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Le paillasse de la Saint-Jean - [in "Cicada’s fictions"]
Chapitre XIV

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 Article publié le 4 novembre 2013.

oOo

Le jeune homme s’appelait Lorenzo. Il s’étonna de trouver la place déserte.

— Le paillasse ? fit-il.

La Vierge venait de se confesser dans son oreille. La donzelle s’approcha. Elle lui révéla la présence des enfants sous les arbres. Il me regarda enfin. Il me reconnaissait malgré le maquillage. Ou bien étais-je déjà maquillé chez Antoine ? J’avais pris l’habitude de secouer mon chapeau qui perdait sa paille dans le vent. La Vierge baissait les yeux. Elle savait ce qu’elle voulait. Elle l’obtiendrait peut-être. Elle s’adapterait. Ces vierges-là sont des caméléons. Sa mère était aussi jeune (mais peut-être pas aussi vierge) et j’avais déjà un certain âge quand j’ai éprouvé le désir fou de la faire danser. Mais je n’étais pas le paillasse de la Saint-Jean cette année-là. Elle a valsé toute la nuit avec le même homme et l’homme a continué son chemin avec d’autres femmes moins faciles. Lorenzo voulait tout savoir.

La fille était trop jeune pour être désirable. Il rougissait dans l’ombre. J’étais intarissable. Le cracheur de feu consulta sa montre. Il lui sembla que le vent augmentait. Dans les niches du campanile, le lierre frémissait.

— S’il vente, le feu ne durera pas, dit la donzelle.

— Paillasse ! J’aurai ta peau ! dit un enfant qu’on ne pouvait pas voir.

La donzelle chasse cette ombre d’un coup de parapluie. La Vierge était entrée dans un châle de laine. Elle ne répondait plus aux questions.

— Approchez-vous, fit la donzelle. Il va peut-être pleuvoir.

— Pleuvoir ? Je suis le paillasse des éléments, dis-je pour expliquer.

— Je ne suis que l’enfant d’une femme, dit le cracheur de feu.

Les regards se tournèrent vers Lorenzo.

— Oui, oui, fit-il, moi aussi.

— Paillasse du feu ! du vent et de la pluie ! criait l’enfant caché.

Il ne se souvenait plus de la terre. Il demeura un moment silencieux, puis son rire traversa vite l’ombre des marronniers.

— Il a oublié quelque chose, dit la Vierge.

— Mais nous ne lui avions rien demandé.

Je remarquai ses joues colorées. La Vierge ne se maquille pas. On ne la viole pas non plus. On se demande si le temps est passé ou si tout est à recommencer.

— Il a oublié la terre, dit Lorenzo qui voulait se faire aimer.

— Il a publié l’Enfer, dit le cracheur de feu.

— Il n’a rien oublié que le Paillasse ne sache déjà.

— Je croyais m’ennuyer.

— Combien de temps, fit le cracheur de feu, combien de temps encore ?

Il était sur le point de vider une autre bouteille. Lorenzo réclama un verre. La donzelle ouvrit la troisième bouteille.

— Vous ne buvez pas ? dit la donzelle.

Le parapluie était accroché à sa ceinture.

— Vous avez interrompu son récit, dit le cracheur de feu.

— Un récit ? Les gens ? La terre et l’oubli ? Continue, Paillasse. Ou plutôt recommence.

La Vierge croisa ses jambes sous le châle.

— Qui est qui, si le récit a une fin ?

— Oh ! Oh ! fit la donzelle, on ne vous entend plus.

La Vierge riait peut-être. Je n’avais rien bu. La fête n’avait pas commencé. Je songeais à cette nuit. Le soleil du matin exagèrerait le sentiment de solitude. Une promenade sur la route des champs réveillerait mes désirs. Midi. Déjà. Paillasse ! plus jamais le Désir ! Ce n’était que des voix pour peupler ma nuit. Le jeune homme avait lui aussi une histoire à raconter, mais Antoine lui avait fait promettre de se taire. Le cracheur de feu émergea de son silence :

— Qui est Antoine ? fit-il.

Je le regardais sans comprendre. Avait-il tout oublié ou bien cherchait-il à provoquer ma patience ?

— Tout le monde a une histoire à raconter, fit sottement la donzelle.

Sa fille rougit. Elle se nourrissait plutôt de fictions et ne manquait jamais de temps à perdre.

— Vous arrivez à point, dit le cracheur de feu. Il est entré dans la peau du Paillasse de la Saint-Jean. Regardez son chapeau. C’est une provocation.

Mais cette année, le Paillasse est presque un étranger. Il ne comprendra peut-être pas le sens de ces rites. Pas en profondeur en tout cas. Nous représentons les deux fictions de votre feu sacré et vous ne saurez même pas mesurer ce qui en reste après tant de temps perdu à danser et à boire. La Vierge traversera le bûcher sur les épaules des jeunes de son âge. Je n’ai jamais connu la chaleur de ces cuisses. Je n’en ai pas la moindre idée. Nous jouons un rôle. Nous sommes les interprètes du feu et vous êtes des acteurs de ce qui en reste. Cette cendre est tout ce qui reste de votre mémoire. Vous n’êtes plus les paysans, vous n’entrez plus dans cette peau, le spectacle est ailleurs. Pauvre fille ! Tu n’es plus l’initiatrice. Tu n’as plus cette conscience.

— Vous allez la faire pleurer avec vos histoires de sorcières, dit la donzelle.

— Une histoire, dit Lorenzo, rien qu’une histoire pour ne pas mourir.

Il s’en allait. Les enfants s’immobilisèrent sous les arbres. Il entra dans cette ombre. Une minute plus tard, il revenait avec un briquet dont il actionnait le mécanisme sans réussir à l’allumer. La pierre giclait parfaitement. Il l’éprouva devant nous.

— Ils ne réussiront pas à mettre le feu à votre chapeau avec ça, dit-il.

Il dévissa le socle du briquet et huma le coton après l’avoir lentement étiré hors de son carcan. Le cracheur de feu l’humecta consciencieusement. Les enfants attendaient à la limite de l’ombre. L’un d’eux manipulait un briquet à mèche d’amadou qui éclairait son visage penché. Un autre enfant tentait d’enflammer un fétu de paille sur cette braise clignotante. Lorenzo revissa le socle et éleva le briquet dans l’air trembleur. La gerbe d’étincelles se transforma aussitôt en flamme bleue. Les enfants poussèrent ensemble un cri de joie.

— Ils ne vous en veulent pas, dit-il. Ce n’est qu’un jeu.

Il tâta le foulard sur ma tête. Un enfant s’était approché. Il lui donna le briquet. L’ombre des marronniers s’éclairait maintenant à intervalles réguliers. Lorenzo finit par les avertir qu’ils prenaient le risque d’épuiser le feu avant d’en avoir besoin. Ce moment m’angoissait. Je ne l’avais jamais vécu. Le cracheur parlait de la sonorité épouvantable des flammes qui vous environnent. La Vierge l’écoutait en grimaçant. Je prétendais valser le plus simplement du monde. Elle se contenterait d’une exhibition de courte durée. Une fois le huit décrit autour des deux pivots que constituaient d’une part le bûcher dressé au centre de la place publique et d’autre part le crucifix de fer noir qu’un lampion différenciait à peine de la masse noire et transparente des mûriers, je lâcherais ses mains à la tangente d’une pirouette qu’elle était sensée continuer dans la foule jusqu’à l’embrasement du poteau de torture ou plus précisément des guirlandes de pins qui l’étreignaient de toute la force de notre imagination. Elle reviendrait alors entre le feu et la croix pour achever la chorégraphie de nos amours fictifs. Les enfants choisissaient ce moment pour mettre le feu à mon chapeau et, poussant le cri rituel, je les poursuivrais au milieu d’une foule découragée. La Vierge en profitait pour danser seule. Une explosion mettrait fin à ce prologue et je pouvais enfin sortir de la peau de mon personnage. Le feu était réduit en cendres avant minuit. La Vierge se hissait sur les épaules de ses compagnons. Ses jambes et ses bras devenaient le point de mire de l’attraction. Elle en usait avec une science qui trahissait maintenant des calculs préliminaires. Petit à petit, le groupe des jeunes garçons s’amenuisait. Elle était la seule fille du feu. Les autres, impatientes et jalouses, se bousculaient entre la foule et le feu. À la fin, un garçon plus téméraire traversait les braises avec la Vierge sur les épaules. C’était le signal de la fin du rite. De l’autre côté du feu, il se mettait à pirouetter, baisant furieusement les cuisses de la Vierge. La donzelle déséquilibrerait le couple d’un coup d’épaule traditionnel. Le cri des filles s’élevait sur la place. Elles avaient enfourché leur monture. Le jeu était moins risqué, mais c’était leur tour. Il y avait belle lurette que j’étais rentré chez moi si j’étais le paillasse de l’année.

Lorenzo écouta le scénario sans rien dire. La Vierge avoua qu’elle n’avait pas de préférence. Elle aurait préféré être avec les autres filles. Jalouser la Vierge était un plaisir intense, beaucoup plus exigeant que le désir qu’elle pouvait inspirer à des puceaux. Mais il aurait l’avantage d’être un inconnu. Elle promit de lui faciliter cette approche. Elle savait jouer des coudes. Mais trouverait-il la force de l’emmener avec lui ? Le voyage du feu est imprévisible. Cette douleur peut détruire un homme. Elle n’aimerait pas vivre avec lui cette tragédie. Ce n’est pas si facile de se mettre à la place du paillasse si on ne l’a pas joué d’abord avec elle. Lorenzo me reconnaissait peut-être malgré le maquillage.

Quand il eut prononcé le nom d’Antoine, il me regarda droit dans les yeux, pendant une seconde qui suffit à me révéler son regard. Était-il le fils de Cecilia ? Dans ce cas, que faisait-il en compagnie de l’assassin de son propre père ? Et pourquoi Antoine avait-il choisi le jour de la Saint-Jean pour revenir au bercail ? Le père de Lorenzo, si c’était lui, était mort sous les coups d’Antoine peu après l’embrasement du même feu. Vingt ans avaient passés. Il ne devait plus rien à la société, mais il savait que la société ne lui en avait jamais voulu. C’était un jour anniversaire. Nous l’avions peut-être oublié. Il ne pouvait pas ne pas s’en souvenir. Lorenzo, s’il était au courant des plans d’Antoine, n’en laissait rien filtrer et j’étais peut-être le seul à avoir deviné son identité. C’était toute l’histoire qu’il avait promis de ne pas raconter.

Antoine se réservait ce plaisir. Il profiterait de notre étonnement pour nous ramener au niveau de cette mémoire. Depuis son arrivée dans l’après-midi, aucune conversation n’avait préparé le terrain de ce qui pouvait devenir un scandale. On s’attendait à le voir applaudir la Vierge. Il ne resterait plus au Bois-gentil. Le jeune homme était une mauvaise habitude qu’on lui connaissait d’ailleurs depuis longtemps. Constance en pleurait quelquefois. Antoine aimait les vierges et les jeunes hommes rieurs. Pas facile de vieillir dans ces conditions. Mais, heureusement, il avait disparu de sa vie. Qu’avait-elle vécu depuis ? Le cracheur de feu voulait le savoir. Je parlais dans son oreille.

La donzelle montrait les genoux de la Vierge pour lui enseigner les limites de la décence. Lorenzo suivait la leçon en connaisseur. Il avouait maintenant des troubles du comportement. Les enfants assistaient en voyeurs à cette conversation déconcertante. Le cracheur de feu me prit par le coude pour m’éloigner de la scène.

— Quand je saurai, dit-il, ça n’aura plus d’importance.

Il était ivre. Les simagrées de la vierge l’avait inspiré. Il avait besoin d’une diversion. Nous nous assîmes dans les gradins. La guirlande électrique ne fonctionnait pas. J’avais aperçu le dos rond de l’employé municipal chargé de remettre les fils dans le bon ordre. Il rouspétait après ces connexions. Le cracheur de feu était agacé par ce soliloque. La guirlande clignota pendant une seconde ou deux. L’employé jura. Il sortit de l’ombre, désespéré. Il nous surprit en pleine conversation. Le nom d’Antoine l’attira comme une mouche. Il avait son idée lui aussi.

 

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