Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Forum] [Contact e-mail]
Navigation
Les textes publiés dans les Goruriennes sont souvent extraits des livres du catalogue : brochés et ebooks chez Amazon.fr + Lecture intégrale en ligne gratuite sur le site www.patrickcintas.fr
Livre premier
Chapitre V

[E-mail]
 Article publié le 6 mars 2006.

oOo

- Vous avez passé deux bonnes nuits loin de chez vous, dit Kol Panglas le nez collé contre l’écran.

Frank ne se souvenait pas de la première. Le comte pouvait dire ce qu’il voulait. Par contre, il avait été lucide pendant toute la nuit dernière et Anaïs s’était montrée charmante.

- Charmante ? roucoula Kol Panglas. Elle s’y connaît.

Frank n’avait rien absorbé, à part les verres, mais Anaïs avait réussi à le maintenir dans un état de conscience proche de la réalité.

- Mais ce n’était pas tout à fait vrai, dit Kol Panglas.

Les électrons jouaient sur son visage. Frank avait l’impression d’une espèce de course poursuite. Quelquefois, le manège s’arrêtait et la surface du visage de Kol Panglas se mettait à trembler, comme si l’attente le forçait lui aussi à revenir au sujet de l’entretien. Il tapotait le bord de l’écran avec son crayon. Frank remarqua le bout de gomme rose mordillé jusqu’à la virole d’acier bleu.

- Vous ne pouvez pas passer une troisième nuit avec elle, Frank.

Kol Panglas n’appelait jamais les gens par leur petit nom. Il s’adressait toujours à un prénom suivi d’un nom. Ensuite, il imposait son regard à la fois trouble et rugueux, un regard comme une surface de mur. Il était un composé de surfaces où le monde s’agitait par reflets stridents. Seule, sa mâchoire inférieure ne semblait pas concernée par cette agitation. Il était toujours au seuil d’une convulsion provoquée par la mauvaise foi de son interlocuteur. Aussi guettait-il ce moment intense avec une délectation qu’il se faisait une joie d’annoncer en ouvrant une bouche trop grande pour ce visage fermé à l’extrême. Frank cherchait la langue dans cette noirceur bleutée. Il n’y distinguait que des veines noires qui palpitaient comme des petits insectes en attente de mutation.

- Je peux pas quoi ? grogna Frank qui détestait qu’on se mêle de sa vie privée. Deux agents ne peuvent pas...

- Deux agents, oui, expliqua Kol Panglas qui avait de la patience ce matin. Deux agents peuvent se faire tout ce qu’ils se souhaitent à la condition que ce soit conforme aux bonnes moeurs.

- Les moeurs, moi... plaisanta Frank en secouant sa main valide.

- Au fait, dit Kol Panglas, il lui est arrivé quoi à votre main ?

- On parlait d’autre chose.

- On ne parlait pas. Je me renseignais. Et vous savez pourquoi je me renseigne ? Parce qu’on me l’a demandé. Et vous vous figurez que j’obéis à n’importe qui !

- Je me fous de savoir à qui vous obéissez, hurla Frank. On dirait que j’ai pas fini d’avoir des emmerdes avec les druides !

- Il lui est arrivé quoi à votre main ? prononça le juge en se tenant à son bureau.

- J’ai toujours fini par leur casser la gueule, toujours !

- Essayez pour voir ! Cette fois...

Frank hurla de rire.

- Cette fois quoi ? Cette fois comment ? Vous croyez que ça m’amuse d’avoir mal aux mains ?

Kol Panglas se calma soudain.

- Comment va l’autre ? Je ne savais pas qu’elle était concernée.

Il se mit à fouiller l’écran qui clignotait. Frank n’avait aucune envie d’expliquer ce qu’il avait fait de ses mains une fois qu’Anaïs n’en eut plus besoin. Elle s’était endormie avant lui. À la lumière de la lampe de chevet qui était couverte d’un carré de soie vert olive, il avait pu observer à quel point elle était vieille, enfin : beaucoup plus vieille qu’il ne l’avait cru quand il s’était enfin aperçu qu’elle avait l’âge de sa propre mère.

- Vous n’arriverez jamais à expliquer ce genre de choses à un magistrat, dit Kol Panglas avec aménité. Si le cas se présente un jour. Mais pourquoi se présenterait-il, dites-moi ?

Il entretenait des lueurs dans son regard, comme s’il était connecté avec un système parfaitement artificiel hérité d’une époque révolue qu’il transporterait avec lui comme un fardeau ou comme la coquille d’un escargot. Il donnait le vertige. Avec les gens de sa génération, Frank éprouvait plutôt du plaisir à tomber dans les pièges d’une conversation destinée à le faire sortir de ses gonds.

- Je vous ai un peu secoué, regretta-t-il comme un enfant de choeur qui vient de retrouver les hosties consacrées alors que le prêtre a été obligé de refiler les non bénites pour éviter un scandale capable d’éclabousser l’attente de la communauté.

- J’ai l’habitude, dit Kol Panglas en se dandinant sur son fauteuil de direction. Vous ne m’avez pas dit ce qui est arrivé à vos mains.

Ce n’était plus une question. Frank se radoucit encore, prêt à se confesser si c’était ce que la justice attendait de lui.

- Il n’est pas question de se confesser, dit Kol Panglas qui recommençait à bouillir. Pas facile d’avoir une conversation utile avec ces... continua-t-il en aparté.

Quand il s’exprimait en aparté, on pouvait croire qu’il crachait son chewing-gum dans un tiroir justement ouvert à cet effet. Heureusement, dans ces cas extrêmes, il ne finissait jamais ses phrases et on en restait généralement à ces points de suspension. Frank ne souhaitait pas vraiment déroger à une règle qui avait fait les preuves de sa pertinence.

- Vous faites bien, seringua Kol Panglas. Revenons aux circonstances...

- On m’accuse de quoi ? gémit Frank qui redoutait la douleur.

- On ne vous accuse pas. On cherche à savoir. Il vaut mieux pour vous qu’on le sache. Vous comprenez ?

- Je comprends que je vais me faire avoir.

- Vous savez... dans ces métiers de...

Frank retint un cri. Seule la colère se montra sur son visage. Il n’en sortit rien qui pût compromettre son avenir immédiat. Il s’efforçait de sourire et ça lui donnait l’air tarte, comme aurait dit Anaïs.

- Il y a longtemps que vous la connaissez ?

Qu’avait dit le comte à ce propos ? Sans cette réponse, il ne pouvait que se tromper.

- Vous ne répondez à aucune question, remarquez-le bien, prévint Kol Panglas que les électrons parcouraient comme un réseau en formation constante.

- J’ai du mal, oui, admit Frank.

Il n’avait pas de bonnes intentions. On pouvait toujours le lui reprocher. Mais Kol Panglas ne s’y risqua pas. Il n’avait pas autant de temps à perdre avec les questions de discipline interne. Il était moins flexible pour tout ce qui concernait les apparences du service à l’extérieur, en plein dans cette société traversée de secousses sadomasochistes qui lui donnait la nausée chaque fois qu’il avait le devoir de la convoquer.

- Comme je vous le disais...

- Je me sens plus aussi bien que tout à l’heure quand j’ai accepté de répondre à vos questions, soupira Frank en se tenant les tempes qui palpitaient sans toutefois contenir les insectes que Kol Panglas lâchait dans une conversation qui devenait un triste interrogatoire...

- ...de routine, précisa Kol Panglas. Votre état... constant justifie les moyens que nous...

- Qui ça, nous ? s’inquiéta Frank qui basculait du mauvais côté de la clarté due aux explications.

Kol Panglas s’essuya le front avec un mouchoir de soie déjà imprégné de ses odeurs fortes. Il avait l’air désespéré alors qu’il était encore dangereux.

- De deux choses l’une, Frank : ou bien vous vous calmez, en utilisant le moyen qui vous semble le plus approprié, ou bien je vous fais injecter un sérum de vérité. Choisissez !

Il devenait péremptoire plutôt, le robin. Approprié était une drôle de façon d’exprimer ce qu’on pensait de ce genre d’appropriation. Frank avala une dose carabinée. Kol Panglas ne cacha pas son épouvante. Il cria :

- Vous êtes vraiment dingue, Frank ! Ah ! si vous n’étiez pas...

Encore une phrase qu’il valait mieux ne pas achever sous peine de... Frank se mit à rire en commençant par les épaules. Il voyait... il voyait...

- Flash ! s’écria-t-il.

Puis il devint étrangement tranquille et grave. Kol Panglas s’apprêta à prendre note.

- Si j’étais votre médecin... fit-il.

Quelque chose se passait sur le visage de Frank. Se souvenait-il de la première nuit ? Ils l’avaient effacée par erreur et maintenant cette fausse manœuvre posait problème. Il ne savait pas exactement lequel, mais ça avait quelque chose à voir avec la cohérence de Frank lui-même. Il n’était pas médecin, seulement doué pour les interrogatoires pointus.

- Où en étions-nous ? se risqua-t-il à demander alors que Frank ne disait plus rien.

Le grouillot était ailleurs, sachant où il était et ne se posant même pas la question de savoir si c’était un élément primordial de la réponse qu’on attendait de lui. Kol Panglas le relia à la terre, par pure précaution. Frank contenait des circuits délicats, et onéreux. Kol Panglas veillait toujours aux petits détails qui alimentent la bonne opinion que les autres peuvent avoir de soi quand on est réduit à l’un au moment des avancements au mérite. Mais Frank était parti plutôt loin qu’ailleurs. Ce n’était pas de chance. Kol Panglas éteignit l’écran d’un coup de poing rageur et abandonna Frank Chercos à sa mortification synthétique. Un mélange d’impulsions atomiques et de raisonnements pervers. Kol Panglas n’y connaissait rien.

- Je ne suis pas son médecin, dit-il à Pierre de Hautetour qui ne l’attendait plus.

Hautetour commanda un caddie. Une opératrice en combinaison de pilote de chasse leur proposa le dernier modèle, vantant le système de commandes par impulsion cérébrale.

- Qu’est-ce qu’on n’invente pas de nos jours, commenta Kol Panglas en prenant place dans l’étroit véhicule. Au lieu de couvrir nos murs d’oeuvres dignes du passé et d’y faire tonner notre parfaite connaissance de la résonnance naturelle. Comment est-elle ?

- Elle veut tout dire, susurra Hautetour.

- Ce qui ne veut rien dire, conclut Kol Panglas.

Hautetour se tut. Il en savait trop et Kol Panglas le savait. Quand un poisson se mord la queue, c’est qu’il est cuit. Le magistrat connaissait la cuisine et s’en vantait sans prendre le risque du ridicule au moment de se mettre aux fourneaux.

- Et Frank ? demanda Hautetour qui ne risquait rien à s’informer aussi évasivement.

Kol Panglas poussa un long soupir qui trahissait son goût pour les gros Havanne et l’alcool de cactus. Il n’en finissait pas de secouer sa grosse tête de vieux premier, comme il s’intitulait lui-même.

- Il est dingue, complètement dingue.

- Ça, grogna Hautetour, je le savais déjà !

Le caddie traversa une Zone d’Intimidation. Hautetour ferma les yeux, comme d’habitude, pendant que Kol Panglas s’interrogeait encore sur l’utilité de ces traversées mentales qui n’ajoutaient rien à la connaissance des lieux. Cette infantilisation l’exacerbait, mais n’exerçait plus sur lui son influence de narratrice des enjeux de l’existence.

- Si vous voulez savoir, dit-il aux yeux fermés de Hautetour, nous l’oublierons dès qu’il ne sera plus de ce monde, ce qui ne saurait tarder.

Kol Panglas ignorait que Frank Chercos était programmé pour vingt ans. Il trouverait la mort sur le quai d’une gare en Andalousie, on ne savait pas pourquoi : le système refusait obstinément de s’expliquer sur les raisons. Par contre, il ne tarissait plus sitôt qu’il s’agissait des objectifs à atteindre, ce qui, au fond, arrangeait Hautetour dont l’esprit était enclin à de douces paresses aléatoires.

Une sonnerie insista pour qu’ils sautassent en marche. Kol Panglas glissa sans tomber. Hautetour en était encore à se marrer comme un gamin s’il avait l’occasion d’assister à ce genre de chute, ce qui irritait fortement le magistrat. Ils s’annoncèrent dans la console de reconnaissance. Personne en vue. Un couloir et son éternité de bandes jaunes et rouges dans l’alignement sans défaut des tubes fluorescents. Kol Panglas grogna discrètement. Il n’y avait plus aucune chance de le voir se fiche par terre. Hautetour pressa le pas. Il atteignirent bientôt une double porte qui leur adressa la parole en termes univoques.

- Parfait ensemble, remarqua Hautetour.

Et ils entrèrent. Anaïs K. était aux fers, les pieds dressés de chaque côté d’un opérateur qui s’affairait entre ses cuisses.

- Pourquoi une combinaison de pilote de chasse, dit Kol Panglas qui pensait à l’opératrice du caddie.

- Comment voulez-vous que je le sache ? dit Hautetour qui ne souhaitait pas cacher son irritation aux yeux qui les observaient en détail et même en profondeur depuis qu’ils étaient entrés.

- Je n’ai jamais assisté à un accouchement, avoua Kol Panglas qui haïssait les enfants.

- C’est plus compliqué que ça, mon vieux.

- Mon vieux ?

Hautetour prenait des libertés avec les convenances qui séparent nettement le judiciaire de l’administratif, mais Kol Panglas jugea que le moment était mal choisi pour s’en formaliser. Il se laissa installer dans un fauteuil qui s’inclina jusqu’à atteindre la perpendicularité avec un écran de contrôle.

- Où sommes-nous cette fois ? demanda-t-il.

Une opératrice se pencha cérémonieusement sur lui. Elle sentait la cannelle.

- Vous êtes, dit-elle. Et c’est tout.

Kol Panglas comprit qu’il ne devait pas insister. Hautetour avait d’ailleurs cessé d’insister en entrant. C’était clair comme message, mais Hautetour avait l’avantage d’une expérience acquise alors que Kol Panglas avait reçu la sienne. Il était conscient de sa nette infériorité sur ce terrain sensible. Le fauteuil se mit à lui seringuer des substances tranquillisantes.

- C’est nécessaire, confirma l’opératrice.

Son sourire engageait à l’abandon. Kol Panglas se reprocha cet instant de soumission aux charmes de la nature. Il n’y percevait d’ailleurs aucune féminité. Il préférait s’en tenir à des considérations naturelles. Hautetour était beaucoup moins exigeant, mais c’était un porc.

- Maintenant, dit l’opératrice, cherchez le détail que vous êtes venus trouver.

Anaïs était secouée de convulsions dont il était difficile de ne pas mesurer la douleur. Kol Panglas demanda en sourdine qu’est-ce qui était plus compliqué qu’un accouchement.

- Un aveu, dit Hautetour tranquillement.

L’opérateur qui agissait entre les cuisses se releva puis pivota souplement sur ses talons. Il avait l’air heureux de pratiquer un métier compliqué, voire obscène. Kol Panglas lui renvoya une grimace écoeurée.

- N’en faites pas trop, conseilla Hautetour qui se laissait pénétrer sans offrir une résistance que Kol Panglas se mettait un point d’honneur à contrecarrer par un exercice critique au-delà de tout soupçon.

- Elle est saine, dit l’opérateur en s’avançant vers ce qui apparaissait maintenant comme une paroi de verre parfaitement transparente, sans défaut ni salissure. Nous avons progressé, mais les résultats vous paraîtront un peu... abscons. Question d’interprétation. Un logiciel se met en place automatiquement, mais cela prend du temps. Nous pensions pouvoir en disposer à notre aise...

- On est pressé, dit Hautetour qui redevenait sérieux malgré les infiltrations.

L’opérateur réprima un geste d’impatience.

- D’habitude... dit-il.

- D’habitude on est moins pressé, précisa Hautetour.

- Je comprends...

- Vous ne comprenez pas et nous sommes pressés.

Kol Panglas ne put s’empêcher d’admirer la fermeté du futur directeur du Servive de Surveillance et des Enquêtes. Il joindrait son opinion favorable à la proposition de nomination. De plus, il le devait à Hautetour qui s’était montré à plusieurs reprises tout aussi favorable à l’occupation du poste de directeur du RI par un Kol Panglas revu et corrigé au gré d’une expérience de la douleur qui pour l’instant demeurait lettre morte, le magistrat n’ayant pas encore formulé sa demande.

- Où en sommes-nous ? demanda Hautetour.

- C’était une époque bien différente de la nôtre... commença l’opérateur sur un ton d’excuse qui déplut d’emblée à l’impatient Hautetour.

- Toutes les époques ont des points communs. Cherchez-les.

- Nous nous y employons. Croyez bien que...

Kol Panglas commençait à s’habituer à l’obscénité de la scène. C’était d’autant plus obscène que la patiente...

- Ce n’est pas une patiente, grogna Hautetour avant de s’injecter manuellement une surdose expérimentale.

- ...que la demanderesse n’est plus toute jeune.

- Elles ne le sont jamais, dit l’opérateur. Elles ont au moins (il calcula sur ses doigts)... seize ans de plus que leur enfant. Seize ans, monsieur le Juge, n’est-ce pas ?

Kol Panglas opina. Avant seize ans, on les avorte systématiquement. Après, on les condamne à la maternité, d’où les problèmes. Mais un magistrat ne fait pas les lois ; il les applique. Fatalitas !

- Les premiers récits sont si incohérents que nous ne savons pas si... continua l’opérateur.

- À partir de quel moment vous me faites perdre mon temps et celui du chef des services judiciaires ? rugit Hautetour à travers les postillons qui maculaient la paroi séparatrice.

L’opérateur cligna des yeux à travers la même disparité de surface. Kol Panglas se cala un peu plus confortablement dans son fauteuil. Il n’avait plus rien à faire.

- Nous avons traduit la première phase qui comme vous le savez est sujette à interprétation. Nous avons utilisé le logiciel...

- Passez-nous les détails ! grommela Hautetour.

L’opérateur jeta un regard suppliant au magistrat qui, par un signe sans équivoque de la tête, fit savoir qu’il n’était plus concerné. Il agissait désormais comme témoin. Hautetour confirma d’un autre signe de tête, plus catégorique, à la limite de l’impatience et de la courtoisie.

- Une certaine linéarité se dégageait de l’écoute...

- Vous écoutez ? Depuis quand ?

- Nous n’utilisons plus la plateforme d’interprétation, couina l’opérateur qui montrait ostensiblement à quel point il était outragé par ces interruptions peut-être inadmissibles.

Qu’en pensait le magistrat instructeur ?

- Rien, fit négligemment Kol Panglas.

Visiblement déçu et désormais mal à l’aise, l’opérateur continua :

- J’attirais votre attention sur la linéarité apparente du récit. Nous avons réussi à en suivre le fil d’un bout à l’autre. À cette époque...

- Il y a au moins seize ans, précisa Kol Panglas qui regretta aussitôt cette intervention inutile.

- À cette époque, le récit est centré sur la personne, sans être systématiquement nombriliste...

- Laissez tomber son nombril et descendez plus bas, au niveau des maladies honteuses.

L’opératrice sourit. Kol Panglas la trouva idiote.

- Que de maladies en effet ! s’exclama l’opérateur. Dans ce domaine, nous avons eu plus de mal...

- Mais ça n’a rien empêché. On connaît la chanson.

Hautetour se tourna vers Kol Panglas qui consentit à s’incliner.

- Ces scientifiques ne feront jamais de poésie, gloussa-t-il.

- Nous non plus, fit Kol Panglas qui ne mesurait pas la gravité d’une pareille idée.

Hautetour se crispa, au bord de l’attente qui commençait à l’obséder.

- Vous avez du son ? demanda-t-il.

Il savait que c’était la question qui réjouirait les opérateurs. Il en compta une bonne dizaine, tous joyeux.

- Première qualité ! jubila l’opérateur.

Il ne restait plus qu’à assister au spectacle des préparatifs de ce qui finirait par ressembler à une fête patronale. Kol Panglas confessa qu’il regrettait que ce ne fût pas un accouchement. Ce spectacle manquait à son expérience. Hautetour devait bien savoir si les points perdus à cause de ce manque d’exercice de la femme pouvaient être compensés par d’autres compétences certes moins sensibles, mais tout aussi humaines. L’opératrice les observait d’un oeil plein des ravissements qui la maintenaient à fleur de la réalité en jeu entre ces quatre murs. Kol Panglas la trouvait à la fois désirable et parfaitement idiote.

- Ce n’est pas incompatible, dit Hautetour un peu interloqué par cette naïveté sexuelle.

- Je le sais bien ! rouspéta Kol Panglas. Poserai-je la question sinon ?

- C’était une question ?

Ils n’étaient pas faits pour s’entendre. Hautetour regretta l’absence de Frank Chercos. Il n’agissait plus vraiment sans ce second couteau. Depuis quand ? Anaïs avait tellement insisté pour qu’il le prît sous son aile ! Frank n’était pas un mauvais élément. Il était même mûr pour le travail qu’on avait imaginé sans le connaître. Il tombait à pic. Anaïs ne lui avait pas reproché d’utiliser son petit protégé. Cela amusait le comte. Sans plus. Et laissait Hautetour parfaitement indifférent. Il avait d’autres chats à fouetter. Kol Panglas aurait donné cher pour les entendre miauler sous sa fenêtre, mais sa cage demeurait désespérément à l’abri des mauvaises influences, Hautetour y veillait scrupuleusement. Inévitable, Hautetour, pensa Kol Panglas qui n’était jamais sûr de ne pas penser à haute voix. En tout cas, Hautetour le regardait maintenant comme s’il venait d’abuser de sa patience. Il était prêt à s’en excuser quand l’opératrice apparut dans l’écran.

- Nous sommes prêts, dit-elle.

- Prêts à quoi ? fit Kol Panglas.

- La reconstitution, monsieur le Juge !

- Hum... fit Kol Panglas. À prendre avec des pincettes.

 

 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Servez-vous de la barre d'outils ci-dessous pour la mise en forme.

Ajouter un document

 

www.patrickcintas.fr

Nouveau - La Trilogie de l'Oge - in progress >>

 

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2024 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -