plus simple à exprimer ni plus complexe en substance que ces cas de folies supposés.

Tractatus : cryptica scriptura
 ou l’envahissement par les informations

"Pas étonnant qu’il se soit mis à gribouiller page après page de son exégèse," écrit Dick à propos de Horselover Fat. Le traité en question sert de trame au roman, un peu comme si on écrivait une histoire policière à partir du "Manifeste du parti communiste de 1848". C’est sans doute ce qu’on a fait en écrivant les Évangiles. Faulkner n’a jamais perdu de vue ce texte déconcertant pour le professionnel de la narration, un texte qui raconte bien ce qu’il raconte malgré la traversée mystique.

Si l’œuvre de Dick fourmille de pseudo-univers, de réalités truquées, qu’a-t-il voulu écrire ici ? Traité philosophique, spéculation gnostique, auto-analyse... ou roman de science-fiction ? se demande l’éditeur français qui craint le pire en quatrième de couverture. Sans doute rien de tout cela.

Il a vécu il y a longtemps mais il est encore vivant (fragment 9 du Traité qu’on trouve intégralement à la fin du roman, comme les appendices à la fin d’Absalom ! Absalom !). Et Horselover Fat est le nouveau témoin de cette existence extraordinaire. Témoin multiple par effet de bris, il se parle à lui-même comme à un autre. Je note que tandis qu’un matrix est parfaitement inimaginable, inimaginable parce que ce n’est qu’un jeu et que tout le monde peut y jouer sans y risquer sa santé, l’Empire sous lequel agit Horselover Fat a raisonnablement plus de chance d’être de la partie. J’aurais agi de même, écrit Dick en parlant de lui-même et de la pratique du traité à quoi s’adonne son personnage. Il n’avait pas été simplement saisi par le démon de la théorie ; il essayait de démêler ce qui avait bien pu lui arriver. S’il s’agissait simplement de folie chez Fat, on peut dire qu’il avait trouvé une manière originale de s’y prendre. Comme à cette époque, il suivait une thérapie (Fat était toujours en train de suivre une thérapie), il demanda à passer un test de Rorschach, de façon que l’on puisse déterminer s’il était devenu schizophrène. Devinez le résultat !

Simulation-dissimulation ou l’écriture

Quelques années après "Les champs magnétiques" de Breton et Soupault, le même Breton, cette fois avec Éluard, se livre à une expérience similaire au rayon rose qui frappe Horselover Fat quand il regarde le ciel. Ces "Possessions", essais de simulation par le texte (débilité mentale, manie aiguë, paralysie générale, délire d’interprétation, démence précoce), "remplaceraient avantageusement, préviennent les auteurs de "L’Immaculée Conception", la ballade, le sonnet, l’épopée, le poème sans queue ni tête et autres genres caducs".

Mais c’est plutôt dans le roman que le remplacement a eu lieu ces derniers temps. La poésie, en s’étirant comme une baigneuse entre les chansonnettes des uns et les abstractions laborantines des autres, est demeurée fidèle à son rôle de soubrette. La maîtresse des lieux, c’est le roman et la folie le traverse en passant par les ouvertures architecturales (portes, fenêtres, cheminées, chimères des plafonds et des murs).

SIVA, cependant, n’a pas eu le même effet sur les consciences au travail de l’écriture que ces "Possessions" et autres simulations, dont celle magnifique jouée par Faulkner lui-même, à la même époque, dans le monologue de Benjy, première section de "Le Bruit et la fureur". Shakespeare a commencé ce travail de sape. Le monologue du fou a toujours fasciné. Son interprétation est un exercice corporel sans équivalent dans la gamme des personnages possibles.

Pourtant, le travail accompli par Dick est à la hauteur de ses prédécesseurs. Le poor player est devenu un crap artist (un punk) mais le concept d’invasion divine a moins bien accroché que celui de cyberespace.

Faulkner n’a jamais été un schizophrène. C’était un alcoolique plutôt bien intégré aux exigences sociales, capable de boire beaucoup et de travailler autant. L’idéal. Il est tombé de cheval et il en est mort. À peu près.

Dick a sans doute pris le risque, en consommant des drogues, de se détruire le cerveau qu’il avait déjà fragile depuis l’enfance. Il travaillait lui aussi, durement et fidèlement aux principes, mais il ne réussissait pas sa vie familiale. Ayant finalement sombré dans la maladie et surtout dans le silence, il en est revenu avec des romans qui, des "Confessions d’un artiste de merde" à SIVA et suivants, continuent d’appronfondir un système qui était le sien depuis le début. Dick n’était pas le genre d’écrivain qui dit aux autres "Je suis écrivain" mais celui qui se regarde dans un miroir pour constater qu’il va avoir du mal à être autre chose, disons quelque chose d’un peu moins casse-cou. S’il n’a pas, comme Roussel, fait l’expérience de l’extase, du moins est-il le témoin effaré de l’expérience qui détruit Horselover Fat en sa présence. Les informations se sont accumulées dans le cerveau. Il ne nous reste plus, à nous lecteurs, qu’à les débrouiller en espérant que tout ceci n’est pas une farce.

M’en tenant toutefois strictement au roman, j’observe que celui-ci continue sa progression vers un futur (Le livre à venir) où il faudra bien que la cohérence maintenue de force par Faulkner prenne le chemin plus chaotique d’un équilibre à trouver entre le récit et son destinataire.

Autres instances, autres lieux

Il y a une plus grande constance chez Dick que chez Faulkner et aucun rapport entre "Le bruit et la fureur" et "Absalom ! Absalom !" alors que la filiation est évidente entre UBIK et SIVA. Dick n’est pas seulement un grand constructeur de romans décourageants et séduisants à la fois. Il a construit une oeuvre autour d’une conception originale et forte du roman. Tandis que Faulkner récupère les bruits qui courent à son époque et finalement revient à la tradition (ne rejetons pas d’office les critiques à son encontre de feu Lewis et gardons toujours en mémoire ce passage de Ferdydurke où Gombrowicz décrit l’illusion : "Nous avons l’impression de construire. Illusion : nous sommes en même temps construit par notre construction"), Dick revoit les instances du roman et propose un récit original et qui n’a plus rien à voir avec ce à quoi se réfèrent encore les fondateurs du roman moderne. J’y vois la trace laissée par Duchamp et donc celle de Roussel. Un effort de poétisation qui n’a rien à voir avec les langueurs du roman lyrique espagnol (Miró par exemple). Une anthologie de l’humour noir traversera éternellement le temps tant que celui-ci existera.

Il y a eu une vraie cassure dans les années 60-70. Elle n’apparaît pas aussi nettement, aussi nécessairement qu’en 1910-20. Le changement est pourtant plus radical, l’époque plus dangereuse. D’où sans doute les "adaptations" du texte littéraire aux exigences éditoriales et ce style confessionnel ou parcellaire qui orne les plaidoiries de nos écrivains à la mode. Avec Duchamp et Picabia, avec Breton et Péret, les choses sont claires et clairement remise s à leur place. Aujourd’hui, la dispersion affecte la moindre tentative de distancer la conversation courante. Nous vivons un temps de "réaction" qui n’a rien à voir avec la théorie du profit.

L’entreprise de réduction au silence consiste maintenant à couper les langues. Mais ce texte existe, n’en doutons pas, héritier du roman et des vers qui continuent de le ronger quoiqu’en disent les donneurs de cette leçon qui prétend nous renseigner sur la manière de se présenter dans les locaux de l’éditeur. Leçon qui émane des éditeurs eux-mêmes et non pas du bon-sens que l’écrivain partage avec le monde à qui il adresse sa supplique.

Moralité : celui qui veut conserver une tradition devrait toujours s’appliquer d’abord à savoir en quoi elle consiste. Ezra Pound.

"The making of Americans" commence ainsi : Un jour, un homme furieux balança son père hors de la maison. Arrête ! cria le vieux. Arrête ! Moi je n’ai jamais balancé mon père plus loin que cet arbre !

Fable.


Extraits d’un essai sur Philip K. Dick
De "Livre des lectures documentées ou La nuit battue à mort"


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