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L’enfant d’Idumée - [in "Coq à l’âne Cocaïne"]
Chapitre VII - Les fruits amers de la passion

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 Article publié le 14 février 2016.

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Dans le journal de Bernard, il y avait la haine de Bernard, son désespoir, son silence, le peu d'amour qu'il consentait à donner sans espoir de retour, il y avait un Bernard lucide, clair dans l'expression de son angoisse clef, jusqu'à cette intransigeance qui est le fil d'Ariane de son hystérie quotidienne. On le voyait presque chaque jour à l'exercice de cette réduction du temps vécu, tentant cette apparition à l'aube, triste et dérisoire.

Le portrait peint par Richard a fait l'objet de la première partie de ce récit. Je n'ai pas relu cette chanson je n'en ai même pas retenu le refrain. Isabelle arrive en modèle. Qu'est-ce qu'un modèle au moment de regarder le reflet qu'il inspire et que rend possible un certain talent dans le maniement des lignes et des couleurs qui sont des aires tandis que les lignes nous ramènent toujours au plan-miroir ? Il fallait répondre à cette question.

Je n'ai pas peint le tableau. Richard l'a peint pour moi, c'est ce que je veux dire, et j'en parle. Parler, et ne rien écrire pourtant. C'est ce qui arrive aux sentiments, à cette littérature, au cœur.

Une troisième partie du récit pourrait s'aboucher avec le texte des lettres de Raoul, mais il ne s'agit plus d'Isabelle, c'est Raoul qui s'avoue vaincu par ses propres désirs, et Isabelle n'y retrouve pas sa féminité. Pourquoi ne pas écrire ces lettres ? Pourquoi ne pas en étirer le commentaire désespéré ? A la place, ou en attendant ce moment de rêve, il y avait, mais j'étais loin de l'écrire, le journal de Bernard, objet fini et bien fini, acceptable, communicable même. J'en rêvais aussi.

La nuit est arrivée en même temps que les premiers mots qui pouvaient être les miens. Le vent était tiède. Je l'entendais courir dans la hêtraie, remonter le pré fleuri de trèfles, secouer la palissade et les tuiles sur le toit de l'appentis. Je n'étais plus « là » pour vérifier le détail de cette sensation reconnue à partir du lit moite et défait où je ne rêve plus depuis une semaine. Mes cauchemars sont des cris maintenant. J'entends le cri et le cri me revient. Nudité malade.

Mais cette fois, au lieu du cri auquel je me suis habituée, j'ai entendu les craquements de la maison. Le vent était tombé. Le lit n'a pas bougé. Un carreau s'est fendu à la fenêtre. Quelque chose est tombé du ciel. L'air était rempli de cette dilatation lente. La terre ne tremblait pas encore. Je me réveillais pour assister à cette catastrophe. J'ai posé mes lèvres sur le carreau déchiré. Je regardais la nuit claire, cherchant l'oblique de la lune derrière les tilleuls. Je m'attendais à cette chute dans les entrailles de la terre. Une sensation tirée du sommeil, tension extrême de ma nudité. Je suis sortie.

Pieds nus dans l'herbe, corps facile parce que l'air est immobile, sensation d'un équilibre menacé par la disparition du vent que je m'attendais à rencontrer après la clôture, je descendis vers le puits qui tremblait doucement. Son couvercle de planches soulevé un peu, j'entendis le clapotement de l'eau troublé par la chute des pierres. La terre tremblait.

En bas, le pont craquait. Le ruissellement traversait ce silence maintenant. Plus loin, la rivière visible dans les feuillages et le mur impénétrable du bois de chênes, limite du monde. Le vent est revenu par petites touches à la surface de l'herbe. Dans la maison, rien n'avait changé, excepté le carreau fendu et l'extinction de la lumière sous le porche. J'allumais une bougie près du lit. Le journal de Bernard n'était qu'une feuille blanche posée sur la table. Je ne me souvenais plus des premiers mots. Mais étais-je capable de décrire fidèlement le portrait d'Isabelle ? Bernard exprimerait-il d'abord ses doutes sur l'utilité d'un journal intime ? Connaîtrait-il d'emblée les véritables raisons de cette œuvre de destruction de la réalité quotidienne ? Ou bien attendrais-je avec lui le moment d'une révélation qui servirait peut-être de conclusion ? Pas facile d'écrire le journal des autres. Mais il existe. Il ne reste plus qu'à l'écrire. Franchissement verbal. Le corps ne pèse pas. Surface nue.

La terre avait tremblé pour me réveiller de cet éloignement. Je me recouchai. Je soufflai la bougie, j'écoutai le vent approximatif dans ses tentatives de pénétrer mon imagination. D'abord, le vent. Bernard écrit le vent. Le vent existe. C'est une idée de l'existence que Bernard voudrait laisser au monde. Bernard parle du bonheur. Il efface le bonheur parce que le bonheur ne lui arrive pas. Il l'attendait d'Isabelle comme on attend l'enfant du corps d'une femme. Il l'a cherché peut-être avec une autre. Il ne veut pas évoquer ce souvenir dans les pages d'un journal intime que quelqu'un lira parce qu'il l'écrit. À la place du bonheur, c'est normal, le confort. L'idée que ce n'est pas fini. L'espoir. Donc l'angoisse. Et finalement, parce que c'est bien fini, le passage douloureux d'un sentiment de désespoir qui est à l'origine de ce désir d'écrire un journal parce que forcément quelqu'un le lira.

L'idée du journal est essentielle. L'idée que contient le journal n'est que le fruit amer de la passion. Bernard a longuement songé à ce titre avant d'ouvrir le cahier : les fruits amers de la passion. Maintenant, pense-t-il, il s'agit d'être vrai. J'ai quelque chose à illustrer. Cela commence par une liste. Puis un classement. Enfin une histoire. Je reconnais ce terrain. J'ai déjà écrit un roman. Il y a si longtemps. Mais puis-je écrire cela pour commencer ? Qui comprendrait d'emblée où je veux en venir. La mode est aux vertus pédagogiques du texte. Œuvre de charlatan. L'intellectuel français est mort parce qu'il n'est plus à la mode. Qui lira l'œuvre d'un impressionniste attardé ? Etc.

Bernard continue de penser. Il est l'auteur de son personnage depuis longtemps. Cet éloignement tempère cette distance, il l'a toujours mesurée avec les moyens de l'adolescent qui a surmonté les épreuves rituelles en remplacement d'autres études moins sommaires. Les amis ont manqué à cette traversée de la douleur. Des femmes l'ont accompagné. Le bonheur ne pouvait être que ce plaisir. Pourquoi ne pas avoir été jusqu'au bout de cette expérience glacée ?

Bernard a écrit ce roman, mais il ne l'a pas terminé. On ne termine pas le malheur en épousant une femme. C'est pourtant ce qui est arrivé. Cela, pense Bernard en griffonnant sur le bord de la page, tout le monde peut le comprendre. Ce n'est pas difficile de s'imaginer ce qui m'est arrivé. Mais puis-je imaginer moi-même que ça arrive à tout le monde ? Je voulais simplement faire la liste des mensonges d'Isabelle. Une idée cruelle. Simple et je la voulais efficace. Désir de déchiffrement que je ne m'explique pas autrement que par la révolte que cette femme m'inspire. Le texte serait un savant mélange, au jour le jour, des souvenirs que je conserve de cette habitude du mensonge et de leur relation quotidienne pénétrant petit à petit ce futur qui deviendra le nôtre si rien n'arrive. Mais le journal n'arrive pas. Voilà ce qui m'arrive.

Et j'imaginais Bernard penché sous la lampe verte croyant fermement au sommeil d'Isabelle que rien n'agitait. Il se mit à décrire mentalement cette respiration d'automate. Il n'était plus dans le journal. C'était pourtant un projet précis. Facile à entreprendre compte tenu de sa régularité d'horloge et du peu de temps à consacrer à l'étude de l'hypocrisie d'Isabelle. Mais sans Isabelle, pouvait-il aller plus loin que l'intention ? J'avais presque oublié le tremblement de terre.

La lumière revint. La fente du carreau m'obséda. La lumière y prenait forme. Le journal de Bernard en parlait. Il avait besoin de cet objet, non pas le carreau brisé, mais la géométrie de la cassure qui parlait de la terre en mouvement. Le fait est que la terre a tremblé, pense Bernard, et cette fente inexplicable est un commentaire hasardeux. Ou bien je suis le personnage étranger à la chambre, qui voit la brèche vitreuse et trouve son commentaire dans un évènement qui n'a jamais lieu, mais que rien ne l'empêche d'imaginer. Isabelle a-t-elle menti cette après-midi quand elle a prétexté une migraine pour ne pas répondre aux coups frappés sur la porte ?

C'était Richard. Si elle lui avait ouvert, elle aurait inventé un autre mensonge, par exemple cet étonnement ridicule qu'elle affecte de mal supporter chaque fois que Richard croise notre chemin. Mais elle est couchée avec la migraine, c'est à dire seule, mensonge parfait.

Richard ne s'attendait pas à une explication. Il s'attendait plutôt à ne pas me trouver chez moi à cette heure de la journée. Mais c'est justement moi qu'il voulait voir. Il n'entre pas. Il n'a pas le temps. Oui, Raoul veut bien me vendre le portrait d'Isabelle. Ce qui ne résout pas le mécontentement ou la déception d'Isabelle. Il penche pour la déception. C'est un artiste. Et puis il n'a pas le goût de la contradiction.

— Isabelle est libre de penser ce qu'elle veut d'un portrait qui peut être celui de n'importe quelle femme, déclare-t-il. Il n'y a pas de femme dans ma vie, dit-il encore mais le soupir d'Isabelle en dit long sur cette déclaration d'indépendance.

Elle soupire dans le lit, derrière la porte, et Richard croit à ce mensonge parce qu'il vient de mentir. Je demande le prix du tableau. Il n'en sait rien. Raoul m'attend ce soir à la galerie. Bon début pour un journal. En refermant la porte sur Richard, je me suis promis d'écrire ce soir, une fois le portrait acheté. Une surprise pour Isabelle. Un mauvais coup du sort. Ma perversité relative lui apparaît maintenant plus clairement. Je suis jaloux de mon intérieur. Elle n'est pour rien dans l'agencement des objets qui peuplent notre patrimoine. Elle n'achète que les parfums. Je les connais tous. Femme imprévisible au moment d'en respirer les artifices. Richard s'y égare. Il a toujours l'impression de changer de monde quand il entre en elle. Il change aussi, il se change en victime du changement, mais il se retrouve toujours parce que j'existe aussi pour elle. Il s'est étonné de ne pas avoir été invité à entrer. Raoul en rit méchamment.

— Je vous assure que c'est arrivé, me dit-il.

Il avait besoin d'une confidente. J'étais toute trouvée. A l'heure de vous satisfaire, mon cher Bernard. Et de ne pas décevoir votre épouse dont je veux faire une amie, c'est décidé. Je lui écrirai. Et moi, pense Bernard, je lirai la lettre.

 

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