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L’état critique
La série au barreau

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 Article publié le 1er décembre 2008.

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Evidemment, la simple annonce d’un « one-man-show » de Jacques Vergès devait susciter ma curiosité. De longtemps, cet homme insaisissable et au coeur de cette époque violente :m’apparaissait comme une des figures les plus salutaires pour la pensée, résistant à toutes les facilités de l’analyse politique, philosophique et plus encore journallistique. Eût-il appelé son spectacle « Plaideur par passion » (proposition idiote, j’en conviens), je serais quand même allé le voir. Mais il fallait encore que l’avocat trouvât un titre en forme de boutade, un jeu de mots sur lequel je ne pouvais rester silencieux, comprenez : « Serial plaideur », serais-je paranoïaque, j’y verrais une provocation personnelle de la part de l’avocat. Il confirme une étonnante propension du syntagme « serial killer », popularisé en France depuis le milieu des années 1990, à produire du « jeu de mots ». Par quel mystère ? On sait que « série » a donné lieu à des jeux de mots multiples. J’avais profité d’une belle série de dessins de Luciano Bruni, à l’époque de Lascaux rasé, pour faire le point à partir d’un tryptique intitulé par son auteur « Une série verte ». J’avais recueilli précieusement le témoignage d’un séminaire de Jacques Lacan où « série » était associé à « sérieux », dans un étrange dialogue avec un homme qui était sur le point de partir. Je restais attentif à toutes les confusions possibles entre la « sérigraphie » (qui est issu de « sérici- », la soie et non de lat. « series » puisque la sérigraphie était propice, en tant que technique, à une exploitation sérielle du matériau pictural (Andy Warhol est-il sériel ?) Mais l’anglicisme « serial killer » est d’une productivité assez surprenante. J’avais noté, à l’orée de l’an 2000, une campagne de publicité pour une marque de tabac qui demandait à l’acheteur : « Etes-vous un serial rouleur ? » La campagne a tôt cessé. Sans certitude, j’ai alors pensé que le jeu de mots, à une époque ou quelqjues affaires de crimes sériels faisaient régulièrement la une des journaux, pouvait avoir choqué. Ce contexte lourd n’a pas empêché, à la même époque, Michel Deguy d’analyser le travail critique de son collègue Henri Meschonnic comme celui d’un « serial killer ». Il y a là non un jeu de mots, mais une métaphore. Mais une métaphore humoristique, bien évidemment, les victimes du poéticien l’étant essentiellement dans une sphère discursive bien particulière. Quelques années plus tard, quand le président libanais Rafik Hariri a été assassiné, Le canard enchaîné a évoqué un « Syrial Killer » (les soupçons pesaient – et pèsent toujours – sur le régime de Damas...) Il faut donc que cette locution, dont la traduction est un problème en soi (du « tueur en série », on passera bientôt à la noiton de « criminel sériel »... à moins que ne reprenne de la vigueur l’adjectif « sérial », persistant mais confiné à des secteurs scientifiques depuis son apparition, bien antieure à « sériel » soit dit en passant). Bref, le titre de la pièce de Vergès n’a, en soi, rien d’anodin.

Peut-être convient-il de baliser rapidement le « sérialisme » dont il est question ici. Le serial killer se définit non seulement par la multiplicité de ses victimes mais également par le systématisme de son procédé. Le crime sériel n’est pas redevable du nombre des victimes mais d’une opération réitérée, répondant à une loi de régularité (obsessionnelle ou ritualisée). À travers le meurtre sériel, un seul et même meurtre se rejoue indéfiniment. Cette dimension rituelle a d’ailleurs réveillé toutes les tentations scientifiques de la criminologie, puisqu’elle fait de la série des meurtres commis un jeu de pistes conduisant logiquement à la suite de la série et peut-être même au criminel. On a donc vu fleurir une littérature policière spécialisée dans le crime sériel ; puis des séries télévisées où, à l’inspecteur traditionnel ou non conventionnel, s’est substitué le « profileur », à mi-chemin entre le policier et le chercheur scientifique. Et c ette évolution a accompagné toute la série des transformations des procédures d’enquête, ces dernières années, qui font désormais une grande place à toutes sortes de technologies.

Le « serial plaideur » ne tue pas, il plaide. Ses plaidoieries sont chaque fois particulières, même si la plaidoierie est canonisée et inscrite dans un rituel qui remonte à l’héritage grec. Ce n’est pas un hasard si Vergès accueille son public avec l’Antigone de Sophocle. On l’attendait sur le terrain politique, l’avocat se montre grand littérateur. Oui ! Tout son spectacle n’est, au fait, qu’une vaste dissertation littéraire. Qu’on se rassure : le propos n’est pas moins politique. Mais il ramène la réalité à ce qui la constitue : le discours. Le dispositif du procès (qui a lui-même irrigué toute la littérature, comme l’avocat le rappelle opportunément) doit nous amener non à la vérité mais à une « lutte », la lutte d’un homme, héros pour l’occasion : l’accusé. L’avocat, quant à lui, est tour à tour spectateur et co-auteur de l’histoire qui se joue dans le procès... Littérature, donc ? Si ce n’est que ces fictions conduisent la réalité, même. Qu’en elles se joue quelque chose de plus vaste, quelque chose qui apparaît consubstanciel à la notion de crime, elle-même : l’humanité.

C’est ainsi, non sans faire penser d’ailleurs au Michel Foucault de « L’ordre du discours », que monsieur Vergès nous offre non pas une plaidoierie et pas vraiment une pièce de théâtre mais plutôt une leçon d’humanité. Une leçon négative, faut-il le préciser : ce que met en oeuvre le procès ne permet jamais de dégager la complexité humaine que le verdict réduit à une sentence. D’où, peut-être, la passion du plaidoyer selon Vergès, en particulier dans ces procès qui sont perdus par avance pour leur dimension politique ; : Antigone, Jeanne d’Arc mais encore le Julien Sorel de Stendhal. L’avocat évoque longuement le cas de Djamilah Bouhired, exemplaire de son approche de ce qu’il appelle « procès de rupture ». Mais ici, nous sommes troublés : le partage apparaît bien difficile entre une approche quasi anthropologique du crime et de l’appareil judiciaire à un rapport militant au procès. D’un côté, l’avocat relativise toute la structure institutionnelle du crime ; de l’autre, il raconte une histoire sous-jacente, celle peut-être que le spectateur aurait aimé voir détailler (comment défend-on un terroriste ? Un nazi ? Un « monstre », enfin ?) et que Vergès aura évoqué avec une profondeur de vues peu commune, de nos jours. Dans la forme la plus rigoureuse d’une plaidoierie, c’est-à-dire d’une tragédie. C’est ainsi que cet homme qui parle pendant un peu plus d’une heure assis à son bureau ou debout, face au public, dans un décor qui semble extrait de son propre bureau de travail, produit une oeuvre infiniment plus théâtrale que la plupart des pièces qu’il nous est donné de voir, quand bien même elles ont réfléchi ardemment les propositions d’Artaud sur la cruauté au théâtre. Le texte de Vergès signe peut-être l’arrêt de jeu de cette « spécificité théâtrale » qui ne rend plus compte de sa réalité et de son inscription dans la culture. Le théâtre n’est tout-puissant que dans l’espace de la parole. Il l’est au quotidien, dans ce qui se rejoue dans nos « structures théâtrales subliminales ». Depuis longtemps on cherchait à retrouver le lien essentiel qui unit le théâtre à la vie. Jacques Vergès nous regarde de son air placide et nous indique, sans plus de commentaires, l’espace du tribunal.

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