Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Forum] [Contact e-mail]
Navigation
Les textes publiés dans les Goruriennes sont souvent extraits des livres du catalogue : brochés et ebooks chez Amazon.fr + Lecture intégrale en ligne gratuite sur le site www.patrickcintas.fr
Le paillasse de la Saint-Jean - [in "Cicada’s fictions"]
Chapitre premier

[E-mail]
 Article publié le 1er juillet 2013.

oOo

La maison avait eu des locataires pendant tout ce temps, mais depuis deux ans, personne ne l’habitait plus et je me surprenais trop souvent à la regarder depuis ce banc de la place où nous avons coutume de bavarder après le déjeuner et le soir en été. Je ne me souviens pas d’avoir jamais emprunté cette rue depuis que c’est une rue, la seule du village qui ait un nom. Depuis, on a construit une autre maison et planté les arbres de l’allée centrale réservée à des piétons d’un autre monde.

Le bassin est vide. La pierre s’est fendue à cause de la gelée qui a dilaté le tuyau qui la traverse jusqu’à une gueule qui n’inspire personne. Que raconterait-on à son sujet si l’on était instruit de sa provenance ? Nous fumons du tabac dans des pipes neuves depuis que nous fumons. Le dernier locataire a emporté la lampe du porche d’entrée. On ne revoit jamais les locataires. Ce sont ses amis. Ils ne restent pas longtemps. Ils sont aimables et discrets. Leurs femmes nous inspirent des aventures, mais on n’en parle pas. Il m’est arrivé deux ou trois discussions avec le premier locataire, à cause du jardin et de la piscine qui est toujours en chantier. Puis, plus rien à dire. Un autre locataire a détruit une partie du mur d’enceinte, qui est fait de belles pierres taillées. J’aime ces biseaux, la lumière des méplats au lever du soleil et le désordre de la broussaille là où le mur s’est écroulé. Le locataire suivant n’a pas touché à la piscine ni aux pierres démontées. Peut-être a-t-il percé cette fenêtre du côté de la rivière.

Vue du pont, la maison ressemble à une tour carrée parce que les frênes en masquent l’essentiel. On ne s’arrête pas. Le chemin débouche sur la rue. Je ne vais pas plus loin que le moulin. Et je reviens par la rive, jusqu’au vieux pont qui est de pierre et qui a toujours existé. La voiture était arrêtée sous les platanes. La grille était entrouverte. On entendait les pas dans l’allée, puis derrière la maison, sous les arbres. Mais personne n’ouvrait la porte. On s’attendait à un coup d’épaule dans ce bois vermoulu. Les locataires ne s’y prenaient jamais autrement. On entendait les volets, les fenêtres, les portes, les anneaux, un robinet. Et puis tout recommençait. Cette attente qui n’est pas la nôtre, la conversation nourrie seulement de ce passé, le silence qui détruit encore les mêmes mots, et l’attente qui nous est destinée parce que rien n’arrive plus.

La grille émit un son plaintif. Il la refermait. Il s’en allait. Je jetai un coup d’œil par-dessus l’épaule de mon voisin. Sa pipe martelait l’accoudoir de pierre. L’odeur du chèvrefeuille m’étourdit. J’habite dans cette rue étroite. La forge s’est écroulée depuis longtemps et le four est béant. C’est ce que je vois en passant, sans compter l’effondrement d’une toiture qui a endommagé la façade de ma maison. Les poutres ont égratigné le crépi jusqu’à la pierre. Un volet est oblique. La fontaine n’est plus visible. Des gouttes d’eau en trahissent la présence sous les gravats. Il y avait si longtemps que je n’y avais bu. On ne se souvient pas de ces moments. On est simplement certain de les avoir vécus. Ce qui est sans doute vrai. Pourquoi ne pas le raconter ? Mais nous ne sommes même pas des stylistes. Ni critiques de notre lente disparition. Je n’ai pas vécu au village à l’âge d’homme. J’y revis mon enfance. Il n’y a pas d’autre temps à perdre. Au-dessus de nos têtes, les oiseaux se chamaillent les mûres.

Le jeune homme s’approche et d’abord sa voix me déroute. Il pose un pied sur le banc et continue de parler. Il a chaud. Il se demande où il va coucher. La maison n’est pas habitable. Il a rendez-vous avec une femme du village qui a déjà exprimé son refus de faire le ménage avant la nuit. Il la convaincra peut-être. Dans ce cas, il n’aura plus de souci à se faire pour passer la nuit. Sinon, il devra s’éloigner sensiblement du village pour trouver un hôtel. Nous avons tous des chambres vides, mais elles sont inhabitables. Cette femme n’a rien voulu savoir. Que faut-il en penser ?

Le jeune homme nous tend la main et il serre les nôtres avant de s’en aller. Il revient devant la grille et regarde la maison à travers les barreaux. Il parle seul. Ne se décide pas. Il a rendez-vous avec la femme à trois heures.

— Une heure à tuer, dit-il. Je suis le secrétaire de monsieur Antoine Godard, dit-il en s’asseyant à peine sur la murette.

Nous n’avons pas frémi. En quoi consiste cette fonction subalterne auprès de celui qui n’a jamais répondu aux cartes de vœux que nous lui avons régulièrement adressées ? Le jeune homme agite un chapeau pour s’éventer. Je lui recommande d’éviter cette rue qui est la mienne. On peut bien s’y perdre. Le mieux est de revenir sur la route, de descendre jusqu’à la rivière puis de suivre le chemin. On ne tarde pas à apercevoir les premières maisons. Il faut les dépasser.

— La maison que vous recherchez a un toit d’ardoise, dis-je. Mais peut-être qu’elle ne sera pas là pour vous recevoir.

Le jeune homme regarde sa montre. Il a le temps. Il sait parler aux femmes. Nous rions. Il revient vers la voiture, monte dedans et descend une vitre qu’il remonte aussitôt. On voit mal son profil à travers le reflet de la clôture et du ciel blanc. Qu’est-ce qu’il espère de cette maison ? Si loin du premier hôtel. Combien de temps restera-t-il avec nous ? Peut-être épousera-t-il Agnès ! Pas avant qu’elle ait nettoyé la maison et qu’il y ait dormi. Agnès n’épouse plus personne depuis longtemps. Elle est venue récupérer les outils de la forge une semaine après son effondrement. Il avait plu entre-temps. Les gravats s’étaient cimentés et le bois des poutres était couvert de moisissure. Elle n’avait pas été plus loin que la cheminée qui a fini de s’écrouler l’année suivante, après les pluies d’été. De l’autre côté, elle aurait trouvé son bonheur. Mais son dernier amant n’avait pas exigé cette ferraille. Il n’en connaissait pas la valeur. Elle avait connu un artiste du fer, il n’y avait pas si longtemps. Il ne reviendrait pas et celui-ci, qui n’était plus un artiste, s’en irait un jour ou l’autre pour ne plus revenir.

Le jeune homme écoutait l’histoire d’Agnès, lorgnant son poignet entre les épisodes. Il souhaitait seulement la convaincre. Il lui suffirait de nettoyer une chambre. Il n’espérait rien de la salle de bain. Les ouvriers arriveraient en début de semaine prochaine. Agnès avait promis de les alimenter. Il n’avait plus rien à faire, sinon surveiller l’avancement des travaux et s’occuper un peu aussi de sa personne, si Agnès était encore une femme. Il n’aimait pas les femmes à hommes. C’étaient des concurrentes imprévisibles et peu charitables. Mais il n’y avait personne pour l’empêcher d’être lui-même. Pas même une femme de son âge. Et de sa condition. L’aboiement d’un chien étranger à ce monde nous réveilla d’un coup.

Dans la voiture, un autre chien, plus petit et plus distingué, répondit timidement à cette provocation bruyante. Le jeune homme retourna à la voiture et il approcha son visage d’un carreau. Il ne dit rien. Il regardait et il hochait la tête.

— Elle a soif, dit-il en revenant sur la place.

Il montra le bassin dans l’allée piétonnière. Antoine avait dessiné la rue et le bassin et sa fontaine. La rue était une impasse, c’est à dire qu’elle ne s’achevait pas. La chaussée disparaissait sous l’herbe d’un pré. La clôture étincelait. L’autre maison était fermée, mais entretenue tous les ans au début du printemps. Le jardin était en fleurs. Un grand châtaignier ombrageait la cour. La main sur la porte était animée de lueurs et autres réverbérations. L’heure ne passait pas selon le souhait du jeune homme. Il avait forcé la serrure parce que la clé s’y était coincée. Il avait trouvé ce pied de biche. La maison avait été visitée. Ce pouvait être n’importe qui. Je ne lui avouais pas mon désir d’y entrer moi aussi par effraction. Un enfant avait achevé un piano à queue. C’était un braconnier. Fils de braconnier. Un âne avait même traversé la maison de part en part parce qu’on le poursuivait. Le lendemain d’un tremblement de terre, j’étais allé inspecter les façades à la demande des autorités et j’avais rédigé un rapport qui n’avait pas été commenté. Le jeune homme sourit.

Son enfance avait quelque chose à voir avec une maison, mais il ne se souvenait pas de l’avoir habitée. Il trouva ma rue humide et triste. Nous n’allâmes pas plus loin que la forge. Il s’aventura dans le désordre des tuiles pour en ramener une chute d’acier inoxydable. Elle était étrangement ronde et polie. Et pas une trace de rouille. En cherchant encore, il trouva son pendant. Elles se compénétraient parfaitement. C’était peut-être un casse-tête. Mais il ne trouva plus rien. Il avait bien le temps de chercher.

— Tout le monde perd son temps d’une manière ou d’une autre.

Je garantissais bruyamment la pureté des lieux. Seule Agnès y avait pénétré. Et elle n’en avait rien ramené de semblable. Je ne me souvenais pas de ces objets, mais je pouvais affirmer qu’ils n’avaient rien à voir avec ce début de casse-tête dont j’avais peut-être entendu parler. Comment évoquer cette enfance en présence d’un étranger qui prétend s’installer parmi nous sans nous déranger ? Il alla calmer la chienne plusieurs fois, mais sans lui parler, simplement en la regardant à travers le carreau. Mais le chien se plaisait à ce jeu. Le jeune homme lui lança une pierre que la bête mordit furieusement. Une autre pierre amocha son œil droit. Il détala en hurlant. Pendant ce temps, la chienne s’était tue. Il s’approcha du carreau. Il ne dit toujours rien. Le carreau descendit. Il y avait donc quelqu’un dans la voiture.

C’était peut-être Antoine. On parlait de sa libération depuis quelque temps. On évoquait sa bonne conduite en se demandant en quoi elle avait pu consister pour influer si favorablement sur son destin de prisonnier. Qui donc chercherait à se cacher de nous, sinon Antoine qui n’aimait surprendre personne ? Le jeune homme parlait. Le chien explorait la rue qu’il avait arpentée entre la place et la voiture. Il n’y avait plus de locataire depuis deux ans. Le dernier locataire était parti comme un voleur. C’était un ami d’Antoine. C’étaient tous des amis d’Antoine. Ce jeune homme était un ami d’Antoine et Antoine était assis dans la voiture depuis des heures en attendant le bon vouloir d’Agnès qui aimait se faire tirer les oreilles avant de se donner corps et âme. — C’était une amie d’Antoine. Ce qui expliquait son refus. Le jeune homme n’avait pas parlé d’Antoine. Il avait seulement évoqué les caprices d’Agnès. Qu’en savait-il si Antoine ne lui avait rien dit ? Nous guettions son attente.

Je lui montrai en passant la carcasse rouillée de la voiture. Les enfants n’y jouaient plus. Il n’y a plus d’enfants. L’heure avait passé en conversation. Agnès n’était pas venue. Elle ne viendrait pas. Elle n’était d’ailleurs peut-être pas chez elle. Il ne voulait pas s’arrêter sur le pont ni surtout s’approcher de l’endroit où le tablier s’ouvrait sur une végétation rouge. Il me trouvait bavard et inutile. Il ne voyait pas le moulin. On lui avait parlé d’un moulin. Il ne reconnut pas la turbine couchée comme un mort aux pieds des peupliers. Nous atteignîmes la première maison. Le chien nous accueillit sans franchir la grille. Je ne craignais plus depuis longtemps ces avertissements jaloux. Le jeune homme fit un écart, mais le chemin est étroit, et la rivière profonde, eaux noires, reflets de ciel qu’on ne voit plus en levant la tête. Une femme nous apostropha. De sa porte, elle toisa l’étranger. Il filait sur la rive entre les fougères, le chapeau à la main. Il ne m’attendait plus. Je n’avais moi-même pas le temps de m’expliquer.

Je le suivis en longeant la clôture de l’autre côté du chemin qu’il arpentait en connaisseur. Nous passâmes sous les saules. J’y dénichais des oiseaux.

— Regardez, dit-il, la voie de chemin de fer.

Il avait l’air heureux de se rendre compte de son existence. Le tunnel était fermé par une palissade de bois. Je descendais dans le puits. Le minerai arrivait par là. Il me montra la roche grise. Le chemin la contournait. Cet effritement lent me désespère. Il y a quelque chose de plus durable que la vie. Sous les mûriers, nous parlons d’autre chose. Nous ne prononçons jamais le mot : nostalgie. Mais nous démontons tous les jours les mécanismes les plus complexes. C’était plus simple, finit-on par avouer. Mais personne n’y a trouvé le bonheur. Nous nous promenons rarement. Il nous arrive de suivre les femmes. Elles nous enterrent lentement. Mais nous préférons le trajet de la maison aux platanes. Les pucerons nous agacent. Il y a toujours quelque chose à dire. Après les saules, la lumière est instable, fragile, avec un air d’irréalité qui me donne des angoisses. Le chemin devient pierreux.

La clôture a disparu dans la broussaille. Même les bêtes ne viennent plus dans ces parages. J’ai habité cette maison. Là, cette chambre. Cette fenêtre. J’y cochais des retrouvailles. Plus loin, le bois de cerisiers et les chevaux amers. Un pré oblique et blanc. Avant l’horizon, l’infini d’un bois de châtaigniers en fleurs. Il ne pleuvra pas cette année. Le jeune homme traverse un roncier suspendu dans les branches d’un frêne. Il a vu la maison. Il ne la voit plus. Une épine a raturé sa joue. Il ne le sait pas. Nous descendons le chemin. La maison s’ouvre sur une marquise. Le chien est curieux. Agnès surprise et peu encline à la conversation.

On entre. Elle pose les deux verres sur la table. Le vin est dans une cruche. Elle reviendra quand elle aura fini d’étendre le linge.

— Il faut attendre, dis-je, j’ai le temps. Je ne mange pas avant six heures. Nous veillerons, ce soir. Agnès sera gaie.

Elle disait qu’elle avait peur de la maison. Elle n’y avait pas connu que l’amour. Antoine avait-il beaucoup vieilli ? Il ne s’agissait peut-être pas de lui. Nous n’avions même pas vu le petit chien. La voiture était luxueuse. Je n’en avais jamais vue de pareille. Agnès revint au bout d’une demi-heure que le jeune homme avait désespérément mesurée sur le cadran de sa montre. Elle jeta la corbeille vide sur le potager. Elle pouvait boire dans mon verre. Le jeune homme n’avait pas touché au sien. Vin immobile maintenant que j’y pense. Agnès parlait des pêcheurs du dimanche. Elle cuisinait pour eux. Elle se mit à renifler bruyamment pour exagérer l’odeur de friture qui s’accrochait à ses rideaux.

Le dimanche, elle était sur le pont et elle le hélait sans vergogne. La poêle était sur le feu et la table mise. Il lui faisait signe de parler plus bas pour ne pas effrayer les poissons qu’elle nourrissait toute la semaine avec les restes dont le cochon ne voulait pas. Elle se leva pour examiner un plumeau rachitique. Le jeune homme trempa ses lèvres dans le vin en signe de bonheur, mais pas plus, avoua-t-il, parce que le vin de la campagne lui donnait des vertiges. Elle pouvait comprendre ce qui lui arrivait. Mais elle n’irait pas nettoyer la maison Godard aujourd’hui. Ni demain. Elle avait de l’occupation et peu de temps à perdre. Il pouvait coucher avec elle s’il le voulait. Elle accepterait le chien. Il faudrait faire le tour par le Cazal pour pouvoir garer la voiture dans la cour ou derrière la grange qui est un endroit d’ombre et d’humidité particulièrement agréable en été. Je secouai la tête.

Le jeune homme ne voulait plus sourire, mais il s’efforçait de rester aimable. Il ne pouvait pas parler d’Antoine si Antoine avait décidé de ne pas faire parler de lui. Il n’était pas sorti de la voiture. Il ne nous aimait pas. Je ne l’ai jamais entendu parler de nous sans ce tremblement de la voix qui trahissait une colère secrète. La prison n’a rien changé. Sinon que nous avons eu des enfants. Mais les enfants n’ont rien changé. Et Antoine revient, non pas parmi nous, mais dans la maison qu’il n’aurait jamais dû quitter. La bouteille est vide. Agnès se met à pédaler sur son vélomoteur qui pétarade lamentablement. Elle arrivera chez Antoine bien avant nous. Le jeune homme n’y voit pas d’inconvénient, pourvu qu’il puisse passer la nuit dans la maison. Il mangera au café. Le caniche est blanc comme neige. On le voit gambader dans les herbes folles du jardin. Il s’arrête au bord de la piscine inachevée, mais ne va pas plus loin. Je ris parce que le moteur ne veut pas démarrer. La béquille s’enfonce dans la terre battue. Les noirs mollets d’Agnès se gonflent. Le jeune homme admire le coup de rein. Elle ira à pied.

— C’est l’essence.

Je lui parle du caniche. Je ne sais plus si c’est un caniche. Il aura peur dans la rue. Il reconnaîtra le jardin à l’odeur de la verveine. Le vélomoteur au milieu de la cour. Encore fumant. Et Agnès qui peste en chargeant les bras du jeune homme. J’ouvre le chemin. Le dimanche, le pont, Agnès, les déchets dans des seaux de fer, la tête des poissons à la surface de l’eau tranquille dans ce méandre avec le pont en diagonale et le rire des enfants. Agnès ne parle pas. Elle aime ce silence jusqu’à la douleur. Le jeune homme trébuche sur les pierres. La nature ne l’inspire pas, avoue-t-il. Une digitale visitée par des abeilles. L’eau presque immobile. Des branches qui pourrissent. Nous passons derrière l’église. La pente est rude. Le seau bat les fesses du jeune homme. Derrière lui, Agnès ronfle. Elle s’est décoiffée et elle essuie son visage avec ce foulard. Je suis arrivé à l’angle du presbytère.

Antoine est debout sous les mûriers, avec le caniche dans ses bras, comme un enfant. Personne ne le regarde. Il ne parle pas. Il nous a vus. Le jeune homme s’écorche les mains dans le mur oblique. Agnès atteint le parvis en haletant. Elle reconnaît Antoine, mais ne dit rien. Je marche devant. Arrivé à la hauteur d’Antoine, je demande des nouvelles de Constance. Il y a des années que nous n’en avons plus. Antoine ne répond pas. Il ne m’a pas vue. Il est en train d’embrasser Agnès. Elle pleure. Le jeune homme a renversé sa charge dans le fossé. Il n’en peut plus. Sa langue est violette. L’œil noir. Il tord les lèvres dans le sens d’une douleur secrète. Agnès vient de dire que sa maison est ouverte.

Toutes nos maisons sont ouvertes. Mais nos chambres sont dérisoires. On n’y reçoit personne depuis longtemps. Les enfants y sont nés. Plus rien, depuis. On regarde le jeune homme au volant de la voiture qu’il manœuvre lentement dans l’allée. Il n’atteindra pas le garage dont le seuil est envahi par un roncier. Il revient à la porte et examine les charnières.

— Le piano est saccagé, dit-il.

Antoine dit :

— Ah bon ?

Je suis entré moi aussi. J’aime l’odeur. La poussière est noire. Les meubles sont renversés. Les tableaux décrochés. Les tiroirs ouverts. On a même pensé à crever le matelas. L’argent d’Antoine. Personne ne l’a trouvé. Pas même Constance qui ne s’occupe plus de la maison depuis qu’on n’entend plus parler d’elle. Une jambe du piano est brisée. De l’eau ruisselle dans le couloir, triste et noire. Le tapis de l’escalier roule doucement. Agnès ouvre les fenêtres. J’actionne un robinet. Je mesure une brèche. Je ne me souviens pas de tous les détails. La terre avait tremblé pendant dix huit secondes. Le rapport était long et précis. Je me souviens de cette recherche, peut-être même du vocabulaire. J’analysais des sensations en même temps. Le lendemain, il y eut une secousse de quatre secondes. Puis, plus rien. Malgré l’attente. Agnès avait eu une hallucination sans rapport avec la terre. Elle détestait ce pouvoir de l’attente sur ses nerfs. Je refermai le robinet qui n’avait pas bronché. Personne n’avait parlé de la harpe ditale, ni du cistre, ni de la musette dont la peau était mangée.

Antoine se plaignait doucement. La table d’harmonie était fendue. Une corde continuait de vibrer. Agnès était dans la chambre. Je bricolais le robinet qui laissa échapper un sifflement poussiéreux. Antoine retrouva la vanne maîtresse dans le fond du bassin. L’eau glouglouta longuement. Agnès attendait. Elle sentait la térébenthine. Elle n’avait pas l’air heureux, mais elle s’efforçait de le paraître.

Dans le jardin, le jeune homme jouait avec le chien. L’autre chien, patibulaire, était revenu dans la rue. Il mordait rageusement toutes les pierres que le jeune homme lui lançait. Agnès riait tandis qu’Antoine manipulait les chevilles du sommier. Le robinet fuyait maintenant. Nous fîmes tous silence pour mesurer le goutte à goutte dans l’évier. Puis Antoine joua les première notes sur le clavier.

Les échappements cliquetaient. Comme je tenais le cistre contre mon ventre, la mélodie se renouvelait en moi, perfide et contagieuse. J’avais tellement aimé ces vernis, ces assemblages, ces tensions à la limite du son recherché. Les yeux d’Antoine exploraient mon rictus. Le cistre entrait en moi comme cela s’était toujours passé. Musique de chambre. Agnès s’était assise dans l’escalier. Elle aimait la musique qu’elle préférait à la littérature et aux arts. Le jeune homme la taquinait. Il était assis à cheval sur le rebord de la fenêtre, à contre jour, et elle clignait des yeux en répondant vertement à ses provocations. Antoine déchiffra un vers gravé sur la tablette du clavier. Mais il ne la traduisit pas, nous laissant dans l’attente. Le chien le suivit en sautillant dans la cour. Agnès remonta avec le seau. J’avais trouvé la fuite, entre la cuisine et le cellier. Le jeune homme gratta le joint entre deux carreaux. Je n’étais pas venue pour travailler. Le ciment était gorgé d’eau. Il céda facilement. Nous n’eûmes même pas à briser un seul carreau. Je les alignai dans l’ordre sur le potager. Le jeune homme fouillait dans la terre maintenant. Il dénuda le tuyau. La fuite était infime, au niveau d’une soudure.

 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Servez-vous de la barre d'outils ci-dessous pour la mise en forme.

Ajouter un document

 

www.patrickcintas.fr

Nouveau - La Trilogie de l'Oge - in progress >>

 

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2024 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -