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Livre premier
Chapitre XII

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 Article publié le 6 mars 2006.

oOo

- Que lui a-t-elle raconté ?

- Sa vie de garce !

- Et ces deux-là qui se prennent pour des frères !

Le baron de Hautetour considéra le dos carré que le vicomte Fabrice de Vermort venait d’interposer entre lui et la fenêtre.

- Nos méthodes ne sont pas au point, dit le baron. Kol Panglas pourrait vous en parler.

- Que cela reste entre nous pour l’instant. Entre vous et moi...

Fabrice se retourna. Il n’avait pas dormi. Il avait attendu les résultats des premières analyses. La nouvelle l’avait terrifié. Il portait encore la marque de ce moment d’égarement.

- Maintenant, ils se prennent pour des frères. Voilà le résultat de vos méthodes.

- Nous n’avions pas l’intention...

- Tuez-les avant de les sauver !

Dehors, Frank Chercos et Janver allaient et venaient dans l’allée, en grande conversation, ne s’arrêtant que pour regarder dans les arbres et commenter on ne savait quelle observation qui les réjouissait. Fabrice frémissait à l’idée de s’expliquer une bonne fois pour toutes avec son cadet. Ce n’était pas l’affaire des services de police.

- De surveillance, précisa Hautetour en revenant à son bureau encombré de dossiers éventrés. De surveillance et d’enquête. Nous ne jugeons pas.

- Mais vous l’avait laissée raconter ce tas de...

Le vicomte ne finissait plus ses phrases. Soit Hautetour l’interrompait pour le remettre sur la voix de la raison, soit il se heurtait lui-même à des considérations inexprimables en termes neutres. Il avait jeté son manteau de fourrure sur une chaise qu’on ne voyait plus. Hautetour avait passé un nombre inquiétant de coups de fil sans rendre compte des réponses. L’impatience de Fabrice avait des limites et le baron savait que ce matin, il les avait allègrement dépassées. Il était presque joyeux. Il avait parlé de son bonheur de revoir un vieil ami et le vicomte lui avait tendu une main moite. Frank et Janver venaient de quitter le cagibi où leur dispute n’avait pas donné le résultat escompté.

- Vous ne pouvez pas les laisser perquisitionner dans cet appartement, dit le vicomte. Ils trouveront quelque chose...

- ... et nous le saurons une fraction de seconde avant eux, ce qui est un temps largement suffisant.

- C’est inouï ! s’écria Fabrice qui humait l’air où traînait encore l’odeur de Kol Panglas.

Il écartait le rideau comme une vieille à sa fenêtre. L’autre main était agitée de signaux incompréhensibles que Hautetour analysait en connaisseur de l’impatience et du désespoir.

- Elle ne parlera plus si vous le souhaitez, dit-il.

- Vous me l’avez promis !

Hautetour se crispa légèrement comme chaque fois que la vie d’un être cher lui était supprimée. Il avait reçu le message une heure avant l’arrivée du vicomte qui avait attendu, on imagine dans quel état d’agitation, que l’enquêteur et le vérificateur, comme ils s’intitulaient librement, sortissent pour aller prendre l’air après un affrontement qui se terminait par une sorte d’accord.

- Ils finiront par se trouver sympathiques l’un l’autre, grogna Fabrice. En d’autres temps, ils n’auraient pas accepté la leçon, ni l’un ni l’autre.

Hautetour connaissait le dossier. Les paramètres narratifs injectés par Anaïs K. n’y changeaient rien. On ne saurait jamais tout, l’essentiel étant de maîtriser la situation. On n’en avait pas fini avec les circonstances aléatoires. Le vicomte frissonna de nouveau. Il se frotta les mains comme si le froid du dehors l’emportait sur la raison qui se mettait pourtant de son côté.

- Il a voulu travailler, dit-il. Comme tout le monde, au fond. Nous travaillons vous et moi. Mais nous avons des devoirs. Il n’en a pas ! C’est à désespérer.

- Que voulez-vous savoir que nous ne savons pas encore ?

La question sembla plaire au vicomte. Il l’aurait sans doute posée en ces termes. Vous ne savez pas encore, mais si je vous le demande, vous saurez ! Il consentit enfin à quitter la proximité d’une fenêtre où il prenait le risque d’être vu.

- Vous en avez parlé à Omar ? C’est le premier intéressé, dit Hautetour.

- Intéressé ? Il s’en fout ! Il ne pense qu’à cette invention que vous prenez au sérieux.

La colère l’envahissait de nouveau. Il se mit à arpenter le bureau, prenant soin de ne pas quitter le tapis. C’est un homme discret, pensa Hautetour, alors que je suis secret, et que tous les autres sont obscurs.

- Non, évidemment, je n’ai rien dit à Omar qui disparaît si tôt le matin qu’on se demande s’il a couché dans le même endroit que vous. Constance est désespérée. Il faut la comprendre. Un inventeur, savant de surcroît, et écouté pour envenimer les choses ! Ils n’ont pas d’enfants.

- Comment se portent les vôtres ?

Le vicomte vacilla comme s’il ne s’attendait pas à cette question pourtant banale. Il fit un geste avec la main, qui pouvait tout dire et n’importe quoi. Hautetour n’était de toute façon pas curieux de la vie privée de ses voisins. D’un château l’autre, on ne se distinguait pas aux fenêtres. On se renseignait sur les feux de cheminée quand ceux-ci se multipliaient, signalant une abondance de visites. On ne se jalousait plus depuis que les vieux avaient emporté leurs raisons de se haïr dans des tombes somptueuses que le peuple aimait bien contempler quand on lui en donnait l’autorisation. Les débouchés touristiques intéressaient les Vermort plus que les Hautetour qui travaillaient dans l’Administration.

- Vous avez récupéré la puce, je suppose ? demanda Fabrice qui pivotait silencieusement sur le tapis synthétique dont il commençait à se méfier. Tout ce travail n’aura pas été en vain. Nous avons la puce. Frank n’y a vu que du feu.

- Son esprit n’y a vu que du feu, mais son corps a enregistré l’évènement. Nous le détruirons le moment venu.

- Ah ! Les affaires ! On ne s’en sortira jamais ! Ne touchez pas à mon frère. Il est inoffensif.

Mais c’est une mouche sur la confiture, pensa Hautetour. Kol Panglas n’était pas loin. L’odeur de ses doigts jaunes emplissait l’air immobile du bureau.

- Alice est au travail, dit-il. On peut lui faire confiance.

- Qand ? C’est un idiot. Vous devriez revoir son contrat. Si ça ne tenait qu’à moi...

- Nous aviserons. Nous n’obéissons à personne, c’est la règle.

- Tant que vous obtenez ce qui est demandé.

- Exact, fit Hautetour qui croisa les doigts.

Fabrice se haussa sur la pointe des pieds pour atteindre la fenêtre du regard. Il écarquillait ses beaux yeux noirs, entrouvrant une bouche qui en avait assez dit pour aujourd’hui, plus que ce que Hautetour était disposé à entendre de la part d’un privilégié qui ne considérait que ses intérêts.

- Ils sont encore là, dit le vicomte. Ils s’entendent bien. Ils doivent regretter de ne pas s’être entendus plus tôt. Que savent-ils d’Anaïs K.?

- Rien que vous ne sachiez déjà.

- C’est trop ! Supprimez Frank. Personne ne le regrettera.

- Janver le regrettera.

- Alors supprimez-le avant que Janver ne comprenne les raisons de cet attachement. Il comprendra que le passé lui interdisait ce genre de rapport.

- Ils ne sont pas encore amoureux, plaisanta Hautetour.

Fabrice consentit à sourire. Il rayonnait quelquefois, comme une femme. Hautetour supplia Kol Panglas en silence. Maintenant ! C’est le moment. Il est mûr.

- Ce que je ne comprends pas dans cette affaire, dit Kol Panglas en entrant sans frapper (ils en avaient convenu avant la visite du vicomte), c’est le rôle que vous prétendez y jouer, monsieur le Vicomte. Vous devenez plus obscur chaque jour. Au début, tout était clair, n’est-ce pas, mon cher baron ? Prenez-vous un malin plaisir à nous compliquer l’existence ?

Il devenait agressif, le juge. Hautetour redouta une altercation, mais Fabrice souriait encore, tâtant la mollesse du tapis du bout d’un pied qui avait une bonne expérience de la savate. Chez les Vermort, on cultivait d’abord le corps. On n’était pas spirituels comme les Hautetour. Le courage était le même, cependant. Kol Panglas reprit son argutie :

- Je n’ai jamais apprécié vos manières, monsieur le Vicomte...

- ... à leur juste valeur. Continuez.

Kol Panglas fit jaillir un cigare et une allumette en flamme en même temps.

- Que cela ne vous amuse pas, prévint-il. J’ai de l’estime pour nos collaborateurs.

- Très américain, collaborateur. En France, nous avons toujours parlé d’employés. Sauf circonstances exceptionnelles... Continuez.

L’insolence de Fabrice allait mettre Kol Panglas hors de lui. Hautetour jeta un oeil dehors, prenant lui aussi le soin de ne pas se montrer.

- Pendant que nous nous chamaillons, annonça-t-il, les deux tourtereaux se sont envolés. Vous savez où, Kol ?

- Pas la moindre idée, ânonna le juge qui accourait, se heurtant à la froidure du carreau.

- Pas d’idées, pas de fonds, scanda Fabrice.

Hautetour virevolta.

- C’est évident, dit-il sans laisser paraître le trouble où le jetait cette série d’imprévisibles. Nous n’avons jamais dit le contraire. Nous avons des principes et que je sache... Sally ?

Elle s’avançait sur le même tapis que les trois hommes foulaient comme s’il se fût agi d’un champ de bataille. Sa main transportait un pli soigneusement cacheté. Elle disparut comme elle était venue.

- Mauvaise nouvelle, dit Hautetour. Bégnard est mort.

- Ou bonne, fit Fabrice. Il ne témoignera pas contre vous.

- On aurait pu lui tirer les vers du nez, grogna Kol Panglas qui sortit du bureau comme une flèche.

- La nouvelle le dynamise, constata Fabrice.

Il ne fallait surtout pas la répandre. Qand demandait des précisions sur la conduite à tenir.

- Elle va mourir elle aussi ? demanda Fabrice. Je veux dire : vous n’aurez peut-être pas besoin de la débrancher. Question éthique...

Hautetour empoigna son téléphone. Il s’exprima en code, rapidement, comme si Fabrice avait quelque chance d’en savoir plus en l’écoutant.

- Je vous laisse, dit le vicomte en entrant dans son manteau.

Il glissa et serra au passage la main que Hautetour lui tendait fermement cette fois. Poignée d’homme à homme. Hautetour perçut le bruit d’une courte altercation où la voix de Kol Panglas faiblissait puis le juge revint pour fouiller dans les dossiers qui jonchaient le bureau. Hautetour raccrocha. Il savait ce qu’il voulait savoir, Kol Panglas le lut sur son visage mis en veilleuse le temps d’une réflexion qu’il ne souhaita pas interrompre. Hautetour se retrouva enfin seul.

- Comment dites-vous qu’il appelle ses animaux domestiques ? demanda-t-il sans obtenir de réponse.

Il sortit. Dehors, le froid était vif, ce qui n’était pas pour lui déplaire. Il n’avait jamais été un amateur de plage de sable fin au soleil. Il préférait une étendue de neige et des routes sillonnées de traces de pneus, avec un ciel lourd pour écraser le regard, et des arbres figés dans l’attente. Mais le printemps était plus serein encore, avec ses pluies diluviennes et ses boues rapides. Clémence du temps. Il en appelait à ses souvenirs pour reparaître tel qu’il s’était rêvé au seuil d’une existence qui avait commencé avec la majorité civile. Depuis, il n’avait jamais tant vécu. De victoire en victoire, souvent de destruction en édification, et toujours du complexe au compréhensible, il avait franchi l’essentiel de ce qui pouvait encore le séparer des autres. Une activité intense avait fini par faire de lui un créateur, du moins pouvait-il en donner l’illusion, s’il n’avait été somme toute qu’un besogneux récompensé par le temps.

Il prit l’S, histoire de se rendre compte par lui-même. Kol Panglas serait fou de jalousie s’il savait que le démon de l’enquête prenait possession de lui de temps en temps, mais ce n’était jamais par hasard. À un moment donné, les circonstances se rejoignaient pour ne plus en former qu’une qui par définition n’appartenait plus au temps, à ce temps qui jouait en sa faveur. C’était son offrande à ce Dieu de l’Immensité mis à la place de l’idole de l’Infini que les leçons de choses lui avaient enseignée pour vaincre l’éveil et commencer le grand sommeil des serviteurs et des exclus. L’S passa la piscine, l’hippodrome, atteignit le centre commercial et s’enfonça enfin dans la jungle d’acier d’une banlieue où il avait déjà perdu son âme pour la bonne cause. Il n’y avait plus grand monde à l’intérieur de l’autobus. Comme le temps était gris, les reflets prirent de l’importance et il se laissa observer par transparence interposée entre ce qu’il donnait à craindre si on le dévisageait et ce que les façades tristes renvoyaient de leur immobilité et de leur crasse. Il descendit en pleine croissance des rues encombrées de carcasses de voitures et d’arbres rachitiques. Une brise tiède l’enveloppa sur le trottoir tandis qu’il examinait le graphisme arraché d’une affiche publicitaire. Un gosse comprit qu’il ferait mieux de s’éloigner.

Il retrouva l’agent S. dix minutes plus tard. Elle lui reprocha ce retard comme si sa vie venait de lui filer entre les doigts pendant ces dix minutes. Elle n’avait plus de munitions, ayant eu à se défendre cette nuit de l’intérêt trop vif qu’une bande de jeunes camés avait porté à sa personne et à ce qu’elle transportait. La charge de colocaïne était contenue dans une grosse valise métallique munie de roulettes.

- Avec un truc pareil ! soupira-t-elle comme si elle voulait qu’il s’apitoyât sur son sort de fugitive pleine aux as maintenant qu’elle était sur le point d’en finir avec cette mission dangereuse.

Il lui fit signe de la suivre et la valise se remit à cahoter sur le pavé gluant.

- Ils sont dans la merde, dit-il tandis que son souffle se transformait en buée.

- C’est ce que vous vouliez, non ?

Il ne répondit pas.

- Vous avez eu tort de descendre ce dealer, dit-il.

- Il ne parlera plus.

- La prochaine fois, descendez-le jusqu’à ce qu’il soit mort.

- Merde ! fit-elle.

Un point en moins. Peut-être dix. Elle avait une habitude crispée de cette comptabilité. Ils multipliaient toujours le nombre de points par le même chiffre. C’était facile.

- Vous avez couché où ? demanda-t-il.

- C’est maintenant que vous vous en souciez ! Merde alors !

Il rit. Elle voyait les épaules se soulever et la buée former des traînées bleues qu’elle traversait en retenant sa respiration. Elle avait le poignet en compote. Et plus de munitions. Elle avait tiré la dernière balle dans les guibolles d’un ado.

- Ils aiment faire chier le monde, dit-elle en riant, mais quand ça leur fait mal, ils crient comme filles qu’on excise. Les pôvres !

Elle reprit son souffle quand il s’arrêta pour se repérer. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas traîné dans le coin. Ça sentait toujours le pneu brûlé et la saucisse.

- Vous aurez toutes les munitions dont vous aurez besoin, dit-il rapidement.

- Pour quoi faire ? J’en ai plus besoin.

- Pour tirer, oui.

- Pour tirer sur qui ?

- Vous l’aurez plus tard, le fric.

- Merde !

Elle se résigna à le suivre sur un trottoir complètement déglingué. La valoche sautait comme un carrosse. Et son poignet lui arrachait des douleurs qui l’obligeaient à se mordre la langue. Il avait accéléré, comme une bête qui sent qu’elle n’est pas loin de l’endroit où se trouve ce qu’elle est venue chercher.

- Je regrette pour le dealer, fit-elle en en poussant la valise sur les marches d’un escalier qui montait dans une obscurité moite comme la paume d’une main après mûre réflexion.

- Vous ne regrettez rien, dit-il.

- Si c’est à cause de ça que je touche pas mon fric, je comprends. Mais je suis crevée, quoi ! Ça peut se comprendre aussi. J’ai sommeil.

Il montait rapidement, ne se tenant pas à la balustrade, alors qu’elle en faisait un usage désespéré.

- Il veut me faire crever ou quoi ? ânonnait-elle, tirant maintenant sur la valise qui semblait lutter contre elle, exactement comme s’il n’était plus question pour elle de se laisser faire.

Il l’attendit. Il n’avait pas perdu haleine. Il était immobile au bord de l’escalier, respirant tranquillement, les mains dans les poches, et il la regardait lutter contre la valise qui se bringuebalait avec un bruit de casserole. Des yeux les observaient en coulisse, mais il connaissait les lieux comme personne. Et personne ne vint les déranger. Elle atteignit le sommet avec un cri de victoire. Il lui tendit une main qu’elle trouva tendre comme une patte de lapin.

- Me punissez pas trop, baron. Vous n’avez plus besoin de moi ?

- Plus que jamais, dit-il avec ferveur.

Elle allait y passer. Elle avait l’habitude. Après l’action qui détermine les hommes, la patience qui construit les femmes au bord de l’ennui. Il lui enfonça une langue brûlante dans la gorge. Elle chercha instinctivement à se faire pardonner.

 

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