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Politique intérieure
Note sur "Le sens des réalités"

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 Article publié le 19 septembre 2008.

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La loi sauvage

En 1988, j’avais dix-sept ans. Aux Etats-Unis, Georges Bush venait d’être élu président des Etats-Unis d’Amérique. Le monde soviétique s’effondrait, et je n’avais aucune confiance dans les partis communistes existants, mais le communisme dans son principe et tel que Karl Marx en a donné les grands principes me semblait le seul fondement recevable pour une utopie politique. Pourtant je désespérais de rencontrer une expression militante acceptable de cette utopie, et ce désespoir me conduisait à une forme de nihilisme qui ne se confondait pas avec le nihilisme historique, et que j’appelais pour ma part néantisme. J’avais écrit plusieurs romans, dont l’un en vers, et des centaines de pages de poésies que je dus détruire peu après cette époque. Je rejetais alors de revenir sur ce que j’avais écrit, j’écrivais en aveugle, et j’admettais avec Rimbaud que l’écriture devait se rapporter à un dérèglement de tous les sens. Dans ma grande naïveté, je ne voyais pas de contradiction entre poésie et roman, et pour moi le roman n’était guère que le prolongemf’ dans la durée, de l’expérience poétique. D’où le roman en v ! D’où les sujets que je donnais à mes romans, qui se rapportaift tous à ce que j’appellerais aujourd’hui une destruction de ’ : façade psychique, rapportée à des individus divers. Le roman en vers lui-même, à la façon de Stephen King, prenait comme protagoniste principal un écrivain, et décrivait sa plongée dans un ordre dont il eût été malaisé de dire s’il relevait de la folie au sens clinique ou d’une expérience mystique, le pauvre homme se divisant en deux êtres disdtincts dont l’un représentait le Mal (et le Mal voulait s’incarner dans ce pauvre écrivain, qui n’était plus que le théâtre d’un conflit qui se jouait indépendamment de lui), tandis que l’autre, plutôt que le Bien, figurait un principe d’humanité. Ma quatrième tentative romanesque trouva son point de départ à la gare de Gargan (en Seine-saint-Denis) un soir de novembre 1988, alors que je venais de raccompagner ma fiancée, dont la destruction psychique était plus avancée que je ne pouvais alors imaginer, et dont le comportement déréglé me tourmentait spécialement. Sur le quai de la gare, je restais un moment --- la nuit tombait --- à imaginer l’histoire d’un homme, disposant d’une excellente situation, entièrement soumis à la loi sociale et à la CONVENTION. J’imaginais que cet homme pût, à la suite d’une expérience intolérable à son esprit, voir se détruire sa vie entière, sa situation sociale et familiale, et jusqu’à son intégrité mentale. La vie et la désagrégation progressive de cette figure sociale me semblait devoir faire la matière d’un livre. PO,urtant, il advint au sujet de mon livre ce qui devait advenir du personnage en question, cet homme que j’appelais Alain Merzin. Unitaire et conforme à la convention narrative aux premières heures de son existence, le récit explosa vers la neuvième page, céda le pas à des considérations fort éloignées du propos initial, et le livre m’offrit alors le cas d’une hémorragie telle que, plus de dix ans après cette déchirante expérience, vous me trouverez toujours pareillement assis à mon bureau, une tasse de café à ma gauche et un cendrier à ma droite, gesticulant comme un damné en vue de coordonner les mille bribes d’histoires auxquelles Merzin déchiqueté abandona son existence. Une telle constance m’engage à interroger l’existence du temps. A l’heure qu’il est, on ne sait toujours pas si George W. Bush sera élu à son tour président des Etats-Unis, mais le contraire serait étonnant ; j’en viens donc à me demander si, dans dix ans, je ne serai pas encore assis à mon bureau, une tasse de café à ma gauche et un cendrier à ma droite, à tenter de coordonner les mille bribes d’histoires qui découlaient de l’implosion initiale de l’histoire de Merzin. Et George Z. Bush, petit-fils de George Bsuh, clone de son père qui lui-même semblait le clone de son père, sera élu président des Etats-Unis selon une procédure peut-être plus fantasque encore que celle qui régit l’actuel scrutin. Mais un George Bush plus réactionnaire encore que son père, plus impliqué que ne le fut son grand-père dans les actions criminelles de la CIA. Et tandis que se poursuit cette multiplication exponentielle des George Bush, je continue de buter sur cette multiplication exponentielle d’histoires stupides qui ne se résoudront pas, parce que le roman de la réalité ne peut pas se résoudre et qu’il s’agit de donner au roman réaliste une forme adéquate au sentiment que nous avons de la réalité. Qu’est-ce que qu’un livre réaliste ? C’est un livre dont le langage mange de la réalité. Le réalisme n’est pas une convention de style. La linéarité du récit est réaliste chez Balzac, chez Zola, chez Proust. Au-delà, ou ailleurs, elle n’est que convention. Je ne parle pas de Jean Grosjean. --- Le récit de Grosjean ne relève pas du roman. Le roman est vulgaire, il implique l’expérience de la réalité dans ses éléments les plus transitoires. Impossible par exemple de faire du roman sans faire de la politique, au sens le plus concret du terme. Et Grosjean ne s’intéresse pas à la politique, tout chez lui se rapporte à un Dieu dont l’expression est magnifique mais qui ignore ou rejette toute notion concrète de politique. Le roman se fit dans la matière du quotidien de la réalité et mange de ce que rejettent précisément les « littérateurs », professionnels de la littérature.

L’expérience de la réalité, je devais m’y accrocher — j’y étais cloué. Ma fiancée, qui est entrée à l’hôpital psychiatrique peu de temps après notre séparation, à l’époque précise où j’écrivais, aveuglément, le roman que je recompose aujourd’hui mas, à la suite duquel, vers 1990, je crus devoir arrêter tout à fait d’écrire, elle s’est sacrifiée --- ou l’ai-je sacrifiée moi-même ? --- à cette solidarité (dont, sans doute, je me serais volontiers départi à des heures) qui me tenait au réel. La drogue --- on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans --- pouvait bien jusqu’alors m’être apparue comme une ouverture formidable sur des réalités inaccessibles par aucun autre biais j’en avais une expérience peu aventureuse. Mon amo4lj destructeur m’offrit son expérience, et me.donna la conscience claire du pouvoir aliénant des psychotropes. - Elle-même ne s’en releva pas. Et même si je fis ultérieurement l’expérience de l’acide lysergique (ou LSD) il m’était désormais interdit de me faire la moindre illusion sur la nature des révélations auxquelles la drogue permettait d’accéder. Je ne nie pas que l’expérience d’écrire sous acide ait été proprement exaltante, mais il fallait qu’aux pointes les plus extrêmes du délire lysergique je fusse conscient de ce qu’aucune vérité ne surgira de la fenêtre, pour l’écrire. L’écriture comme expérience psychique --- dans laquelle je me suis jeté à corps perdu, aux environs de 1992-1993 --- ne fit au fond que consolider cet autre aspect de l’écriture qui en est l’expérience réaliste. C’est pourquoi le Sens des réalités me revint toujours à la figure. En 1991 je prélevai l’histoire de Merzin et un récit du désert ; en 1992, j’imaginai un banquet autour duquel se fussent attablés divers protagonistes d’une révolution avortée, qui auraient recherché les raisons de leur échec ; en 1993 j’écrivis une première version, fort malencontreuse, du Jugement de rien, qui n’avait pas de rapports apparents avec le Sens des réalités mais dont la substance découlait presque entièrement de la sentence qui donnait au roman délaissé sa conclusion : « On ne pourrait accuser personne ». En 1994 encore, j’essayai de reprendre certains chapitres où se combinaient différentes histoires, lesquelles n’aboutissaient pas parce qu’elles ne devaient de ne pas aboutir ; en 1995 je repris le manuscrit initial et j’en prélevai cinquante fragments parmi ceux qui me semblaient les plus significatifs ; en 1996 j’écrivis une courte prose intitulée Fluctuat nec mergitur. La matière provenait du manuscrit original du Sens des réalités, mais la prolifération narrative trouvait appui sur une conscience approfondie des structures linguistiques du récit ; en 1997 je composai le récit d’Emilie Guermynthe, qui n’était rien d’autre qu’un hommage au fatalisme --- et, par là même, au réalisme --- de Zola et de Racine. En 1998, enfm, je crus avoir les armes pour reprendre le projet du Sens des réalités en lui rendant la dimension d’un roman. La critique sera heureuse qu’y corresponde la notion de roman« éclaté ». Mais l’éclatement qui régit le Sens des réalités est une épreuve continuelle, et non une forme littéraire. L’éclatement lui-même est écla , si je puis m’exprimer ainsi. Les tentatives accumulées depuis dix ans refusent de se coordonner, et lorsque les contradictions éclatent je ne vois que des raisons de me réjouir. Il y a eu une effroyable disgression, tout à fait aberrante, que j’ai appelée Bourreau de Merzin et qui raconte l’expérience d’un homme qui prostitue la fille d’Alain Merzin. Or, s’il était une chose qui parût bien établie dans ce livre, c’était que Merzin n’avait qu’un fils, un fils unique, et c’est un fait sur lequel je n’ai eu de cesse d’insister. Pourtant l’ histoire de la fille Merzin, prostituée et rackettée par un homme sans morale mais qui, chaque soir, se complaisait à laisser à la pauvre fille une pièce de dix francs, cette histoire m’a bien plu. Je ne vois pas pourtant qu’il soit possible ou nécessaire de modifier la structure familiale des Merzin, telle qu’elle est exposée au début de ce livre. Il importe au contraire que Merzin n’ait qu’un fils.

Ce livre qu’on pourrait imaginer finir d’une façon ou d’une autre n’est qu’une plaie ouverte qui se rouvrira tous les dix ans peut-être, au rythme des réélections d’une lignée épouvantable de George Bush, comme des produits de série qui, non contents de se réitérer, empirent de génération en génération. Peut-être, à la fin, n’aurai-je plus du tout besoin d’écrire. Je me contenterai alors d’établir une revue de presse. Ai-je besoin en effet d’écrire une seule ligne relative au sens, comme on peut l’entendre, des réalités, quand je lis dans tel quotidien qu’à Lima, des attentats sont perprétrés dans les rues à l’aide de chiens explosifs --- de chiens qu’on bourre d’explosifs — qu’à Kaboul, on condamne les femmes qui portent des socquettes blanches, perçus par les talibans comme des attributs érotiques — qu’ailleurs, un président de la République se maintient au pouvoir alors qu’une série d’affaires ahurissantes le désignent comme principal responsable d’un vaste réseau de corruption — qu’aux Etats-Unis, une vaste procédure judiciaire s’évertue à établir dans le détail les jeux sexuels du président, et rapporte les menus plaisirs auxquels ce saint homme se livrait entre deux négociations sur la paix au Proche-Orient. Mon livre a-t-il encore la moindre justification devant le témoignage stupéfiant d’YB sur les massacres perpétrés en Algérie (massacres dont la presse française aura mis plus de cinq ans à se faire l’écho) ? Je vois bien que je devrais renoncer. L’époque où j’écrivis les premières lignes du Sens des réalités, ce fut aussi celle où le régime de Ceaucescu en Roumanie s’effondra, au cours d’une « révolution » dont la part de simulacre ne sera vraisemblablement jamais établie. Je dois pourtant me résoudre à ce que le projet même d’un livre intitulé le Sens des réalités, hors de toute justification littéraire ou sociale, se poursuive, emprunte le titre de roman, s’essaie à être un livre alors même qu’il ne peut être un livre, au sens où l’on écrit des livres qui’soient dignes d’êtres lus dans la mesure où ils portent en eux un message. Ce pourrait être un message d’espoir, ou le vertige d’un désespoir pareil à ce que nous offraient Paul Celan ou Sadegh Hedayat avant de mourir, l’un disant : Il reste quelque chose ; l’autre s’exclamant ---- Cette beauté ... Mais non, car enfin, je suis bien loin de subir le joug de tourments pareils aux leurs, et il ne serait pas décent d’y prétendre. Même si l’image de cette fiancée perdue me hante comme j’accompagnais sa chute, c’était il y a longtemps et aujourd’hui, je vis très bien. Je plaide pour la social-démocratie, je suis un social-traitre et les institutions, je les cautionne pleinement. Les utopies quelles qu’elles soient me font sourire, comprenez, je ne suis pas Alain Merzin non mais ...

Je ne suis pas cet homme qu’une faille dans sa perception de la réalité pourrait détruire. J’ai supporté maints bouleversements réalitaires et je ne puis en témoigner qu’indirectement. C’est pourquoi je me suis évertué jusqu’ici à établir une série de personnages dont les histoires se croisent ou se juxtaposent. Qui y voit une suite de métaphores épistémologiques, je lui réponds : ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! C’est une autobiographie. Voici d’ailleurs la suite.

Il y a eu un cri. Ce cri résonna longuement, il était comme tangible à force de se maintenir dans l’air ambiant. C’était un cri terrible, déchirant, qu’on ne pouvait interpréter mais qui devait traduire une souffrance épouvantable. Si l’on y réfléchissait (mais il aurait fallu être bien insensible pour entrer dans de telles considérations), il pouvait bien sembler que la cause de ce cri était un choc soudain, quelle que fût la nature de ce choc. Des jours et des jours s’écoulèrent sans que ce cri ne s’arrête, sans même qu’il se dissipe ou s’atténue. Et je voulus faire l’histoire des gens qui vécurent dans l’onde de ce cri. Pour eux, qui vivaient en son sein, il ne devait rien y avoir et ce cri était en quelque sorte leur silence. Mais aussi, il formait la matière de leur langage. L’enchevêtrement d’histoires autonomes, les unes par rapport aux autres, se graverait lui aussi dans ce cri. Mais ce cri, il faudrait encore le voir comme un arc – et, plus précisément, un arc-en-ciel. L’image est inédite. Elle offre un pont, peut-être, entre ce que fut (et devait être) le livre projeté à son balbutiement initial (la gare) et ce qu’il serait aujourd’hui, dans le passage d’une époque de mutations accélérées à une autre, plus frénétique encore peut-être. Alors, à cette série de temps accumulés, dont la forme générale apparaît peu évidente à cerner (sinon que le sentiment de la catastrophe s’y éprouve plus nettement qu’alors, peut-être), le Sens des réalités, monstre informe, répondrait par le calme du chaos ?

P.L.

 

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