Catalogue de Valérie Constantin
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Avec Mokarrameh Ghanbari

« J’aurais voulu écrire un poème mais je sais pas écrire. »

Un village au milieu de la campagne iranienne. A cinq heures d’autobus de Téhéran.

Un chemin circule au milieu des grands murs et grands portails qui protègent chaque maison des regards indiscrets.

Un portail différent des autres. Il est couvert de dessins de personnages longilignes, les uns à côté des autres, comme un jeu de quilles. Ils semblent être les gardes du lieu, des
anges gardiens, des protecteurs.

On est chez Mokarrameh.

 

C’est son fils qui nous fait entrer. C’est lui qui nous a amenés.

Mokarrameh est dans les champs. Elle ramasse des herbes.

 

Changement de décor. Nous sommes dans sa maison.

Elle offre le thé.

Elle nous invite à entrer dans son monde.

 

Le fils lui donne un pinceau fin pour travailler les yeux. Du papier. Et des couleurs, bien que le rose n’est pas celui demandé.

C’est alors qu’elle va chercher une liasse de papiers.

Les feuilles passent une à une devant nos yeux. Des personnages. Hommes, femmes, hommes et femmes. Des dessins colorés, lumineux, décorés.

Et l’histoire commence.

 

Un jour ma mère allait très mal

On est tous venus pour la voir

Elle avait une vache qu’elle nourrissait de foin

On a pensé que ça l’avait rendue malade

Sans prévenir on a vendu la vache

Quand elle l’a su, son état s’est aggravé

Elle lui était très attachée.

Quelques jours plus tard,

Elle avait dessiné la vache sur une pierre.

J’ai vu ça et j’ai proposé de lui acheter des couleurs.

Elle a dit : "Laisse-moi un peu des tiennes."

Alors, je lui ai laissé des feuilles et des couleurs.

En revenant, j’ai vu qu’elle avait rempli les feuilles

Et qu’elle avait même peint sur les murs.

Depuis, elle peint sans arrêt et se porte très bien.

 

Chez Mokarrameh, chaque parcelle de mur est peinte. Le blanc de la chaux apparaît ici et là à travers ces dizaines de personnages qui peuplent les lieux. Ambiance à la fois lourde de
présences, mais aérienne... les couleurs sans doute. Une espèce de sérénité y règne, malgré tout.

 

Mokarrameh est une femme âgée. Elle est née en 1928. Elle est usée. Fatiguée par les nombreuses grossesses, les travaux des champs, les tâches ménagères. Et une vie aux côtés
d’un mari très brutal.

Elle était la seconde femme de l’arbab du village. Propriétaire terrien, homme de pouvoir.

Il voulut épouser Mokarrameh, qui était alors très jeune et très belle. Lui avait déjà 57 ans. Elle était amoureuse d’un jeune homme du village avec lequel elle devait se marier.
Son père avait donné son accord.

Mais Mamad Agha ne l’entendit pas de cette oreille. Il fit enlever et torturer le père et menaça de le tuer si Mokarrameh n’accédait pas. Devant le père mourant, qui ne méritait
pas cette souffrance
, Mokarrameh accepta, contre sa propre volonté. Mais elle ne se rendit pas facilement. Elle lutta durant quinze jours. La lutte était inégale...

 

Son mariage fut un enfer. Les brutalités succédaient aux brutalités. Elle était devenue une esclave, sans identité. Heureusement, Mamad Agha tomba vite malade et mourut. Mais le mal
était fait. Il nous a tuées avant de mourir.

 

Et neuf enfants à élever. Elle maquille et habille les mariées. Elle travaille aux champs, dans les rizières. Elle est sage-femme aussi. Et le temps passe. Les enfants grandissent et
suivent leur voie.

Ils lui achètent alors la fameuse vache avec leur héritage. Le fils a raconté l’histoire.

 

De chagrin, je me suis mise à peindre.

 

Et elle dessine partout, sur les murs, dans toutes les pièces de la maison. Sur les feuilles de papier que son fils lui ramène tous les mois de Téhéran. Sur des pierres, sur des légumes.
Elle les recouvre de personnages, d’animaux. Elle raconte des histoires.

 

L’histoire d’Adam et Eve. Les histoires de Rostam et Sohrab, Raana et Najmeh, Leila et Majnoon, Moïse, Jésus. Les histoires des légendes iraniennes entendues pendant les veillées.

Elle raconte aussi son histoire, mais uniquement celle de son mariage. Son enlèvement.

Elle ne peint jamais d’arbres ni de paysages.

 

Ses peintures sont très colorées, toujours. Même si l’histoire est triste et violente.

Elle nous dit que c’est parce qu’elle a commencé à peindre avec de la couleur faite avec le jus des fruits, comme les grenades, les mûres. Mais ne serait-ce pas parce qu’elle peint le
soir, au clair de la lune... ou bien parce que peindre la rend très heureuse ?

 

Mokarrameh, analphabète, j’aurais voulu écrire des poèmes mais je sais pas écrire, nous raconte son histoire, sa vie rêvée pour la rendre plus belle, supportable. Elle
transcende un passé trop douloureux et s’en libère.

 

Elle cite souvent un proverbe iranien : If God gives you a pain, he will also give you a medecine for it.

[Article paru dans la RALM]

2004/2022 Revue d'art et de littérature, musique

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