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 Article publié le 17 décembre 2012.

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« ... consommée par une partie restreinte de la société, elle ne porte pas une universalité, mais seulement une expérience et un divertissement. » Roland Barthes.

Si d’aventure l’accès à la littérature devenait universel, si, en d’autres termes, tout le monde se piquait de littérature au sens le plus large du terme, elle ne serait encore qu’un petit dieu obscur perdu dans le panthéon des idoles modernes qui ont la vie belle, le vent en poupe et assez de ressources - puisées dans l’insondable curiosité humaine lorsqu’elle flirte avec sa complice de toujours, la bêtise - pour donner l’illusion consolante que quelque chose encore reste à découvrir dans ce magma des pratiques humaines que les professionnels de la communication relatent et ressassent pour nous.

C’est que la littérature n’est qu’une expérience humaine parmi d’autres, et non des moindres, mais une expérience, rien qu’une expérience qui divertit, distrait, au mieux donne à s’émouvoir et à réfléchir.

Voilà, en somme, ce que nous dit Roland Barthes.

Il va de soi que dans ces conditions le roman, qui prend pour toile de fond le monde moderne dans un de ses multiples aspects nationaux ou internationaux, a les faveurs de la critique, comme si la fonction du roman était désormais de nous éclairer sur le monde dans lequel nous vivons et dont nous ne savons presque rien, limités que nous sommes dans nos déplacements, notre capacité à nous confronter réellement à l’étrange et à l’étranger, si avides de nouveau, d’inédit, d’insolite et d’inouï que nous soyons par ailleurs.

En somme, ces œuvres confortables nous livrent des clés de compréhension et nous abreuvent d’images grâce auxquelles nous nous faisons une idée de ce qui se trame dans le monde à notre insu, voire à notre corps défendant, si d’aventure nous n’adhérons pas à ce qui se présente comme un pur donné à accepter comme notre fatalité - la marche de l’histoire ! - et comme le sens du monde, monde en expansion constante et sens en expansion continue.

Nous nous faisons ainsi doucement à l’idée que le vaste monde abrite des expériences inédites, intéressantes qu’il est bon de connaître pour ne pas rester entre nous, mais nous ouvrir à une possible altérité porteuse de sens, de tragique et de joie.

Ceci pour le meilleur de ce qui se donne à lire dans ce genre bien circonscrit.

Le roman a ceci de beau qu’il est aisément traduisible, transmissible.

Rien à voir avec la poésie qui s’immerge dans les possibles d’une langue unique et chérie et chèrement acquise. 

Je distinguerais volontiers deux types d’œuvres : celles qui nous plongent dans le mystère d’exister et celles qui ont pour ambition de nous raconter de belles histoires envoûtantes.

Le mystère de vivre - la solitude partagée de l’être en commun - , je l’éprouve à la lecture des récits de Blanchot.

Le monde n’y est pas convoqué, mais l’humain. C’est ainsi que L’arrêt de mort et Au moment voulu, pour ne citer qu’eux, contiennent des allusions limpides à des faits historiques de première importance : les accords de Munich pour L’arrêt de mort, la synagogue brûlée dans Au moment voulu.

L’histoire n’est donc nullement évacuée, mais elle ne fournit pas la matière première de ces récits qui ne prétendent pas rendre compte pour autant d’une expérience universelle, encore moins intemporelle.

Il fut un temps lointain où l’écrivain, le poète, l’aède - peu importe le nom, historiquement déterminé, qui désigne celui ou celle qui place sa foi dans le langage - s’imaginaient vivre dans un monde stable appelé à durer, un monde pérenne certes découpé en âges, mais clos sur lui-même, stable et fécond dans le même temps, le temps du ressassement et de la gloire échue aux meilleurs des humains.

Depuis que l’histoire a fait son entrée dans la mauvaise conscience humaine, depuis que l’on découpe le temps historique en époques, le roman historique est la voie royale, que celui-ci s’affiche comme explicitement historique ou qu’il se consacre à l’évocation d’un aspect du monde contemporain.

Les récits de Blanchot ne sont eux ni anti-historiques ni historisants.

L’attention portée par l’auteur à tous les soubresauts du siècle dans lequel il a vécu et dont témoignent autant ses écrits littéraires que ses écrits et ses engagements politiques donne à penser en toute légitimité que l’expérience proposée dans ses livres singuliers ne vise pas l’intemporel et l’universel naïf, mais l’humain ici et maintenant, et qui, lui, tout historique qu’il soit, affirme l’étrangeté de vivre, le mystère réitéré du vivre ensemble, soit le problème politique et le problème éthique intimement liés, alors que ces deux problématiques sont allégrement dissociés dans le roman historique, en ce sens que la morale de l’histoire plane au-dessus des faits rapportés comme sa mauvaise conscience.

Le roman historique n’est qu’en apparence amoral : ce sont les faits qu’ils rapportent froidement, mais avec un luxe de détails, qui sont hors cadre moral, tandis que l’auteur fait planer au-dessus des mares de sang, des ruisseaux de merde et des mers de larmes qu’il évoque à l’envi une morale toute faite, d’essence chrétienne ou d’obédience laïque, peu importe.

Le roman historique est gorgé de moraline. Il agit comme un stupéfiant : le monde, si laid soit-il, si intriguant, si inquiétant, se ramène à quelques ressorts psychologique bien connus : la cupidité, l’ambition démesurée, le goût du pouvoir.

Ressorts puissants assurément, et qui existent bel et bien, mais qui n’épuisent pas, tant s’en faut, ce que je persiste à appeler la condition humaine.

La grâce poétique de certains récits offrent heureusement à vivre une plongée dans la langue en nous confrontant à cette même condition humaine.

Dans l’espace raréfié qu’ils ordonnent, l’histoire n’est ni évacuée ni sur-valorisée. Elle agit constamment dans nos moindres faits et gestes à la manière de signes, mais ouvert sur l’infini de la signification, au lieu de se borner à relater plus ou moins habilement des faits bruts enrobés de moraline.

La fascination exercée par les faits bruts, les décisions et les actions qui font et défont notre monde est battue en brèche et, chose non moins importante, la morale idéaliste est évacuée, au profit d’un regard impitoyable porté sur le monde que nous contribuons tous à façonner jour après jour.

Les hommes ne font pas l’histoire, l’histoire ne fait pas les hommes : le récit dépasse cette contradiction motrice en se situant en-deçà de cette dernière : quels que soient les événements, tragiques ou comiques, anecdotiques ou cruciaux, triviaux ou exceptionnels, ils ne sont que des événements qui jettent un voile sur la condition humaine au moment-même où ils la révèlent.

Cette machine à éclipse qu’est l’histoire, cette façon qu’elle a de dévoiler le voilé en le voilant : voilà ce que le récit met en récit, en mettant l’accent sur le sens à donner à toute cette agitation, qu’on la juge de prime abord vaine ou austère, chargée de signification ou foncièrement absurde, posture de jugement que le récit invite à négliger souverainement.

La poésie, elle, nous affronte à la condition humaine de manière plus directe, plus rude, plus condensée aussi. Elle nous plonge à cœur perdu dans une langue singulière, dans l’espace pluriel de laquelle ce qui est, devenant l’expérience, c’est-à-dire la traversée et la sortie hors des périls, se dit et se redit, en vouant qui le dit aussi bien que son Dit à l’exil qui n’est ni l’insularité heureuse du repu à l’horizon borné par sa fortune ni l’amère souffrance de qui a perdu au sein de l’être toujours singulier la commune mesure qui se cherche dans le Dire.

A l’exil impératif, on peut préférer les faveurs d’une muse moins sévère. Ce n’est pas qu’une affaire de goût.

Pour ma part, les récits de Blanchot, ses dernières œuvres fragmentaires, tout ce qu’a écrit Georges Bataille ainsi que la vive poésie de quelques-uns me satisfont amplement, tout en m’inclinant à ne pas m’y arrêter, mais à poursuivre l’effort entrepris.

Qu’on lise par exemple Echelles d’Alain Wexler, Saline de Cathy Garcia ou bien, loin de notre monde, Celle qui mangeait le riz froid de Moon Chung-hee, toutes œuvres pleines de cette vie plurielle qui donne à penser.

La littérature que j’aime est peut-être moribonde - quel auteur connu et en vue explore la condition humaine avec autant d’acharnement que le firent Blanchot et Bataille ? - elle n’est peut-être qu’un divertissement appelé à disparaître sous la faconde narrative de nos auteurs actuels, fascinés par l’élasticité et la plasticité d’anecdotes qu’ils montent en épingle pour satisfaire la curiosité omnivore de notre époque lasse d’elle-même, tellement lasse qu’elle en délaisse le suc nourricier et la profonde énigme qui gisent au plus près.

Il reste que des œuvres demeurent. Elles nous attendent.

Jean-Michel Guyot

13 décembre 2012

 

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