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Le paillasse de la Saint-Jean - [in "Cicada’s fictions"]
Chapitre XIX

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 Article publié le 1er janvier 2014.

oOo

Armand avait d’abord pensé à un cochon. Il avait un souvenir précis de cette couleur.

Le chemin de halage est étroit et infidèle. L’écluse nº 2 (on dit aussi « l’écluse du Fournels ») est suspendue entre les deux rives du canal. En passant devant le moulin, Armand avait vu le gosse qui était venu chercher de l’eau. Il avait abandonné le seau sur le quai et avait détalé comme un lapin à travers champs. Il se posta dans les églantiers qui poussent entre les palettes de parpaings. Il avait dû passer la nuit dans les granges. Le luthier de Crémone en profiterait, comme tous les ans, pour les sermonner. Armand pensait tous les jours à ces vagabonds en se demandant si leur voyage était une fuite ou une errance. Valet de ferme et peu enclin aux confidences, il n’avait jamais conversé avec eux. Ce n’était pas faute de les avoir approchés plus d’une fois jusqu’à rencontrer leur regard où il n’avait jamais trouvé une raison de les aimer.

Après le moulin et jusqu’à l’écluse, le chemin est envahi par les fougères, mais Armand est passé par là ce matin en allant se ravitailler chez Agnès et la bicyclette n’oppose aucune résistance. Il redoute cet effort. Chaque fois, il sent son cœur à la limite d’une douleur qui, il le sait bien, le tuera un jour en chemin. Il n’y avait plus beaucoup de chemins dans la vie d’Armand et il n’en parcourait plus l’intranquille totalité. Il avait réduit ses déplacements au nécessaire. Il passa devant l’écluse.

Personne ne parlait encore du cochon. Il apporterait la nouvelle avant midi. L’enfant était peut-être impatient de le voir disparaître de cet horizon. Il augmenta son effort. Le seau était un vieil objet noir et cabossé. Le gosse avait laissé sa trace rectiligne dans le regain après les champs. Il ne le voyait plus et en même temps qu’il y pensait, il remarqua l’animation de la rue que le luthier veut transformer en allée pour introduire un jardin qui ne verra jamais le jour. Plus tard, il pensa que l’enfant était allé le prévenir de la présence du cadavre dans le canal au niveau de l’écluse du Fournels. Il ne s’était aperçu de la confusion qu’au moment de revenir avec eux sur les lieux où il n’avait vu qu’un cochon que personne, après vérification, ne réclamait. Le gosse était déjà mort.

En arrivant à l’écluse, il montra le seau de fer rouillé. La conversation tournait autour des activités d’un nouveau venu qui ne possédait pas de cochon, mais dont on ne savait rien depuis deux jours, temps suffisant non seulement à l’acquisition de la bête sur une foire, qui pouvait être celle de Labordes, il y a deux jours justement, mais aussi à la fugue qui se terminait dans le canal devenu sinistre pour l’occasion. Armand expliquait qu’il avait vu l’enfant sur le quai, et il montra le bout de corde qu’il avait essayé de nouer à la anse. Il regrettait maintenant de l’avoir effrayé. Le gosse s’était immobilisé pour le regarder, mais Armand n’avait pas songé à lui sourire pour le saluer. Ce sourire l’aurait sauvé. Armand se rendait malade de remord. Il avait attendu midi pour leur parler du cochon, mais d’abord ils prirent le temps de lui raconter la mort du gosse. Il ne pouvait plus douter qu’il en était responsable.

Pourtant, le gosse s’était arrêté à la croisée des chemins sous les églantiers et il avait attendu qu’Armand franchît les fougères. Il avait tenté de contrôler sa peur. Armand se reprochait de ne pas avoir eu conscience de la tragédie qu’il avait initiée au moment de se demander à qui pouvait donc diable appartenir ce cochon. Il montra le passage du gosse dans le regain, puis le seau de nouveau, et il n’y avait plus rien à expliquer. Comme on n’était pas sur la rive du chemin de halage, il fallut passer sous les saules et perdre de vue à la fois l’écluse et le village. On s’appliquait à ne rien déranger, attentif au fil de la conversation qui n’avait pas trouvé de conclusion.

D’une part, Armand n’avait pas tout dit. Il semblait même qu’il s’efforçait de compliquer une réalité qui ne devait au fond n’avoir qu’un sens, l’expérience l’enseigne. Et d’autre part, on ne savait toujours rien sur le propriétaire du cochon qui n’était pas passé par là, ni dans les fougères de l’autre côté, Armand l’assurait. Il avait donc dû se noyer en amont de la dernière maison du bourg, il y avait peut-être même plusieurs jours qui s’expliquaient par la lenteur du flux, sa presque immobilité. Dans ce cas, il ne restait plus beaucoup de temps au nouveau venu pour l’acheter, ce cochon ! Évidemment, personne n’envisagea qu’il eût pu s’agir du cadavre du seul animal qui, mort, ressemble à un cochon comme deux gouttes d’eau naissent de la dernière pluie.

Armand avait amené un croc et une houlette. Il fut le premier à empoigner le volant de l’écluse. Comme il était grippé, c’était un appui fidèle et chacun se hissa sur le parapet de béton. En bas, à la surface de l’eau, le cochon ressemblait de moins en moins à un cochon. Armand sauta sur la rive à pieds joints et il entreprit d’éclaircir ce qui restait d’une chaussée de pierre et de béton. Sur la passerelle, il n’était plus question du cochon. On s’était regardé en grimaçant et on cherchait à se mettre à l’abri d’une odeur qui n’arrivait pas. Armand eut le même style de réaction. Le visage noir et boursouflé du cadavre, qui ne pouvait plus être celui d’un cochon qui de toute façon n’avait jamais existé que dans l’imagination collective (Armand eut un pincement au cœur en songeant qu’il était à l’origine de cette fiction), lui apparut presque sans l’étonner. Il avait peut-être espéré ce dénouement.

Il leva la tête pour parler, mais l’idée d’ouvrir la bouche l’épouvanta soudain. Le croc s’enfonça dans l’onde noire et disparut. Il jura. Les bras en équerre du cadavre gênaient l’opération. Armand se retourna pour demander de l’aide, mais sa voix se perdit dans les joncs. Il avait égratigné le cuir chevelu. L’os était étrangement blanc. Heureusement, le regard était réduit à deux cavités sans expression.

— Qu’est-ce que je fais ! se surprit-il à dire.

Une main se tendit pour l’aider à remonter. Le nouveau venu (on n’osait pas dire « l’étranger ») n’avait pas acheté de cochon et le cochon ne s’était pas noyé dans le canal. Les gendarmes étaient repartis avec le corps de l’enfant. On avait perdu toute la matinée à peaufiner un témoignage qui de toute façon ne changeait rien au destin de l’aveugle et de la femme qui était peut-être sourde et muette. L’Espagnol priait sur le trottoir, à l’endroit où son camion avait écrasé la tête de Coco, l’enfant vagabond qu’Armand avait effrayé. Le seau était resté sur le quai.

Quand les gendarmes arrivèrent sur la place, Armand s’excusa tout de suite d’avoir touché au cadavre, mais il n’avoua rien à propos de la mort de l’enfant qui avait commencé son œuvre au moment d’un regard qu’il n’avait pas voulu et qui avait désespéré l’enfant sauvage. Il parla du cochon sans évoquer l’enfant qui était venu chercher de l’eau au même endroit où la mort, l’esprit d’Armand et sa morale réduite à une plainte n’avaient rencontré que la plus grande confusion.

On brancarda le cadavre par le chemin que le gosse avait tracé dans le regain. On remonta la pente rocailleuse jusqu’à la rue, ne s’arrêtant pas aux deux premières stations. On se signa cependant devant les crucifix noirs. L’Espagnol n’était plus de ce monde. Le fantôme était né en lui. Il regarda passer le brancard et se signa sans comprendre. Derrière le cortège, un gendarme rembobinait la pellicule, c’est à dire toute l’histoire. Mais qui la racontait dans l’ordre pour que tout le monde en comprît le sens ?

Armand finit par vomir derrière la porte de la grange où les vagabonds avaient passé la nuit. Un gendarme était sur le passerelle de l’écluse qui était maintenant clôturée de rouge. Armand vit les barreaux dans l’herbe. Je flattai ce dos qu’il courbait pour résister à la douleur. Il me raconta l’histoire du cochon, qui n’était qu’une fiction médiocre due à l’imagination pressée de la foule à laquelle il voulait réduire toute la population du village. Je lui racontai alors l’histoire de l’enfant amputée de son début et sans me rendre compte qu’il manquait un début à une histoire qui pouvait être la mienne.

L’enfant a débouché dans la rue au moment où l’Espagnol reculait le camion. Personne n’a assisté à l’accident. Même l’Espagnol n’a rien vu de cette mort. Il est descendu du camion pour mesurer un angle, disait-il, et il a vu le corps de l’enfant. La tête était entièrement écrasée. Il est resté immobile et silencieux. Le moteur l’assourdissait. Il a jeté un regard vers les fenêtres où il ne trouva pas le moyen d’une explication. Soudain, cette chair le dégoûta. Il était en train de s’efforcer d’en deviner le visage. Le ventre était étrangement gonflé. Le sang était prisonnier de cette difformité et il se surprit à en attendre l’écoulement. Pour l’instant, il ne se passait rien. L’Espagnol écoutait les aspirations obscènes du filtre à air. Il eut la tentation de fuir. Il n’eut pas honte l’instant d’après. Il se disait simplement : pour aller où ? Il remonta dans la cabine et coupa le moteur. Le camion était en travers de la rue. De la vitrine du boulanger, on ne pouvait pas voir le cadavre, peut-être parce qu’il ne saignait pas. Dans ce cas, le ruisseau eût atteint la lumière devant la porte de la forge.

Je voyais l’Espagnol au volant du camion qu’il ne manœuvrait plus. Mon voisin de banc me donna un coup de coude dans les côtes pour me réveiller de ma torpeur. Je ne comprenais pas. Ma compagne ne se décidait pas à sortir. Le matin, il aimait la regarder s’éloigner et traverser la place pour aller aux provisions. Elle nous saluait à peine. La perfection de ce corps m’obsédait. Elle séduisait plutôt l’Espagnol. Ensuite il démarrait le moteur et je voyais sa bouche articuler son désir de la posséder. L’échappement noir montait entre les façades. Je n’ai jamais réussi à en saisir l’éparpillement aussi bien qu’il m’arrive encore d’arrêter les caprices aériens d’un papillon pour lui redonner toujours la même place dans ma mémoire. Puis le camion passait devant nous en pétaradant. L’Espagnol le garait au bord du trou puis il en remplissait la benne. Il ne semblait pas se presser, mais il était méthodique et précis.

Nous connaissons tous notre travail. C’est notre repère réduit à la seule dimension du temps. L’espace est imaginé, imaginaire peut-être. Il ne compte plus. Le temps explique tout. Même le temps. Mon voisin dit :

— Il ne fait plus rien !

Et je pensai en même temps : il veut me parler.

En passant devant la boulangerie, j’ai regardé mon reflet. Quelle lenteur ! me dis-je. Le parfum des viennoiseries me troubla. J’évitai de regarder vers le camion. Il me surveillait peut-être. Je m’étais baissé pour ramasser ce qui pouvait être une agate. C’était un œil de verre. Il me parut monstrueux. J’en essayai la surface infinie dans la pulpe des doigts. Il ne m’appartenait pas. La couleur était différente. Ce ne pouvait être qu’une agate abandonnée sur le seuil de ma maison parce qu’elle avait l’apparence d’un œil.

 

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