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 Article publié le 14 octobre 2013.

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 Dans l’enceinte du cirque Maxime, dans ce vaste espace de 160 000 sièges, la compacité de la foule est panoramique.
 Pendant ce temps, dans la Ville, c’est le silence qui domine, c’est le silence qui s’engouffre à l’intérieur des rues et des ruelles, au cours de ce dédale d’habitations superposées qui constituent autant d’immeubles de plusieurs étages, cependant que les portes sont fermées à clef et que les fenêtres sont vigoureusement rabattues. Au palais impérial aussi, la solitude de l’air se répand entre les colonnes, sur le sol en marbre blanc, au-dessus de l’eau des thermes, à l’intérieur de la couche, dans l’atrium ou les jardins …
 Boutiquiers, artisans, vendeurs d’esclaves, maîtres d’école … leurs espaces respectifs sont vides ou vacants, emplis de silence, également, tout comme le forum qui étale sa grande superficie, un large périmètre nu d’ordinaire massivement fréquenté. Les temples, les théâtres, les thermes demeurent vierges de toute présence, celle-ci s’agrégeant et s’agrégeant encore sur les innombrables ou indénombrables gradins du cirque, divisés en plusieurs étages, en plusieurs ordres, en plusieurs castes. En plusieurs drapés …
 C’est maintenant une capacité supplémentaire qui s’offre aux Romains, sous un nouvel empereur, sans qu’il soit possible de la chiffrer à l’unité près. La Ville se vide encore, donc, et le silence augmente de volume, tandis que dans l’enceinte, la masse humaine s’assoit, la masse humaine attend, la masse humaine palabre. Le sol ou l’espace ovale, maintenant, se scinde en deux parties, donnant toute latitude à l’extraction des pelages et de leurs muscles dont les pas hésitants et agacés balaient le sol et la poussière, de tous côtés. Sous le casque et derrière le bouclier, autour du glaive, dans les cuissardes, c’est la sudation qui domine, ainsi que la réactivité de muscles depuis longtemps, très longtemps préparés. Les combats entre hommes ont lieu alors que la félidés se hasardent à des trajectoires intempestives qui font monter les clameurs dans les gradins. Les esquives et les éclats de bronze sont scrutés par ces dames, par les matrones au visage de cire. Des duels prennent fin tandis que les rugissements envahissent l’espace ovale, tandis, aussi, que la masse sénatoriale, aux premières loges, s’agite quelque peu. Des possibilités multiples de clémence s’arrogent ensuite l’espace, les corps couchés étant sous le joug des corps verticaux dont le glaive est pointé vers le probable ou possible défunt. Le doigt court et trapu de la plèbe se hisse sans hésitation, dressant son multiple dans le champ panoramique. Face à la multitude au diapason, le doigt impérial plébiscite l’avis général, provoquant un puissant assentiment vocal dont l’écho résonne encore dans l’enceinte monumentale ...
 Ce qui est analogue, ici, c’est l’occupation des gradins, des places cette fois-ci fortement colorées de par l’appartenance à deux nationalités distinctes, en train de s’affronter par épreuve ou spectacle interposé. Les éléments essentiels sont un périmètre d’herbe de plus de cent mètres, des lignes blanches entrecroisées – longues, circulaires, rectangulaires - , des structures profondes terminées par des filets tendus, un cercle de cuir, des crampons, des maillots, des muscles, des morphologies différenciées – suivant le poste et l’âge des joueurs - , et du mouvement, oui, un mouvement permanent, qu’il s’agisse de la marche, du placement, du replacement, de l’accélération ou encore de la temporisation. Les galbes sont au trot des deux côtés, tandis que le cuir, lui, circule. Le protège-tibia, recouvert d’un coton épais et souple, épouse la peau, excepté lorsqu’il n’est pas choisi, laissant libre cours à l’apparition régulière, à chaque pas, de la saillie musculaire. Parfois, de rares fois, la marche se substitue au trot, provoquant une rupture dans le rythme, puis, soudainement, un bras se tend, semblant esquisser un geste, et les jambes se mettent rapidement au pas de course. D’autres jambes, adverses, effectuent des rapides pas de retrait – les bras demeurant près du corps, dans le rythme naturel de leur balancement - , afin de modifier leur placement, afin d’enclencher et d’aboutir au replacement encore incertain … Le cuir est transmis latéralement, avant d’être précisément repris et propulsé vers la cage d’où se détendent les gants du gardien, détournant la rotation juste au-dessus de la barre transversale.
 Au centre du jeu, au centre de l’échiquier, un joueur avance au trot, alternant parfois avec la marche, au cours de laquelle il pose les mains sur les hanches, dans une démarche décontractée qui illustre le besoin provisoire ou passager de récupérer, sans que son attention ne baisse d’un cran, comme en témoigne l’axe de son regard, ainsi qu’un discret mouvement des lèvres, à l’encontre visiblement de l’un de ses équipiers.
 Cet homme, c’est l’homme orchestre.
 Il reprend sa course, maintenant, il reprend sa foulée, recevant au millimètre, dans les pieds, le cuir, le ballon rond qu’il conduit un instant, avant d’effectuer un panoramique physiologique du terrain … et de distribuer à son tour, de manière précise et incisive le cuir dont la course aérienne, en diagonale, est captée dans la surface adverse par le bruit sec et mat de l’intérieur qui précède une frappe sèche, croisée, une trajectoire puissante et limpide qui se termine au fond des filets, dans une rotation qui ne semble jamais finir.
 Son nom est de consonance italienne. Bientôt, il arborera la tenue rayée de la Vieille Dame, il est donc là et ailleurs, en même temps. Et maintenant, le jeu est arrêté, et maintenant, il place lentement, tranquillement le cuir noir et blanc sur la pelouse, puis il effectue quelques pas en arrière, s’immobilisant. Devant, c’est un paysage d’obstacles, devant, c’est une masse compacte de joueurs, derrière laquelle se trouve le gardien, une haute stature précédant le large rectangle blanc dont il est l’ultime défenseur, l’ultime rempart, l’ultime protecteur. Les jambes campées, bien campées dessinent une trajectoire courte et incurvée, jusqu’à ce que le pied prenne le relais, tandis que le cuir durement frappé se lève maintenant, opérant une rotation sur lui-même dans une fréquence rapide qui matérialise une trajectoire oblongue dont l’évolution s’affranchit de tous les obstacles, y compris la détente du gardien, pour se ficher, pour se loger sous l’espace angulaire de la cage, dans la lucarne, cependant que le regard de l’homme-orchestre accompagne la course du ballon rond …
 Les lignes, là, se ressemblent, sur un terrain fortement distinct. La couleur ocre se répand partout, jusque sur les tracés blancs dont le tout est un long rectangle composé lui-même de plusieurs rectangles. Autour, tout autour, il y a également des gradins, des gradins plus rapprochés où le soleil, là aussi, darde ses rayons. Des hommes et des femmes urbainement vêtus regardent l’opposition en cours, cet incessant échange parfois rompu par un coup décisif, là, sur la terre battue. Verticalement, c’est le blanc qui domine, du tissu qui recouvre le thorax à celui qui surplombe les chaussures, les jambes seules affichant leur nudité, ainsi que les différentes saillies de leurs muscles, selon leur mobilité : petits pas rapprochés pour maintenir l’échange, appuis offensifs pour accélérer l’échange, longue foulée terminée par un arrêt glissé pour déposer la petite balle jaune derrière le filet. L’un des deux joueurs, vertical de par sa haute stature droite, est en train maintenant de retendre à nouveau son cordage à l’aide de l’extrémité ou des premières phalanges tendues de ses doigts. A nouveau derrière la ligne, il affiche son visage anguleux, géométrique ou taillé à la serpe, à nouveau derrière la ligne, il lance la balle en hauteur avant de la frapper sèchement, un service décroisé précis et puissant qui met suffisamment en difficulté son adversaire pour gagner directement ou presque directement le point. Le visage cartilagineux du slave, du Tchèque expulse l’eau, expulse la sudation, absorbée aussitôt par les bandes blanches en coton qui ornent ses poignets - un geste qui se multiplie et se multiplie encore au cours de la rencontre - , tandis que la mâchoire demeure ouverte entre les coups, à la recherche sans cesse du maximum d’oxygène. Puis, les gestes s’enchaînent : une main dans la poche latérale du tissu, une substance poudreuse le long du manche, une serviette de bain sur la visage, l’éclaircissement de la ligne de service avec l’extrémité de la chaussure, deux ou trois coups de raquette sur les talons … Le coup droit et le revers du Tchèque se succèdent dans un rythme apparemment mécanique, poussant davantage, à chaque fois, l’adversaire à se déplacer et à s’éloigner de la ligne de service, jusqu’à ce qu’un ultime coup droit, décroisé, emporte sèchement la terre ocre, ainsi que le regard de ce même adversaire, relégué à plusieurs longueurs …
 Pendant ce temps, le regard est le même, lisse comme du métal, un regard qui entend les applaudissements copieux et disciplinés des gradins.
 Dans un échange ultérieur, maintenant, les balles sont frappées sèchement de part et d’autre, des balles qui contiennent toutes des intentions hybrides dont la lisibilité apparaît peu à peu, de façon progressive, à mesure que dure l’échange et que varient les coups, tant dans leur longueur que dans leur trajectoire. Au bout d’un nombre de coups qui semble interminable, l’adversaire accentue soudain la pression sur la petite balle jaune qui insiste deux puis trois fois sur le même côté. Le slave commence alors à être déporté, du moins à accuser un certain retard sur le rythme de l’échange. C’est un long coup droit croisé – une diagonale nette et droite – qui le conduit à effectuer une foulée précise et rapide du côté opposé, cependant que l’adversaire est en train de monter au filet, bientôt posté ou campé en son milieu, attendant de maintenir le poignet ferme, suffisamment pour bloquer et déposer le retour du slave. La balle revient alors, traçant une longue ligne droite qui longe le cours pour terminer sa course légèrement à l’intérieur, au fond du cours, alors que les jambes du slave poursuivent leur glissé sur la terre ocre et que l’adversaire, maintenant, exile son regard latéralement, un regard loin, un regard hors de portée de la petite balle jaune ayant tracé ce que l’on appelle un passing-shot.
 Il semble que la meilleure attaque soit la défense.
 Les lignes, là, sont d’une tout autre nature, les lignes, là, s’alignent, qu’elles soient inscrites sur des pages dont la longueur s’étire, une longueur peu à peu absorbée par l’oeil du lecteur ou qu’elles jaillissent, là, maintenant, sous ma plume, de manière continue ou discontinue, formant finalement une phrase, une strophe, une page, formant ce que l’on appelle une fiction.
 Une prose ou narration …
 Les masses de papier s’intercalent entre mes mains, comme si l’agencement des mots et leur sens étaient informes. Les livres se multiplient, oui, ils augmentent dans un rythme régulier, soutenu, leur contenu étant automatiquement ou systématiquement absorbé, un contenu qui parfois sollicite plus que d’habitude le cœur du cortex. Cogito. Speculatio. Et reprise de la lecture qui investit le champ de la mémoire. Naturellement.
 Au bureau, maintenant, au secrétaire, la plume noircit le papier, régulièrement, tandis que les obstacles ou problématiques s’érigent, résistent un temps subjectivement précis et en même temps impossible à définir, avant de céder sous la force du trepalium et du temps qui passe. De l’expérience …
 L’horloge tourne, les années passent, les fictions s’accumulent, et de nouveaux titres apparaissent, des titres possibles qui, sitôt inscrits dans la tête de l’auteur, s’effacent d’eux-mêmes … au profit d’autres, plus solides, potentiellement du moins. C’est ce que l’élaboration narrative confirme, une narration dont le style est plus vif et épuré, un flux narratif qui annonce des changements d’approche de la littérature, et donc du monde. Les textes, écrits, sont datés, déjà, cependant que d’autres prennent le relais. Le relais d’une œuvre en cours, le relais du curriculum vitae.
 Les masses de papiers à travers la convexité des reliures se répandent dans la surface publique, dans la surface privée, envahissant le champ oculaire de leur répétition, de leur poids, de leur présence. Des colonnes, des rangées de livres imposent leur statique, tandis que le contenu et, a été et sera digéré ou absorbé, ainsi que leurs différentes passerelles ou inter-connexions entre les matières cognitives distinctes. Des écrans, aussi, de nature générique, d’autres supports du texte, donc, qui s’enchaînent devant l’oeil-lecteur …
 D’un livre à l’autre, d’un écran à l’autre …
 D’un texte à l’autre …
 La mutation formelle est toujours en cours, avec cette fois-ci un gain de fluidité ou d’épure qui érode largement les nouveaux obstacles liés à l’édification ou construction narrative, les nouvelles problématiques dont la présence est de courte durée, si courte que finalement elles semblent fantasmées …
 L’écriture, alors, se fait plus rapide et plus simple, les architectures fictionnelles plus abstraites, s’affichant clairement ou vaguement – n’est-ce pas le même état ? - dans l’espace mental.
 Tout semble ouvert, maintenant, qu’il s’agisse de la lecture ou de l’écriture, tout semble orienté vers une perspective narrative dont les contours vont tranquillement se dessiner, à plus ou moins long terme.
 Comme la littérature, le temps s’étire, le temps s’étale …
 Divertissement.

 

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