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Musiques de Pascal Leray
Machina Mundi - Sans marteau et sans maître

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 Article publié le 23 juin 2013.

oOo

On peut considérer le monde d’aujourd’hui sous plusieurs angles : celui de la colère, celui de la rancœur, celui du désespoir... J’en passe. Qu’on me permette simplement de laisser de côté toute forme d’optimisme. Mon optimisme est une pierre secrète que je ne cèderai qu’à très bas prix, vraisemblablement au bénéfice de quelqu’un que je ne connaitrai jamais et qui n’entendra pas plus parler de moi.

C’est ainsi. Et c’est très bien ainsi.

Entretemps je regarderai les choses s’effondrer. Avec le temps, je m’endurcirai. Ce que j’aimais, je le verrai se noyer avec le fatalisme de celui qui, regardant un film d’horreur, sait que les personnages les plus sympathiques mourront dans d’atroces conditions. Pourvu que l’histoire tienne la route. Pourvu que l’équilibre entre les scènes gore, la narration aventurière et les dialogues nécessairement minimalistes soit aussi juste que possible, il accepte le contrat qui est de voir mourir ce qu’il aimait.

C’est un peu notre lot à tous. Mais le film n’a pas toujours les qualités qui permettraient qu’on accepte le deal.

Pour qui s’intéresse aux choses de la culture, le suspense a quelque chose de commun avec le déroulement fatal de ces vieux films d’épouvante qui nous émeuvent tant. Ce n’est pas une question de décadence : le règne de la médiocrité n’est pas plus exorbitant qu’il ne l’était à l’époque classique, réellement. Il suffit, pour s’en convaincre, de suivre les aventures de Descartes ou de Racine. Plus près de nous, sourire à l’exclusion de deux poètes du Parnasse contemporain à l’orée des année 1850... Mallarmé et Verlaine, un choix de connaisseurs s’il en est. Donc, le crétinisme contemporain ne devrait pas nous affecter outre mesure. Nous voyons bien qu’il est un fonctionnement normal de la culture de même que, dans le monde du langage, le malentendu est certainement la condition sine qua non de la compréhension. Nul doute qu’il faille faire avec ça, avec toutes les manifestations de ça, quitte à voir les camarades tomber au champ d’honneur comme si la culture, ce qu’elle comporte de précieux et qui ne peut être qu’intime, c’était un remake de Verdun, en mode symbolique bien sûr.

Mais le symbole est une réalité fantomatique et on le sait, ce sont les fantômes qui ont l’existence la plus vive, de nos jours.

Le hic, c’est sans doute que cette chose qui nous paraît si rare et si précieuse – elle l’est réellement – est profondément embourbée à l’heure qu’il est. Et ce, à un point qui me fascine ; Prenons le cas de la musique, parce que j’ai assez parlé de poésie dans les colonnes du Chasseur abstrait et qu’il n’y a plus grand-chose à faire de ça a priori, si ce n’est se tourner vers les domaines étrangers en espérant que les prochains poètes de ce pays n’aient pas à se frotter aux forteresses inutiles de la « poésie contemporaine » qui s’asphyxie lentement dans ce qu’elle rend, à la manière de Bon Scott mais sans l’énergie vitale et souveraine du défunt chanteur d’AC/DC.

 Non. Cette fois-ci je vous propose de rester dans le périmètre du « contemporain » (puisqu’en principe, nous y sommes) mais pour nous consacrer à la musique, dont la situation est quelque peu différente de celle des arts du langage articulé, de ce que le sémioticien russe Youri Lotman appelait le « texte artistique » .

Parler de musique contemporaine, c’est aborder un sujet grave. La poésie remplit un espace insignifiant. La somme des subventions qui s’évaporent en elle peut apparaître problématique en fonction du service rendu mais elle rend surtout compte d’une non-économie. La musique nécessite d’autres moyens. L’enjeu apparaît donc bien plus complexe.

C’est pourquoi la polémique en ce domaine est si différemment structurée de celle qui existe dans le monde des poètes, qui relève il faut bien le dire du bac à sable. Nos amis musiciens, quant à eux, sont plus proches de la guerre de position, même si le niveau du débat n’est pas nécessairement plus avancé. Les grands dialoguistes sont morts, paraît-il. Ceci explique sans doute cela.

La situation de la musique académique (appelons-la ainsi, car « orchestrale » serait réducteur » et « savante » l’installe dans un moule sociologique qu’il serait sain de briser, peut-être) a ceci de particulier que les grands musiciens d’aujourd’hui sont les héritiers de grands musiciens qui restent largement méconnus du public. On n’a pas tellement l’équivalent dans les autres disciplines. Peu de gens lisent Proust mais rares sont ceux qui le contestent dans sa validité artistique et l’on a même de jolies adaptations de son œuvre pour la télévision. Picasso a fait hurler beaucoup de nos aînés mais aujourd’hui, quoi de plus chic que de se rendre à une exposition du peintre post-Lascaux sinon d’acheter une tasse à café ornée d’un magnifique et un peu obscène Grand nu au fauteuil rouge ? Contrairement à ce que disait Umberto Eco au milieu des années 1990, l’esthétique moderne est entrée de plain-pied dans l’espace culturel contemporain et, si l’on n’y comprend pas grand-chose, ce n’est pas bien grave. Je rencontre peu d’amateurs d’art qui soient capables de décoder l’imagerie des peintres de la Renaissance, au bout du compte. La consommation des choses de l’art a ceci d’effrayant qu’elle relève le plus souvent du totem.

Mais de totem, pour un Schoenberg ou un Webern, il n’y a point ! Pour un Varese, moins encore ! Quant aux « jeunes pousses » de l’après-guerre – Boulez, Stockhausen, Nono... sans compter le vilain petit canard de la bande, Bruno Maderna – c’est pire. De cette génération, on sait que seul Boulez est aujourd’hui encore vivant. Mais alors... ce qui est frappant, c’est de voir ses cadets – Emmanuel Nunes, pour ne citer que lui – disparaître dans une indifférence quasi générale. Et le temps passe....

Passe-t-il réellement pourtant ? Je viens à en douter. J’apprends, par un hebdomadaire généraliste, qu’un nouveau scandale agite le petit monde de la musique contemporaine. Le théâtre de cet esclandre – c’est le Collège de France, où ont enseigné Pierre Boulez puis Pascal Dusapin. Un jeune compositeur y a récemment fait une démonstration hostile à l’esthétique sérielle (ou postsérielle, comme on voudra). Avec facétie ! Le garnement s’est amusé à changer les notes du pièces de Schoenberg pour montrer qu’on ne fait pas la différence entre l’œuvre faussée et l’original ! Puis, il a pointé du doigt un cluster massif réalisé par Maurizio Pollini avec son avant-bras.

Tout ceci a permis aux uns et aux autres de reprendre leur place dans le concert polémique qui se joue, stérile, depuis quelque vingt ans. On attend avec impatience la contribution de Benoît Duteurtre, qui a été un peu le précurseur de cette histoire sans fin avec son Requiem pour une avant-garde.

Ce qui est malheureux, ce n’est pas tant la répétition de ces attaques en elles-mêmes. On peut la regretter mais enfin, elle témoigne de la liberté d’expression qui règne en ce pays et de cela, du moins, on doit se féliciter. Non, ce qui est réellement inquiétant, ce qui nécessiterait de poser les problèmes d’une façon profondément renouvelée à mon sens, c’est l’inconsistance des réponses que les tenants de la modernité affirmée leur apportent.

Toujours dans cet hebdomadaire généraliste, j’apprends que Philippe Manoury a rejeté toute contestation d’un bloc, en comparant les compositeurs d’aujourd’hui à des scientifiques. Et je crois que cette métaphore est très répandue chez beaucoup de nos musiciens d’aujourd’hui, qui ne se rendent pas compte de ce que cette image témoigne de leur fragilité.

L’image de l’artiste comme « savant » ou « scientifique » n’est pas récente. Elle se retrouve déjà chez Schoenberg, il me semble. Mais elle est également porteuse d’une métaphysique bien plus profondément enfouie... et dont il serait urgent que les musiciens d’aujourd’hui se débarrassent pour revenir à la réalité. La musique n’est pas une science, pas plus que la poésie, pas plus que la peinture. Que ces disciplines se tiennent au plus près des sciences de leur temps, oui ! C’est même le moins qu’on puisse attendre d’elles. Qu’elles se prennent pour des sciences, c’est là ce qui les isole du monde où elles prennent corps. C’est dans cette mythologie qu’elles se détruisent.

Je crois que la musique contemporaine – et en particulier comme elle s’écrit aujourd’hui en France – est une chose merveilleuse. Elle enseigne l’écoute. Elle prospecte l’inouï. Elle invente et réinvente la forme même de l’œuvre, la place de l’auditeur, le lien entre création et technique... Elle a juste oublié qu’il y a un monde autour d’elle. La mythologie du compositeur-comme-scientifique participe pleinement de cette autarcie et il convient de lui opposer une approche radicalement différente. Ce n’est que de l’intérieur que peut venir cette critique car l’autarcie dans laquelle évolue l’élite de la musique contemporaine ne permettra pas qu’un « non-spécialiste » soit entendu dans les cercles spécialisés.

Si les musiciens d’aujourd’hui sont inaudibles, ce n’est pas parce que leurs œuvres sont ratées. Ce n’est pas qu’elles sont inaccessibles non plus. C’est seulement qu’elles ne sont pas portées – à l’extérieur des cercles spécialisés. C’est seulement que ceux qui la créent, qui la jouent, qui la commentent même, sont comme tétanisés à l’idée qu’il puisse y avoir un monde extérieur. Les musiciens forment sans doute une grande famille, moulée dans une formation académique longue et fastidieuse. Ils ne comprennent pas qu’à l’extérieur aussi, le monde existe – et qu’il n’a pas besoin d’eux. Ils sont les artistes géniaux du « chef d’œuvre inconnu » de Balzac. Et ce qui est inquiétant, c’est de voir que cette absence de considération pour le monde extérieur n’évolue quasiment pas, alors que quatre générations de compositeurs (en gros) se sont succédées depuis la Deuxième guerre mondiale.

Alors oui, Duteurtre a beau jeu de se gausser de ces musiciens qui ignorent que la musique existe indépendamment d’eux. Que le rock comme la chanson, l’électro, le funk et le r’n’b ou encore l’accordéon musette portent leurs « chefs-d’œuvre ». Notion bien distincte de ce qu’elle est dans l’univers académique car l’ordre référentiel n’est pas le même. L’analyse musicologique d’une pièce de rock n’aura jamais la densité de ce celle qu’on peut attendre d’une pièce du répertoire, c’est certain. Mais une musique se pense dans son histoire, dans son espace social, autant que dans ses structures sonores. La musique pure n’existe pas. Ce qu’on peut attendre du domaine contemporain, c’est non seulement la pensée la plus poussée des phénomènes sonores dans leurs liens avec la création artistique, mais également la conscience de l’historicité de toute relation musicale. C’est ce qui n’existe pas aujourd’hui. Et cette faille recèle un réel danger.

Plus dramatique encore – l’absence de prise en considération du fait pourtant infiniment réjouissant qu’il existe des musiques hybrides – qu’elles soient issues du jazz, du rock, de la musique électronique... – qui jettent d’improbables passerelles entre les univers musicaux. La vitalité des formes expérimentales aujourd’hui devrait être une source de joie pour chacun. Elle ne suscite qu’indifférence de la part de nos savants.

Face à l’incapacité des musiciens contemporains à reconnaître que de telles choses existent et qu’elles ont leur domaine de validité (comme si le déni les protégeait, en somme), les contempteurs de la modernité ont toute latitude pour s’appuyer sur la méconnaissance qu’a le public des grandes œuvres du répertoire des cent dernières années (merci Pierrot Lunaire !) en stigmatisant des comportements autarciques ou sectaires.

Réellement, la musique contemporaine manque d’anthropologie.

Réellement, la musique contemporaine vit encore sur un vieux rêve métaphysique pétri d’une religiosité qui s’ignore sans doute chez beaucoup de nos musiciens, d’autant qu’il emprunte les accents d’un discours « scientifique ».

Réellement, il est largement temps que notre élite musicale sorte de ses murs pour dire, montrer, donner à entendre, convaincre, partager enfin, avec des gens (des êtres humains, en somme) qui n’ont pas la même culture qu’eux. Une prise de conscience est (ou plus exactement : serait) absolument nécessaire. Ce n’est pas l’État qui peut ou doit, à coup de subventions supplémentaires, augmenter les crédits pour une création qui ne s’adresserait qu’à elle-même. C’est aux artistes de réinvestir l’espace social. Et cela, c’est un travail de terrain. Un travail de médiation. Un travail de relation.

Si cette prise de conscience n’existe pas, le prix à payer sera double : d’une part, on aura Bruno Letors au Collège de France au lieu de Martin Matalon. Première catastrophe. Mais que nos « néo-tonaux » ne se réjouissent pas trop vite d’une telle « victoire » car l’inconsistance de leurs thèses (et de leurs œuvres) entraînera assez vite une seconde catastrophe : la fin de l’académisme musical lui-même. Et la muséification de la musique d’orchestre.

Je n’aurai pas d’état d’âme pour ma part. Je garderai en moi l’image des immenses bras d’Emmanuel Nunes au Centre Georges Pompidou, en 2011, à peine capable de marcher et rayonnant de toute la force dont est capable un musicien.

J’aime beaucoup les musiciens. Ils sont si rares...

 

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