Bortek

Patrick Cintas

BORTEK ou L’autodafé

 

7 tableaux

Premier tableau - Les sous
Deuxième tableau - Le poison
Troisième tableau - La muraille
Quatrième tableau - Le juge
Cinquième tableau - Les chiens
Sixième tableau - Le spectre
Septième tableau - Les croix

Personnages :

 

BORTEK — Roi.

MARIE-PIPI — Amante de Bortek.

TOUMA-FOLLE — Évêque, sergent, amant de la Reine mère.

MIRNA — Mère de Bortek.

FAUSTO — Père de Bortek.

CELIA — Fille de Bortek.

RAMPLON — Juge.

MARCO-POLO — Mari de Marie-pipi.

Gardes, carabins, bourreau, peuple, frères & chœur.

 

 

Premier tableau

 

Scène première

Cuisine.

Fausto et Mirna vieux.

Comptent les pièces.

 

FAUSTO — Quatre... Cinq... Six... Hé ! il en manque une !

MIRNA — Es-tu sûr ?... il y a quelqu'un !

FAUSTO — Chut… écoute... non... rien que le silence !

MIRNA — Ah ! la voilà... Sept... J'entends un bruit !

FAUSTO — Cela vient du dehors !

MIRNA — Il marche sur le gravier du jardin !

FAUSTO — La huitième !... il nous a volé la huitième ! Mon bâton ! Où est mon bâton !

MIRNA — Sapristi ! ... on frappe...

FAUSTO — Qui cela peut-il être ?

MIRNA — À cette heure ! Ah ! Quel malheur peut bien frapper à notre porte ?

FAUSTO — N'ouvrons pas.

MIRNA — A-t-il empoché la huitième ?

FAUSTO — Et il aurait l'audace de nous rire au nez sur le seuil de notre maison !

MIRNA — Il a frappé plus fort cette fois. Qui cela peut-il être ?

FAUSTO — Ah ! Sortez ! Sortez !

MIRNA — Nous n'ouvrons pas la porte à l'étranger. Il entre...

 

Entre Bortek.

 

BORTEK — Est-ce possible ?

MIRNA — Qui êtes-vous ?

BORTEK — Oh ! que vous avez changé ! Vous paraissez si vieux.

MIRNA — Cachons cet argent.

FAUSTO — Il n'a pas eu encore l'idée de nous le voler.

MIRNA — Sourions-lui.

BORTEK — Hé ! quoi ! Vous ne me reconnaissez pas ?

FAUSTO — J'crois pas vous mettre un nom. Et toi, Mirna ?

MIRNA — Sa tête ne me dit rien qui vaille, mon bon Fausto.

BORTEK — Mais... oh ! il y a si longtemps, si longtemps.

FAUSTO — Il cherche à nous tromper. Mon bâton ? Sois discrète, mon bâton !

MIRNA — Où est-il ce foutu bâton ? et la huitième ?

FAUSTO — Mon dieu, la huitième !

BORTEK — Mais que dites-vous ? Suis-je si vieux moi-même ?

FAUSTO — Oh ! vous paraissez bien jeune.

MIRNA — Vous vous êtes perdu sans doute ?

BORTEK — J'erre. Il y a une pièce sur le plancher, là, sous la table.

FAUSTO — La huitième ! je la tiens ! Ah ! rosse !

 

Jeu.

 

MIRNA — Maraud ! Laisse-moi passer.

FAUSTO — Ah ! mais j'y aurai accès.

MIRNA — Ah ! si j'avais mon bâton !

FAUSTO — Elle est à moi.

MIRNA — Elle est à nous ! Heu !... la huitième. Cachons-la.

FAUSTO — Hé ! Hé ! Il ne s'est rien passé ? N'est-ce pas, Mirna ?

MIRNA — Rien ! Rien ne se passe jamais ici.

BORTEK — Le temps a passé. Vous ne reconnaissez plus votre fils.

FAUSTO — Bortek !

MIRNA — Oh ! mon fils !

FAUSTO — Mais que t'est-il donc arrivé ? Tant de temps a passé !

MIRNA — Tu es couvert d'une poussière si noire !

BORTEK — J'ai longtemps erré. Le temps ne m'a pas souri.

FAUSTO — Oh ! tu sais, il n'y a pas d'argent ici ! N'est-ce pas, Mirna ?

MIRNA — Hélas sur nous, mon bon Fausto ! Mon pauvre Bortek, nous n'avons rien à t'offrir.

BORTEK — Mais, je suis venu chercher un peu d'amour.

FAUSTO — Nous n'avons pas cela non plus. Nous n'avons rien.

MIRNA — Nous manquons de tout.

BORTEK — Mais vous êtes mes pères ? Après tant de malheur, j'ai songé à vous.

FAUSTO — Il ne fallait pas.

MIRNA — Nous sommes bien les derniers à qui penser.

FAUSTO — Même en cas d'infortune.

MIRNA — Surtout dans ce cas.

BORTEK — C'est que mon malheur est grand.

FAUSTO — Grande est notre pauvreté.

MIRNA — Nous n'avons pas d'argent.

FAUSTO — Pas d'amour.

MIRNA — Pas de fils.

BORTEK — Mais je suis là. Je suis votre fils.

MIRNA — Pas de fils.

FAUSTO — Comment pourrions-nous avoir un fils...

MIRNA — ... puisque nous ne possédons rien ?

BORTEK — Mais pourquoi m'avoir recueilli dans cette forêt où nouveau-né j'agonisais ?

FAUSTO — Pourquoi aurions-nous négligé ce qui n'était à personne...

MIRNA — ... et qui pouvait devenir nôtre ?

BORTEK — Vous êtes cruels !

FAUSTO — Rien. Rien. Nous n'avons rien. Pas même cela.

MIRNA — Notre malheur est grand, sais-tu ?

FAUSTO — Tous les malheurs du monde sont des joies à côté de notre propre malheur.

MIRNA — Qu'il est dur de ne rien posséder !

FAUSTO — Qu'il est cruel de ne pouvoir cacher ce néant !

MIRNA — Oh ! qu'il est indécent, ce néant !

FAUSTO — Couvrons-nous ! Couvrons-nous !

MIRNA — Nous n'avons même plus de pudeur.

BORTEK — Puis-je m'asseoir un instant à votre table ?

FAUSTO — Nous n'avons pas de table.

MIRNA — Et où t'assoirais-tu ? Nous n'avons pas de chaise.

FAUSTO — Nous n'avons même plus d'illusions.

MIRNA — Et nous voilà condamnés à rester debout.

BORTEK — Bon, alors, adieu ! J'espérais quelque réconfort.

FAUSTO — Nous n'avons pas cela.

BORTEK — Heureusement, il me reste la raison.

FAUSTO — Oh ! Sois heureux de posséder quelque chose.

MIRNA — Même si ça ne vaut pas cher.

FAUSTO — C'est quand même mieux que rien.

 

Ils ferment la porte sur Bortek.

 

Scène II

Fausto et Mirna jeunes.

 

FAUSTO — Mirna ! Comment peux-tu dire que tu m'aimes ?

MIRNA — O Fausto, pourquoi la nuit peut-elle tant de charmes ?

FAUSTO — Comment le saurais-je ?

 

Entre Bortek.

 

BORTEK — Bah ! et bien, moi, Fausto, je sais tout, et tu le sais. Écoute ! ch... ch... ch... ch... As-tu compris ?

FAUSTO — Mmmmmmmm... nous l'allons extirper de ce ventre !

MIRNA — Fausto, de qui parles-tu ?

FAUSTO — Mais de toi, de ton ventre.

BORTEK — Je parle de ton impureté, o Mirna.

MIRNA — Bortek a raison.

FAUSTO — Nous l'allons extirper sur le champ.

BORTEK — Il faut d'abord la mettre nue.

FAUSTO — C'est symbolique ça, hein vieux sage ?

BORTEK — Disons : Héraldique est le mot juste. NUE !

FAUSTO — Hé ! Mirna ? As-tu entendu ?

MIRNA — Cela est indécent, Fausto. Me verra-t-il nue ?

FAUSTO — Mais, chérie, c'est un prêtre.

BORTEK — Oh ! ça ! madame, tu n'as rien à craindre de mes yeux.

FAUSTO — Ses yeux sont l'innocence même.

MIRNA — À les voir cependant ...

BORTEK — Eh bien, ne les regarde pas !

FAUSTO — Si je ferme les miens, je les vois mieux encore.

BORTEK — Mais c'est une obsession !

MIRNA — Fausto, fais quelque chose...

FAUSTO — Quelque chose de juste, o sage entre les sages.

BORTEK — Eh bien, déchire-lui ses vêtements.

FAUSTO — Oh ! non, elle est si douce !

BORTEK — Douce, douce ! À poil si tu me crains !

MIRNA — Eh bien, me voilà nue. Et après ?

BORTEK — Après, après oh ! le joli spectacle !

FAUSTO — Hé ! je ne dis pas.

BORTEK — Tu as du goût, Fausto. Que le ciel soit avec toi.

FAUSTO — Et avec votre esprit.

BORTEK — Soit. Que la cérémonie commence !

FAUSTO — Cérémonie, cérémonie ! On ne m'avait pas dit qu'il y avait une cérémonie !

BORTEK — Quoi ! tu hausses le ton un poil trop haut, cul-terreux !

FAUSTO — Mille excuses, mille excuses. C'est sans faire exprès !

BORTEK — Tu as signé, ne l'oublie pas.

FAUSTO — Qu'oublierai-je désormais ?

BORTEK — Soit ! Que la cérémonie commence !

MIRNA — Qu'elle commence et qu'on en finisse !

FAUSTO — Oh ! Mirna, ce que tu es belle !

BORTEK — Qu'on introduise les accessoires !

MIRNA — Ça tournera mal tout ça, Fausto.

FAUSTO — Hé ! Hé ! j'ai signé avec mon sang !

MIRNA — Mon dieu, qu'est-ce que ceci ?

 

Bortek exhibe le couteau.

 

BORTEK — L'autel ! Fausto, l'autel !

FAUSTO — Et ceci, et cela, et ceci et cela, et ci et là !

BORTEK — Les objets d'extirpation, Fausto.

MIRNA — Brrr... quelle horreur !

FAUSTO — On doit en extirper des choses avec ça !

BORTEK — Avec ça, comme tu dis, on extirpe tout.

MIRNA — Tout ! Tout ? ça veut dire quoi, ça, TOUT ?

BORTEK — Ça veut dire tout, même rien.

MIRNA — Cela extirperait donc rien ?

FAUSTO — Avoue, Mirna, qu'il faut être objet bien beau pour n'extirper rien !

MIRNA — Et que comptez-vous extirper de moi ?

BORTEK — Femme ! Femme ! je veux extirper la femme !

MIRNA — Hé là ! Hé là ! si vous extirpez la femme, que me restera-t-il ?

FAUSTO — Sera-t-elle un homme ? Cela me dégoûte un peu.

BORTEK — Rassure-toi, Fausto.

FAUSTO — Je me rassure.

BORTEK — Elle sera...

FAUSTO — Elle sera...

BORTEK — Elle sera la femme parfaite.

MIRNA — Mon dieu, mon dieu ! Cela peut-il exister ?

FAUSTO — Une femme parfaite...

BORTEK — Eh oui, radieuse beauté, tu seras cela.

FAUSTO — Le jeu en vaut la chandelle. Extirpons !

MIRNA — Hé là ! Hé là ! Laissez-moi respirer.

FAUSTO — Laissons-la respirer.

MIRNA — Ce n'est pas tous les jours qu'une pareille chose vous arrive.

FAUSTO — Une fois dans la vie est bien suffisant.

BORTEK — Madame, veuillez prendre place.

FAUSTO — La cérémonie va commencer. Où sont-ils ?

BORTEK — Qui donc ?

FAUSTO — Ben, les enfants de chœur.

BORTEK — Nous nous suffisons bien à nous-mêmes. N'est-ce pas, les petits enfants ?

FAUSTO et MIRNA — Oui oui oui oui.

MIRNA — Brrr... il est froid, votre autel !

FAUSTO — Tu aurais dû te couvrir.

BORTEK — O nudité ! Céleste nudité de la femme abandonnée au regard !

FAUSTO — Par quoi dois-je commencer ?

BORTEK — Prends ce couteau.

FAUSTO — Il est lourd !

BORTEK — Et maintenant, enfonce-le dans ce ventre.

FAUSTO — Mais, o Sage, elle est encore vivante...

MIRNA — Hé oui ! je peux servir encore.

BORTEK — Mais cela est sans danger. Frappe !

FAUSTO — Sans danger, sans danger ! Des preuves s'il vous plaît ! 

 

(menaçant)

 

BORTEK — Tu exiges maintenant ! Tu exiges, vil cul-terreux !

 

(reculant)

 

FAUSTO — Oh non ! maître, que votre volonté soit faite !

BORTEK — Et que la tienne se soumette.

 

Fausto frappe.

 

MIRNA — Aaaaaaah ! Je suis morte !

FAUSTO — Elle est morte, oh ! mon dieu, elle est morte !

BORTEK — Allons, allons, ne pleurons pas.

FAUSTO — Aaaaah ! qu'ai-je fait ?

BORTEK — Ce n'est rien, mon petit.

FAUSTO — Ooooooooh !

BORTEK — Tu as fait ce qu'il était juste de faire.

FAUSTO — Gloire sur moi ! Gloire sur moi ! J'ai vaincu les démons !

 

Bortek disparaît. Fausto et Mirna semblent dormir.

 

Scène III

 

MIRNA — Oh ! Fausto, quel horrible cauchemar !

FAUSTO — Je crois bien, Mirna, que nous avons rêvé la même chose.

MIRNA — C'était horrible ! Oh ! quel mauvais souvenir !

FAUSTO — Quand je pense que j'ai failli te tuer, o Mirna !

MIRNA — Hein ?

FAUSTO — Te tuer. J'ai failli te tuer.

MIRNA — Mais, Fausto, comment m'as-tu appelée ?

FAUSTO — Fausto ? Est-ce à moi que tu parles ? Où est-il caché, ce coquin ?

MIRNA — Mirna ? Fausto ? Qui sont ces deux-là ?

FAUSTO — Ooooh ! voilà qu'ils sont deux à présent !

MIRNA — Fausto ?

FAUSTO — Oui, Mirna ?

MIRNA — Rappelle-moi ton nom.

FAUSTO — Je m'appelle... oh ! mais, tu as oublié !

MIRNA — J'ai oublié le tien. Le mien aussi.

FAUSTO — Oh ! quelle honte ! Passe encore d'oublier son propre nom, mais celui de son propre mari !

MIRNA — Fausto, je crois bien qu'il s'est passé quelque chose.

FAUSTO — Ce n'était qu'un rêve.

MIRNA — Aaaaaah ! qu'est-ce que ceci ?

FAUSTO — Oh ! mon dieu, Mirna, qu'as-tu fait à ton ventre ?

MIRNA — Mais, mais, Fausto, c'est toi !

FAUSTO — Comment cela, moi ! Mais enfin, songes-tu à ce que tu dis ?

MIRNA — Fausto, ce n'était pas un rêve.

FAUSTO — Certes. Et c'est encore tout frais. Mirna, tu me caches quelque chose !

MIRNA — Possible que ce soit la même chose pour toi !

FAUSTO — Qu'est-ce que tu insinues ?

MIRNA — Oh ! mais rien.

FAUSTO — Je n'ai rien à te cacher, moi. Je t'aime tant.

MIRNA — Mais ce n'est pas d'amour qu'il s'agit !

FAUSTO — Pourquoi es-tu si méchante, Mirna ? Pourquoi ?

MIRNA — Ressaisis-toi, Fausto.

FAUSTO — Ça y est.

MIRNA — Qu'est-ce que cette ombre ?

FAUSTO — Ben, c'est l'ombre de l'autel.

MIRNA — Fausto, nous sommes dans la chambre à coucher, la nôtre.

FAUSTO — Eh ! rien n'est plus sûr.

MIRNA — Et tu trouves normale la présence d'un autel dans notre chambre à coucher ?

FAUSTO — Non. Cette présence est anormale.

MIRNA — Fausto, j'ai peur.

FAUSTO — Si tu n'avais pas peur, j'aurais peur moi aussi.

MIRNA — Et là, par terre, ce couteau !

FAUSTO — Horreur ! Horreur ! Horreur ! Il est plein de sang !

MIRNA — C'est mon sang. Je le reconnais !

FAUSTO — Tu crois ?

MIRNA — Et ça, sur mon ventre, qu'est-ce que c'est ?

FAUSTO — Ça ne saigne plus.

MIRNA — Mais ça a saigné !

FAUSTO — Rien n'est plus juste. Donc, c'est ton sang.

MIRNA — Oh ! mon sang, là, par terre.

FAUSTO — C'est honteux de laisser traîner son sang n'importe où !

MIRNA — Mais je ne l'ai pas fait exprès !

FAUSTO — Dis tout de suite que c'est de ma faute.

MIRNA — Là ! Quelqu'un !

FAUSTO — Quelqu'un qui vient !

 

Entre Bortek.

 

BORTEK — La nuit est froide, mes petits.

MIRNA — Oh ! mais c'est Bortek.

BORTEK — Lui-même en personne et en chair et en os.

MIRNA — C'est Bortek. Tu te souviens.

BORTEK — Hé ! les femmes ont une mémoire d'éléphant.

FAUSTO — Oh ! Oh ! que c'est rigolo, ça !

BORTEK — Laisse tomber ce drap, Mirna. Apparais-moi plus belle !

FAUSTO — Fais ce qu'il te dit.

BORTEK — Hé ! te voilà bien défigurée !

MIRNA — La faute à qui ?

FAUSTO — La faute à personne, Mirna, et surtout pas à moi.

BORTEK — Soit. Fausto, le plus dur reste à accomplir.

FAUSTO — Voilà qui me fait bien peur. C'est que je ne suis pas très courageux.

BORTEK — Oh ! ce sera vite fait, mais...

FAUSTO — Mais...

BORTEK — Cette fois, tu ne pourras plus reculer.

FAUSTO — Ai-je reculé une fois ?

BORTEK — Non pas une, mais deux. Souviens-toi.

FAUSTO — Ma mémoire est quelque peu embrouillée.

BORTEK — Peu importe. Elle ne te servira plus. Écoute ! Ch... ch... ch... ch...

FAUSTO — Ch... C'est une chose que je n'ai jamais faite.

BORTEK — Il y a un début à tout.

FAUSTO — Et en admettant que je rate mon coup ?

MIRNA — Hé là ! de quel coup parlez-vous, tous les deux ?

FAUSTO — Ne t'occupe pas de cela, Mirna. C'est une affaire entre nous.

BORTEK — Bien parlé. Toi, femme, regagne ta place sur l'autel.

MIRNA — Oh ! ça va, ça va ! Si on ne peut plus s'exprimer maintenant !

FAUSTO — Et ce ne sera pas long, dites-vous ?

BORTEK — Disons que ce sera très court.

FAUSTO — Bien. Où est l'objet ?

BORTEK — Mais là, derrière mon dos, le voilà !

 

Il exhibe le couteau.

 

FAUSTO — Quel instrument énigmatique !

BORTEK — Surtout, ne jette pas le manche après la cognée.

 

Mirna s'enfuit derrière l'autel.

Fausto la poursuit.

Cris. Bortek s'assoit, pensif.

 

Scène IV

 

FAUSTO — Maître Bortek ! Oh ! Maître Bortek ! Enfin vous voilà !

BORTEK — Ah ! c'est toi, minus. Que désires-tu ?

FAUSTO — Et bien, maître, c'est que...

BORTEK — Ah ! presse-toi. Je suis pressé.

FAUSTO — Hé ! oui.

BORTEK — Mais vas-tu parler enfin !

FAUSTO — Et bien, rien ne va plus, maître.

BORTEK — Comment cela, rien ne va plus ? Et tu n'as pas misé ?

FAUSTO — Hé, si ! j'ai misé.

BORTEK — Et bien, si tu as misé, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.

FAUSTO — C'est que, depuis que j'ai coupé la tête à ma femme...

BORTEK — Ah ! coquin ! le regretterais-tu soudain ?

FAUSTO — Oh ! non, maître. Vos désirs sont des ordres, et les ordres mes désirs.

BORTEK — Alors que viens-tu me chanter ?

FAUSTO — C'est pire qu'avant, maître.

BORTEK — Pire qu'avant, pire qu'avant, c'est vite dit, ça !

FAUSTO — Hé ! sans sa tête, ce n'est plus la même.

BORTEK — Veux-tu dire que tu la préfères avec sa tête, maraud ?

FAUSTO — Oh ! non, elle est bien mieux sans tête.

BORTEK — Alors que lui reproches-tu ?

FAUSTO — En un mot, maître, elle est devenue insupportable.

BORTEK — Insupportable, dis-tu ?

FAUSTO — J'ai dit cela, maître, et je m'en repens.

BORTEK — Tu fais bien de te repentir, saligaud !

FAUSTO — Oh ! non, pas saligaud !

BORTEK — Marsouin, si tu préfères. Oh ! le traître !

FAUSTO — Ça, je l'ai bien mérité.

BORTEK — Le châtiment sera bien pire que ce qu'elle te fait endurer, crois-moi.

FAUSTO — Hé ! maître, où allez-vous ?

BORTEK — Chercher le châtiment.

FAUSTO — Oh ! non, laissez-le à son endroit, s'il vous plaît.

BORTEK — Quel beau repentir ! Sinistre crétin, tu me paieras tout cela.

FAUSTO — C'est que... je ne suis pas riche.

BORTEK — Et bien tu paieras avec ta pauvreté.

FAUSTO — Que me restera-t-il ?

BORTEK — La peau sur les os, et c'est déjà pas mal. Tu tiendras debout.

FAUSTO — Oh ! vous êtes trop doux avec moi, maître.

BORTEK — Tu es mon disciple bien-aimé. Relève-toi.

FAUSTO — Je me relève.

BORTEK — Regarde-moi dans les yeux.

FAUSTO — Je regarde les yeux.

BORTEK — Remercie-moi.

FAUSTO — Merci.

BORTEK — Plus fort !

FAUSTO — Merci !

BORTEK — O que ce mot est doux à mes oreilles !

FAUSTO — Il écorche ma langue.

BORTEK — Et c'est heureux qu'il en soit ainsi.

FAUSTO — Heureux les hommes de bonne volonté...

BORTEK — Sois heureux, fiston. L'avenir est à toi.

FAUSTO — Quelle grande chose que l'avenir !

BORTEK — Chose est bien faible pour sa grandeur.

FAUSTO — Grandeur est bien faible pour sa chose !

BORTEK — Mais il voudrait avoir le dernier mot, ce pendard !

FAUSTO — Non, non, je ne veux pas !

BORTEK — Parfait. Où est Mirna ?

FAUSTO — De l'autre côté du jardin, maître. Maître ?

BORTEK — Que me veut-il, ce sagouin ?

FAUSTO — Pardonnez l'importunité de mon propos, maître...

BORTEK — Sache une chose une bonne fois pour toutes, rigolo !

FAUSTO — O que je la sache pour toutes les fois où je l'oublierai !

BORTEK — Je ne pardonne jamais.

FAUSTO — Aaaaaaah ! quelle haine dans votre regard ! Hou ! que c'est laid !

BORTEK — Hé ! Hé ! Les justes sont laids, parce que la beauté est injuste.

FAUSTO — C'est pour ça que tu as mutilé ma femme, salaud !

BORTEK — Comment, comment ? Qu'ai-je entendu ?

FAUSTO — Haïssez-le du haut de votre puissance, o maître.

BORTEK — Je le hais. Et puis après ?

FAUSTO — Cela suffira bien à sa petitesse.

BORTEK — Sa petitesse, ver de terre, je la réduis à néant.

FAUSTO — Oh ! non, pas ça !

BORTEK — Tu as raison, pas ça. Tiens, prends ce couteau.

FAUSTO — Encore un couteau !

BORTEK — Eh ! oui, encore un couteau. Je t'arme pour te défendre.

FAUSTO — Merci, maître.

BORTEK — Sauras-tu te couper une main ?

FAUSTO — Oh ! oui, maître, surtout si c'est celle qui tient le couteau.

BORTEK — Tu es fort. Je suis fier de toi.

FAUSTO — Moi aussi ! O que la vie est douce où vous marchez !

BORTEK — La vie n'est douce que dans la merde, O Vérité ! Tranche-toi la main.

FAUSTO — Qu'il en soit fait selon votre volonté !

 

Fausto se tranche la main.

Il s'enfuit en hurlant dans la sacristie.

Bortek s'assoit, pensif. Entre Mirna.

 

Scène V

 

MIRNA — Maître Bortek o maître Bortek, à moi !

BORTEK — Sombre et douce Mirna ! Est-ce moi que tu appelles ainsi ?

MIRNA — Oui, maître. J'ai tant besoin de vous !

BORTEK — Je passais, quand votre voix, votre voix sucrée...

MIRNA — Quand ma voix sucrée...

BORTEK — Quand votre voix sucrée, o Mirna, s'est jetée sur ma langue !

MIRNA — C'est beau, ça !

BORTEK — Hé ! c'est que je suis poète à mes heures.

MIRNA — J'aime les poètes, mais je suis si malheureuse !

BORTEK — Malheureuse, o toi, femme entre les femmes ! Que c'est injuste, ça ! Que c'est beau !

MIRNA — À qui le dites-vous !

BORTEK — Et qu'est-ce donc qui te rend si malheureuse, o beauté lancinante ?

MIRNA — C'est mon mari qui me fait bien du souci.

BORTEK — La bourrique ! Ah ! si je le tenais !

MIRNA — Oh ! mais ce n'est pas de sa faute.

BORTEK — Pas sa faute ? Lui qui porte en son cœur tout le péché du monde !

MIRNA — Oh ! non, ce n'est pas sa faute. C'est vous...

BORTEK — Moi, o ombrageuse cité de mes désirs les plus fous...

MIRNA — C'est votre faute.

BORTEK — Moi qui n'en commets jamais. Il t'a trompée sans doute.

MIRNA — Oh ! il n'oserait pas.

BORTEK — Crois-tu ?

MIRNA — Ah ! s'il osait !

BORTEK — Ah ! Haine vengeresse de l'éternel féminin !

MIRNA — Ah ! s'il a osé une fois !

BORTEK — Ah ! ce poing fermé, que ne tient-il une arme !

MIRNA — Il me suffirait bien, croyez-moi. Mais ce n'est pas sa faute.

BORTEK — C'est donc la mienne. Hélas sur moi !

MIRNA — Ne vous chargez pas, maître. Vous n'y êtes pour rien.

BORTEK — Ah ? Je n'y suis pour rien et c'est cependant ma faute. Expliquez-moi ça.

MIRNA — C'est depuis qu'il s'est coupé la main.

BORTEK — Par exemple ! Il y a réussi. Il est moins bête que je ne croyais.

MIRNA — Vous appelez ça de l'intelligence !

BORTEK — J'appelle cela comme je peux.

MIRNA — C'est beau, un être qui fait ce qu'il peut.

BORTEK — Hé ! Je ne suis pas tout à fait un être. Enfin, passons. Et depuis, il n'est plus comme avant ?

MIRNA — C'est exactement cela. Mot pour mot.

BORTEK — C'est que je suis poète. Écoute...

MIRNA — Je tends l'oreille.

BORTEK — On ne dirait pas à la voir, qu'elle se tend, o pulpeuse excroissance de mon désir !

MIRNA — Et pourtant, elle écoute.

BORTEK — Qu'elle écoute ce que j'ai à lui dire.

MIRNA — Elle ne le redira jamais assez.

BORTEK — La postérité lui en saura gré sans doute. Elle est si injuste, la postérité !

MIRNA — Ah ! ne criez pas si fort !

BORTEK — Oh ! redis-moi cela !

MIRNA — Ah ! ne criez pas si fort !

BORTEK — Je crois entendre ma propre voix. Elle est si douce, ma voix !

MIRNA — Et je l'aime.

BORTEK — Quel aveu déchirant pour mon humble passage sur cette terre maudite !

MIRNA — Mais depuis qu'il n'a plus sa main, il n'est plus le même.

BORTEK — Hé ! comment pourrait-il être ?

MIRNA — Le voilà devant la terrible Ananké, déesse noire aux noirs desseins.

BORTEK — Mais voilà le sauveur au galop de son destrier étoilé !

MIRNA — Voilà Bortek le Héros !

BORTEK — Oh ! douce musique ! Que mon nom est doux à tes lèvres ! Tiens.

MIRNA — Ah ! un couteau !

BORTEK — Hé ! oui, sombre Mirna, encore un couteau. Ce n'est pas une coïncidence.

MIRNA — Était-ce écrit ?

BORTEK — Gravé dans la pierre noire du destin, là-haut.

MIRNA — Et sans indiscrétion, que se dit-il, là-haut ?

BORTEK — C'était écrit.

MIRNA — Voilà bien peu de choses pour un espace aussi vaste.

BORTEK — C'était écrit, et ce qui est écrit doit s'accomplir. Qu'est-ce que ceci, o Mirna ?

MIRNA — Votre sexe, maître Bortek !

BORTEK — Tranche-le avec cette lame impitoyable.

MIRNA — Mais... oh ! non, c'est trop horrible ! C'est que j'en serais capable !

BORTEK — Te voilà muette devant le fait accompli.

MIRNA — Mais je ne l'ai pas coupé !

BORTEK — Hé ! je le sais bien, et je m'en porte mieux.

MIRNA — Alors, o maître, que se cache-t-il dans l'obscurité de tes paroles ?

BORTEK — Un enfant, o Mirna, un enfant.

MIRNA — Mais, quel enfant ?

BORTEK — L'enfant de Bortek, le dieu des dieux, o ma Junon !

MIRNA — O joie de l'enfantement ! Je vais enfin souffrir pour de bon.

BORTEK — Gloire au plus haut des cieux !

MIRNA — Il est né le divin enfant !

BORTEK — Pas tout à fait, Mirna, mais cela ne saurait tarder.

MIRNA — Oh ! mon dieu !

BORTEK — Hé bien ! qu'as-tu ?

MIRNA — Et ce pauvre Fausto ! Oh ! Je suis déshonorée !

BORTEK — Un dieu ne déshonore pas une femme. Il la comble.

MIRNA — Oh ! je suis comblée !

BORTEK — Hé bien soit ! Fausto n'échappera pas à la mort cruelle. Qu'il meure !

 

Bortek sort, majestueux.

Mirna s'endort sur les marches de l'autel.

Entre Fausto.

 

Scène VI

 

MIRNA — Oh ! Fausto, là ! ça y est ! Oh ! que c'est douloureux !

FAUSTO — Hé ! quoi ! et de quoi s'agit-il ? Pourquoi tout ce mal ?

MIRNA — C'est l'enfant, Fausto chéri. Le moment est proche.

FAUSTO — Ah ! oui, l'enfant. Celui dont je ne suis pas le père.

MIRNA — Est-ce ma faute à moi si les dieux font l'amour avec les yeux !

FAUSTO — Pas si fort, Mirna. Ma tête pourrait éclater.

MIRNA — Je crois que nous perdons la raison. Tant d'événements !

FAUSTO — Si peu de temps.

MIRNA — Il faut nous ressaisir, Fausto.

FAUSTO — Avortons !

MIRNA — Hein ? Que dis-tu ?

FAUSTO — Hé bien oui, extirpons ce mal !

MIRNA — Tu ne vas pas recommencer.

FAUSTO — Ai-je commencé une fois ? Extirpons ! Extirpons ! Extirpons !

MIRNA — Oh ! Fausto, tu me fais peur.

FAUSTO — Mais je suis doux comme un agneau.

MIRNA — Tu as bien changé. Où est-il le temps du beau jeune homme amoureux...

FAUSTO — Envolé, et c'est de ta faute.

MIRNA — Comment oses-tu être aussi injuste ?

FAUSTO — Si tu n'avais point fait cette prière stupide !

MIRNA — Mais nous étions si pauvres, Fausto !

FAUSTO — La richesse ne nous aura pas comblés.

MIRNA — C'est la malchance, ça. C'est la malchance !

FAUSTO — C'est la faute. Moi, je crois que c'est la faute !

MIRNA — Aaaaaah ! cette douleur, là, dans mon ventre !

FAUSTO — Pourvu qu'il ne nous naisse pas un monstre !

MIRNA — Oh ! Fausto, c'est le fils de dieu.

FAUSTO — Extirpons le fils de dieu !

MIRNA — Fausto ne me touche pas !

FAUSTO — Où est-il, ce couteau ? Où l'as-tu caché ?

MIRNA — Ce n'est pas ma faute. Je n'ai pas fait le mal.

FAUSTO — Ah ! le voilà. L'autel ! J'ai besoin d'un autel.

MIRNA — Calme-toi. Aime-moi encore !

FAUSTO — Oh ! baisée des dieux ! le mal sera extirpé ! couche-toi !

MIRNA — Je t'en prie, mon époux, ne me fais pas de mal !

FAUSTO — Ce qui est juste est indolore. Frappe !

 

Il frappe.

 

MIRNA — Aaaaaaaah ! me voilà morte !

FAUSTO — Tu te dégonfles comme une baudruche !

MIRNA — C'est la mort, ça, tu crois ?

FAUSTO — Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! le dieu Bortek t'aura gonflée de vide !

MIRNA — Est-ce possible ? Il n'y a rien dans mon ventre !

FAUSTO — Hé ! oui, rien que de très normal. Des organes. Pas de fils.

MIRNA — Mon dieu ! Bortek m'a trompée. Hou ! Le salaud !

FAUSTO — Tais-toi ! Ne blasphème pas. On ne sait jamais.

MIRNA — M'avoir trompée de cette façon !

FAUSTO — Heu ! ton ventre. Referme-le.

MIRNA — Avais-tu besoin de l'ouvrir aussi grand !

FAUSTO — L'ouverture n'est jamais assez grande pour le juste. Fuyons !

MIRNA — Il doit payer.

FAUSTO — Que dis-tu ?

MIRNA — Il doit payer ! Il doit payer !

FAUSTO — Mais enfin, Mirna, songes-tu à ce que tu dis ?

MIRNA — Il paiera parce qu'il a été injuste.

FAUSTO — Ne blasphème pas, oh ! ne blasphème pas !

MIRNA — Le salaud m'a gonflée de son vide. Il paiera.

FAUSTO — Calme ta colère, Mirna. Les hommes sont faibles. Pas les dieux.

MIRNA — Est-il dieu après tout ?

FAUSTO — En douterais-tu ? Es-tu folle de douter !

MIRNA — Je sais ce que je dis.

FAUSTO — Le malheur commence toujours avec le doute. Ne doutons pas.

MIRNA — Fausto ! J'aurai ce fils. Oh ! je l'ai tant désiré !

FAUSTO — Hé ! mais puisque c'est du vent !

MIRNA — J'aurai ce fils quoiqu'il m'en coûte !

FAUSTO — Mais que fais-tu ! Ah ! restons purs, o ma pureté, o enfant !

MIRNA — Baise-moi. Baise-moi fort, mon petit mari !

FAUSTO — Oh ! que la chose est douloureuse !

MIRNA — Baise-moi ! L'enfant doit naître, ou je n'ai plus qu'à mourir !

FAUSTO — Ne meurs pas, o ne meurs pas ! Baisons ! J'ai si peur d'être seul un jour !

MIRNA — Il régnera ! Il régnera ! O rebaise m'encore !

 

Paraît l'enfant dans un berceau.

 

Scène VII

 

FAUSTO — Guidi ! Guidiguidiguidiguidi !

MIRNA — N'est-ce pas qu'il est beau ?

FAUSTO — Hé ! Guidiguidiguidiguidi !

MIRNA — Il est rose comme un beau jour.

FAUSTO — Guidiguidiguidiguidi !

MIRNA — J'espère qu'il grandira vite.

FAUSTO — Guidiguidiguidiguidi !

MIRNA — Il faut qu'il se dépêche d'être fort.

FAUSTO — Guidiguidiguidiguidi !

MIRNA — Et il aura de la chance.

BORTEK — Que je fleurisse le rosier de son jardin !

 

Entre Bortek.

 

MIRNA — Oh ! mon dieu, tout est-il déjà fini ?

FAUSTO — Guidiguidiguidiguidi !

BORTEK — Je lui donnerai la force du lion et la souplesse du lézard.

FAUSTO — Oh ! maître Bortek ! quelle surprise !

BORTEK — Je suis une surprise bienveillante. Comment se porte l'enfant ?

FAUSTO — À merveille, o maître. Puisse-t-il vous plaire.

BORTEK — Mmmmmmm... Sa tête me dit quelque chose. Ne trouves-tu pas, Fausto ?

FAUSTO — Hé ! hé ! je me le disais bien aussi.

BORTEK — Ne te rappelle-t-il pas quelqu'un ?

FAUSTO — Hé ! une vague idée... non, vraiment... je ne vois pas.

BORTEK — Heureux l'innocent. Il est riche.

FAUSTO — Guidiguidiguidigudi ! hi ! hi ! hi ! hi ! hi !

BORTEK — Le bonheur est une chose vraiment touchante. N'est-ce pas, Mirna ?

MIRNA — Je le pense bien aussi. Une bien belle chose que le bonheur des pères.

BORTEK — O Mirna, tu es si belle ! Ah ! les présents.

MIRNA — Quels présents ?

BORTEK — Hé ! les présents à la jeune mère et au nouveau-né.

FAUSTO — Le père se contentera de son bonheur de père. Il lui suffit hi ! hi ! hi ! hi !

 

Bortek exhibe le couteau.

 

MIRNA — Aaaaah ! qu'est-ce que ceci !

FAUSTO — Oh ! mon dieu, Mirna. Un mauvais souvenir !

BORTEK — Non, Fausto, l'avenir. Ta mémoire fonctionne à l'envers, ne l'oublie pas.

MIRNA — Et... et pourquoi faire ce couteau ?

FAUSTO — Oui. À quoi servirait-il, ce couteau ?

BORTEK — À te tuer, Fausto. Aurais-tu oublié notre pacte ?

MIRNA — Ha ! Hélas sur moi ! Hélas sur moi ! Pauvre mère que je suis !

FAUSTO — Hé !... c'est que, douce Mirna, vois-tu, j'ai signé avec mon sang.

BORTEK — Oui. De ton sang. Et cela t'engage à respecter...

FAUSTO — Votre mémoire, o maître.

BORTEK — Ma mémoire et mon âge, vil disciple ! Prends ce couteau !

FAUSTO — Voilà. Je l'ai pris. Et... et que dois-je en faire ?

BORTEK — Porte-le à ton cœur.

MIRNA — Fausto ! ne l'écoute pas !

BORTEK — Tais-toi, sombre beauté. D'ailleurs, il ne t'entend pas. Frappe, Fausto !

 

Fausto tombe.

 

MIRNA — Non, Fausto ! oh !... mais que me reste-t-il ? o que je suis malheureuse !

BORTEK — O que la femme est érotique dans la douleur ! Regarde-moi, Mirna.

MIRNA — Je ne peux pas, oh ! je ne peux pas.

BORTEK — Regarde-moi.

MIRNA — Maître, pardonnez-moi...

BORTEK — Je te pardonne, bien que cela n'entre pas dans mes attributions. Lève-toi.

MIRNA — Je me lève. Dois-je vous aimer maintenant que j'ai tout perdu ?

BORTEK — Qu'oses-tu dire, pauvre femme ? Oublies-tu notre fils ?

MIRNA — Mais, maître Bortek, ce n'est pas notre fils.

BORTEK — Quoi ? Nierais-tu l'avoir enfanté ?

MIRNA — Certes non.

BORTEK — Nierais-tu l'avoir conçu contre moi ?

MIRNA — Je ne le nie pas. Mais c'est faux.

BORTEK — Qu'est-ce que tu racontes ?

 

(silence)

 

 Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaah !

 

MIRNA — Oh ! quel cri horrible ! Vous allez le réveiller !

BORTEK — C'est vrai qu'il dort. Pauvre enfant ! Le père...

MIRNA — Oui, maître...

BORTEK — Qui est le père ?

MIRNA — Fausto, maître.

BORTEK — Fausto ? Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! mais c'est impossible !

MIRNA — C'est pourtant la vérité. Il m'a baisée, et voilà le résultat.

BORTEK — Fausto t'a baisée. Mmmmmmm... et comment a-t-il fait pour te baiser ?

MIRNA — Hem... il m'a baisée. Il m'a baisée. Ça veut tout dire !

BORTEK — Ça ne veut rien dire !

MIRNA — Si ! ça veut dire ! Votre enfant n'était que du vent ! Celui de Fausto est de chair.

BORTEK — Sombre idiote !

MIRNA — Qu'allez-vous faire avec ce couteau ?

BORTEK — Te dépecer, Mirna. Je n'extirperai rien. Je vais te détruire.

MIRNA — Non, o maître de mes jours. Pourquoi assombrir l'avenir de cet enfant ?

BORTEK — L'enfant né d'un eunuque et d'une putain vivra éternellement dans le malheur. Mirna !

MIRNA — Que c'est horrible ce que vous dites là !

BORTEK — Crève !

MIRNA — Maître, ayez pitié de moi !

BORTEK — Crève !

MIRNA — Maître ! je ne veux pas mourir !

BORTEK — Crève ! Crève ! Crève !

MIRNA — Ah ! je suis morte !

 

Elle tombe.

 

BORTEK — Et toi, enfant, l'éternité te verra errer aussi longtemps qu'elle durera. Oh ! que ma haine se déchaîne ! Il ne te sera jamais pardonné d'avoir tué Dieu !

 

Bortek fait disparaître les cadavres dans la trappe.

Il exhausse l'enfant.

 

Deuxième tableau

 

Cuisine. Marie Pipi prépare la soupe. Elle dispose le couvert, verse le contenu d'une fiole dans la soupière. La porte s'ouvre. Entre Marco, qui se débarrasse de son manteau. Il s'assoit à table.

 

MARIE-PIPI — La soupe est prête !

MARCO-POLO — Sers-moi sans réserve, ma femme.

MARIE-PIPI — Tu as eu une dure journée, n'est-ce pas ?

MARCO-POLO — Je me suis écorché les mains pour un maigre salaire, est-ce ce que tu veux dire ?

MARIE-PIPI — Mon existence à moi est moins pénible, je crois, à part l'ennui.

MARCO-POLO — Je ne peux être tout le temps à tes côtés.

MARIE-PIPI — Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire.

MARCO-POLO — Ah ? Que disais-tu, que j'ai compris de travers ?

MARIE-PIPI — Les pauvres ont de l'intérêt à parler d'autre chose que de leur misère.

MARCO-POLO — Le travail est dur, la maison peu confortable, mais nous avons à manger tous les jours. Que Dieu me permette longtemps de te procurer les ingrédients que tu accommodes si bien.

MARIE-PIPI — Il nous faut parler d'autre chose.

MARCO-POLO — Laisse-moi manger, puis je te parlerai d'amour, ma femme. C'est là la meilleure conversation qu'un homme puisse tenir à une femme. Au diable les mots et le sens qu'on leur donne.

MARIE-PIPI — J'aime t'entendre parler comme cela, mon mari. Finis ta soupe. Elle va refroidir. Elle est plus efficace quand elle arrive chaude dans l'estomac.

MARCO-POLO — Je ne sais pas. Celui-ci me tourmente depuis quelque temps. Trop de soucis, et pas grand-chose pour les régler.

MARIE-PIPI — Cela ira mieux tout à l'heure. Je vais chauffer le lit.

MARCO-POLO — Oui, c'est ça, ma femme. Chauffe la soupe, chauffe le lit. Elle me chauffe bien un peu la tête quelquefois. Elle n'est pas parfaite. Je ne suis pas parfait non plus.

MARIE-PIPI — Je saurais aussi te chauffer le portefeuille s'il était mieux rempli.

MARCO-POLO — Ah ! ma femme ! Ne fais pas de l'esprit. Cela ne convient pas à une femme d'avoir de l'esprit. Qu'en ferais-tu, d'ailleurs. Et puis en ai-je moi même assez pour supporter le tien ? Aïe ! Cet estomac. Je travaille trop et ne gagne pas assez.

MARIE-PIPI — Finis ta soupe. Elle est encore chaude.

MARCO-POLO — C'est peut-être cette chaleur soudaine qui le fait souffrir. Il fait si froid dehors. Travailler par ce temps, c'est inhumain.

MARIE-PIPI — Tu dis n'importe quoi, mon mari.

MARCO-POLO — Ne te mêle pas de ce que je dis.

MARIE-PIPI — Je te chaufferai toi aussi.

MARCO-POLO — Aïe ! Je ne sais si c'est l'estomac ou autre chose.

MARIE-PIPI — Cela passera. Jamais le corps n'est à son aise en hiver.

MARCO-POLO — Ah ! oui ? Et de quoi souffres-tu ?

MARIE-PIPI — Du mal d'amour.

MARCO-POLO — Cela ne fait pas si mal. Au moins l'organe concerné y trouve quelque plaisir.

MARIE-PIPI — Si l'on sait s'y prendre.

MARCO-POLO — Insinuerais-tu que je n'ai pas ce talent ?

MARIE-PIPI — Rien d'autre que nous n'avons pas d'enfant pour prouver ce que tu dis.

MARCO-POLO — Des preuves, je t'en donne toutes les nuits.

MARIE-PIPI — Il y a des voisins qui jasent. Tant d'années de vie commune ! et pas un enfant pour témoigner de notre amour à la face du monde.

MARCO-POLO — Qu'est-ce que j'y peux ? Tu n'es pas faite pour enfanter.

MARIE-PIPI — Pourquoi moi ?

MARCO-POLO — Il ne peut en être autrement. Cela se voit bien, non ?

MARIE-PIPI — Ce qui se voit, c'est que nous vieillissons bien piteusement.

MARCO-POLO — Dieu sait ce qu'il fait. Ce n'est pas à nous de deviner ce qu'il fait. Et ce qu'il fait est bien fait. Qui oserait dire le contraire ?

MARIE-PIPI — Je peux le dire, moi.

MARCO-POLO — Pas si fort, ma femme. Si l'on t'entendait tenir de pareils propos, et par les temps qui courent.

MARIE-PIPI — Je dis ce que je dis, et si Dieu s'en offense, c'est qu'il ne vaut pas grand-chose.

MARCO-POLO — Es-tu folle ! Tais-toi !

MARIE-PIPI — Nous faudra-t-il prier le diable pour qu'un enfant me remplisse le ventre.

MARCO-POLO — Cesse, veux-tu ?

MARIE-PIPI — Ou bien j'irai chercher le diable pour qu'il me fasse un fils !

MARCO-POLO — Ah ! putain ! vas-tu te taire ?

MARIE-PIPI — Fais-moi taire, allons mon petit mari, fais-moi taire !

 

Elle saute sur le lit.

 

MARCO-POLO — Aïe ! Maudit estomac ! Je ne me sens pas en forme, ce soir. Tu vas parler toute la nuit et nous envoyer au bûcher, je crois.

 

On frappe à la porte.

 

MARCO-POLO — Tiens ? Quelqu'un qui s'inquiète, ou qui croit avoir mal entendu tes propos.

MARIE-PIPI — Lui diras-tu que c'est le jeu qui nous excite ? Ou bien ne le détromperas-tu pas ? Que vas-tu faire, mon mari ?

MARCO-POLO — Tais-toi, ne jouons plus !

 

Il ouvre la porte.

Entre Bortek qui s'assoit à table.

Il regarde Marie Pipi sur le lit.

 

MARCO-POLO — Ça par exemple ! Me direz-vous ce que vous venez chercher ici ?

BORTEK — Un asile pour la nuit. Je ne crois pas que vous soyez si riches, mais il y a de la soupe sur la table, et j'ai faim et froid.

MARCO-POLO — Si j'avais su qu'on pouvait se procurer le gîte et le couvert de cette manière-là, je ne me serais pas mis dans l'idée que le travail honore son homme.

BORTEK — Il m'arrive de travailler, savez-vous ?

MARCO-POLO — Pas si souvent que ça, si j'en juge aux os qui saillent ça et là.

BORTEK — Le travail n'est pas un droit, et puis n'est-ce pas cette misère qui sauve le monde ? On dit cela partout. C'est une opinion partagée par tout le monde.

MARCO-POLO — S'il vous plaît de vous charger de mes péchés en échange d'une soupe, nous avons un marché à conclure d'abord.

BORTEK — Vous parlez comme le diable.

MARIE-PIPI — Marco !

MARCO-POLO — Que voulez-vous dire ? N'êtes-vous pas un gueux qui traîne la savate de soupière en soupière ?

BORTEK — Je suis ce que je parais être.

MARCO-POLO — Ah ! Ah ! Ah ! Vous autres les gueux vous avez bien le loisir de cogiter ! Je travaille moi, et je n'ai pas de temps à consacrer à ces sortes de finesses. Si vous pensez que je parle comme le diable, c'est que cela vous regarde quelque peu. Auquel cas vous n'êtes ni gueux ni bel esprit.

MARIE-PIPI — Méfie-toi, Marco !

MARCO-POLO — Je ne suis rien, moi, monsieur le traîne-savate. Rien qu'un pauvre travailleur qui accepte de vivre sans poser de question ni répondre à celle des autres. Je connais mon chantier et ma maison, et les ruelles qu'il me faut emprunter pour aller de l'un à l'autre. Je prie Dieu tous les jours et je n'ai jamais vu le diable ailleurs que dans mes cauchemars, au moment où je ne maîtrise plus ma fatigue ni mes douleurs.

MARIE-PIPI — Tais-toi, Marco !

MARCO-POLO — Vous voulez de la soupe ! Voilà de la soupe ! Quant au lit, il est étroit, et puis ma femme couche dedans, et je ne saurais la partager, sauf avec Dieu, qui l'aime je crois comme il aime les femmes, c'est-à-dire comme nous ne les aimons pas.

MARIE-PIPI — Marco !

MARCO-POLO — Donc, avalez ces restes, et couchez-vous devant la porte. Voilà ce que je peux vous offrir, par respect pour le dieu qui vous a créé et qui si j'en crois, n'est pas le diable. Est-ce tout pour ce soir ?

 

Bortek remplit son assiette. Marie s'amène.

 

MARIE-PIPI — Elle est froide maintenant. Je vais la mettre sur le feu.

BORTEK — Ce ne sera pas la peine.

MARCO-POLO — Laissez-la faire, mon vieux. Elle sait de quoi elle parle. Elle fait ça tous les jours.

BORTEK — Si vous pensez qu'elle sera meilleure.

MARIE-PIPI — Je le pense, oui.

 

Marco sort. Marie jette la soupe dans l'évier.

 

BORTEK — Mais que faites-vous donc ? Qu'est-ce que je vais manger ?

MARIE-PIPI — Vous avez si faim que ça ?

BORTEK — Suis-je ici pour autre chose que pour répondre à l'agacement de mon estomac ?

MARIE-PIPI — Est-ce que je sais pourquoi vous êtes ici ? Vous mangerez du fromage.

BORTEK — Il vous manquera. Votre mari pourrait bien y trouver les raisons d'une colère encore plus vivace que celle qui lui fait prendre l'air en ce moment. Qu'est-ce qui lui a pris de m'asticoter de cette manière ?

MARIE-PIPI — Vous avez interrompu notre jeu.

BORTEK — Vous jouiez ? De quel jeu s'agit-il ? Je peux me substituer.

MARIE-PIPI — Certes non. Vous ne jouerez pas dans mon lit, en tout cas pas avec moi.

BORTEK — Ah ? Mille excuses, madame. Je le croyais trop épuisé pour ça.

MARIE-PIPI — Il l'est, en effet. Il ne se passera rien ce soir.

BORTEK — Rien, en effet.

MARIE-PIPI — En effet.

 

Silences.

 

BORTEK — Pas d'enfants pour égayer ce triste logis.

MARIE-PIPI — Point d'enfant.

BORTEK — Je vois.

MARIE-PIPI — Vous ne voyez rien du tout. Je suis comme je suis.

BORTEK — Vous êtes bien comme vous êtes.

MARIE-PIPI — Il vaut mieux cesser de parler. Vous allez me faire la cour.

BORTEK — Je suis comme je suis.

MARIE-PIPI — Que voulez-vous dire ?

BORTEK — Ce que je dis.

MARIE-PIPI — Vous êtes bien indiscret, en tout cas.

BORTEK — Il vaut mieux cesser de parler.

MARIE-PIPI — Puisque vous le dites.

 

Silences.

 

MARIE-PIPI — Ce n'est pas vous en tout cas qui égayerez ces murs. Vous êtes triste à mourir.

BORTEK — Un homme qui se tait parce qu'on le lui demande est un homme triste.

 

Elle rit.

 

BORTEK — Marie ?

MARIE-PIPI — Oui ?

BORTEK — Qu'avez-vous mis dans la soupe de votre mari, que je n'ai pas goûté ?

MARIE-PIPI — Quelques épices qui n'auraient pas été de votre goût.

BORTEK — Autre chose ?

MARIE-PIPI — Comment cela, autre chose ?

BORTEK — Cette fiole, entre vos seins ?

MARIE-PIPI — Il n'y a pas de fiole à cet endroit-là. Il n'y en a jamais eu.

BORTEK — Faites voir.

MARIE-PIPI — La belle excuse ! Il faut être plus adroit avec les femmes.

BORTEK — Je ne crois pas manquer d'adresse. Je vous aime bien.

MARIE-PIPI — Moi pas. Mangez votre fromage et allez dormir.

BORTEK — Je ne dormirai pas ce soir.

MARIE-PIPI — Vous ferez ce qu'il vous plaira.

BORTEK — Ce qui me plaît, non. Mais je le ferai tout de même.

MARIE-PIPI — Dormir ?

BORTEK — Dormir, oui, mais j'ai autre chose à faire avant que de dormir.

MARIE-PIPI — Faites-le, pourvu que ce soit digne.

BORTEK — Nous avons à parler tous deux, au sujet de cette fiole.

MARIE-PIPI — Mais de quoi parlez-vous ? Ah ! peut-être du remède que j'administre à mon mari à cause de son estomac qui le fait souffrir. Il pesterait s'il savait que je tente de le soigner à son insu. J'agis selon ma conscience, c'est tout.

BORTEK — Quelle folle vous faites !

MARIE-PIPI — Que dites-vous ?

BORTEK — Je dis que vous êtes folle, de vous livrer à ce jeu dangereux. Ces poisons se reniflent, ma bonne amie, et il vous en coûtera la tête un de ces jours.

MARIE-PIPI — Mais de quoi parlez-vous ?

BORTEK — Je parle des brûlures d'estomac de votre époux, et de la cause qui les augmente jour après jour, jusqu'à ce que la mort l'emporte au diable.

MARIE-PIPI — Quand bien même j'empoisonnerais la vie de mon mari, en quoi cela vous regarde-t-il ? Les femmes souvent empoisonnent la vie de leurs maris. Cela ne mérite pas une telle enquête. Je parle au figuré, bien entendu. La fiole est aussi une figure de l'esprit. C'est ce que vous voulez dire, n'est-ce pas ? Il n'y a point de femmes dans votre vie ? En avez-vous jamais connu ? Il semble que non. En tout cas pas de femmes dignes de ce nom. Des putains, peut-être, quoiqu'il faille avoir le sou pour ça. Ce qui n'est pas le cas.

BORTEK — Mon cas n'intéresse que moi.

MARIE-PIPI — Le mien semble vous intéresser, et je ne suis pas d'avis de vous voir continuer de vous y intéresser. Si vous avez fini de manger, sortez. Voulez-vous un peu de tabac ? Un peu de fumée vous aidera à vous endormir, et à chasser les mauvaises pensées qui peuplent votre esprit.

BORTEK — Si je vous disais...

MARIE-PIPI — Ne me dites plus rien.

BORTEK — Attendez de savoir ce que j'ai à dire !

MARIE-PIPI — Je ne veux pas le savoir.

BORTEK — Il ne vous baisera pas ce soir.

MARIE-PIPI — Vous non plus. Je penserai à autre chose.

BORTEK — J'y penserai moi aussi.

MARIE-PIPI — Ah ! Oui ?

BORTEK — Oui.

MARIE-PIPI — À quelle chose donc ?

BORTEK — Au mal qui ulcère l'estomac de votre mari.

MARIE-PIPI — Vous n'allez pas recommencer !

BORTEK — Je dis que je vais y penser, comme vous y penserez. Nous ne dormirons pas cette nuit. Il nous faudra supporter les ronflements de ce malade.

MARIE-PIPI — Peut-être savez-vous ce que vous voulez.

BORTEK — Plaît-il ?

MARIE-PIPI — Je dis que vous savez ce que vous voulez.

BORTEK — Je le sais.

MARIE-PIPI — Mais je doute qu'une femme vous donne du plaisir cette nuit.

BORTEK — Ce n'est pas ce que je demande.

MARIE-PIPI — C'est ce que vous dites.

BORTEK — Je n'en dis rien du tout.

MARIE-PIPI — Vous ne vous écoutez pas parler. Vous êtes obsédé par cette idée.

BORTEK — Obsédé, oui, mais pas par cette idée.

MARIE-PIPI — Et par quelle idée alors ?

BORTEK — La même qui vous obsède.

MARIE-PIPI — Rien ne m'obsède. Je vais rêver sans doute. Ni plus ni moins.

BORTEK — Nous rêverons de la même chose.

MARIE-PIPI — Et quelle est cette chose ?

BORTEK — Un grand trou dans l'estomac de votre mari.

MARIE-PIPI — Je l'aime trop.

BORTEK — Seulement...

MARIE-PIPI — Seulement ?

BORTEK — Il y a aussi des manifestations cutanées.

MARIE-PIPI — De quoi ?

BORTEK — Une peau qui devient noire comme le charbon, des yeux rouges comme braise, des pustules sur la langue, le nez qui saigne.

MARIE-PIPI — Mon Dieu, qu'est-ce que ceci !

BORTEK — Un cadavre d'homme empoisonné.

MARIE-PIPI — J'espère que sa mort sera douce.

BORTEK — Elle ne le sera pas. Il hurlera de douleur. Tout le voisinage tendra ses oreilles perverses. Il doutera peut-être lui-même. Il a forcément entendu parler de ces sortes de choses. Elles lui viendront à l'esprit. Il vous regardera avec horreur, et il comprendra peut-être. Il faudra lui fermer la bouche, pour qu'il ne crie pas ce que son cœur lui inspire. Mais cela ne servira à rien. La pourriture de son corps parlera à la place de sa bouche. Il y aura des témoins. On vous posera des questions. Vous n'y répondrez pas.

 

Silences.

 

MARIE-PIPI — Si vous êtes policier, vous perdez votre temps.

BORTEK — Je n'ai pas de temps à perdre, et je n'en perds pas.

MARIE-PIPI — C'est ce qui semble, oui. Tout ça parce que vous mourez d'envie d'entrer dans mon lit. Voilà tout l'objet de ces discours.

BORTEK — Puisque cette idée semble avoir votre faveur, achevez-le ce soir, et livrons-nous à la débauche. Je sais tout.

MARIE-PIPI — Vous ne savez rien.

BORTEK — Je vous dis que je sais tout.

MARIE-PIPI — Vous affabulez. Vous avez bien l'air de vous nourrir de fables.

BORTEK — Il y a cette fiole.

MARIE-PIPI — Quand bien même il y aurait une fiole, en quoi son contenu vous soucie-t-il ?

BORTEK — Je me soucie de vous.

MARIE-PIPI — Parce que vous m'aimez !

BORTEK — Oui.

MARIE-PIPI — Nous nous connaissons si peu. Ce ne serait pas convenable.

BORTEK — Sans cette fiole, ce ne serait effectivement pas convenable.

MARIE-PIPI — Vous êtes un maître-chanteur.

BORTEK — Votre voix n'est pas si mauvaise.

MARIE-PIPI — Je vais chercher mon mari. Vous vous expliquerez avec lui.

BORTEK — Vous le ferez ?

MARIE-PIPI — Je le ferai.

BORTEK — Et bien, faites.

MARIE-PIPI — Vous êtes un ignoble personnage.

BORTEK — Vous, une empoisonneuse, ce qui ne me déplaît pas.

MARIE-PIPI — C'est ainsi qu'on vous plaît.

BORTEK — Entre autres.

MARIE-PIPI — Vous êtes pervers.

BORTEK — Vous ne saurez plus jamais me mentir.

 

Silences.

 

MARIE-PIPI — Comment avez-vous su ?

BORTEK — La fenêtre, là. J'y vole la nourriture de votre chat.

MARIE-PIPI — Je n'ai plus de chat.

BORTEK — Je l'ai mangé.

MARIE-PIPI — Vous êtes un fou dégoûtant.

BORTEK — Je cherche à vous plaire.

MARIE-PIPI — Vous n'y réussissez pas.

BORTEK — J'œuvre dans ce sens.

MARIE-PIPI — J'aurais dû vous servir cette soupe. J'ai eu pitié de vous. Vous ne méritez pas qu'on s'intéresse à vous.

BORTEK — Je vous intéresse donc ?

MARIE-PIPI — Puisque vous savez tout. Et que voulez-vous de moi ?

BORTEK — Que veut un homme d'une femme ? Ce qu'elle a. Vous n'avez pas d'argent.

MARIE-PIPI — Pas ici.

BORTEK — Pourquoi pas ici ?

MARIE-PIPI — Pas à cette heure. Demain. Il sera sur le chantier.

BORTEK — Je serai là pour égayer vos après-midi. Il n'en saura rien.

MARIE-PIPI — Vous forcerez sur la dose.

BORTEK — Comptez sur moi.

MARIE-PIPI — Je parle du poison.

BORTEK — J'en parlais moi aussi.

MARIE-PIPI — Et pour le reste.

BORTEK — Ni plus ni moins.

MARIE-PIPI — Je vais payer cher mes imprudences.

BORTEK — Vous les paierez à leur prix, leur juste prix.

MARIE-PIPI — C'est ce que vous appelez l'amour. Je vous détromperai.

BORTEK — Je compte sur vous.

 

Marco entre.

 

MARCO-POLO — Vous êtes encore là, vous ? Et bien repu, à ce que je vois !

BORTEK — Je vous remercie infiniment pour vos bontés.

MARCO-POLO — Voilà qui conclut votre visite. Bonsoir, monsieur.

BORTEK — Bonsoir. Passez une bonne nuit.

 

Bortek sort.

 

MARCO-POLO — Il a dit cela sur un ton !

MARIE-PIPI — Quel ton ?

MARCO-POLO — De quelle nuit veut-il parler ?

MARIE-PIPI — De la nôtre, mon époux, de la nôtre.

MARCO-POLO — Nous n'aurons pas le même sommeil ce soir.

MARIE-PIPI — Ton estomac ?

MARCO-POLO — Qui veux-tu que ce soit d'autre ?

MARIE-PIPI — Il faudra songer à voir un médecin.

MARCO-POLO — Au diable les médecins. Ils m'assassineraient plutôt !

MARIE-PIPI — Pas s'ils peuvent quelque chose contre le mal qui t'indispose.

MARCO-POLO — Et puis avec quoi les paierais-je, ces foutus carabins ?

MARIE-PIPI — Sais-tu que ce pouilleux n'est autre qu'un étudiant en médecine ?

MARCO-POLO — Il te l'a dit ?

MARIE-PIPI — Il me l'a certifié.

MARCO-POLO — Ces gueux mentent comme ils respirent.

MARIE-PIPI — Il paraît avoir de l'éducation.

MARCO-POLO — A-t-il de la science au moins ? Il te l'a fait savoir ?

MARIE-PIPI — Je ne connais rien aux choses de la science, et pour cause, mais pour ce qui est de l'éducation, j'ai mon mot à dire là-dessus.

MARCO-POLO — À quoi me servirait son éducation s'il ne sait pas la science dont tu parles ?

MARIE-PIPI — Il prétend la connaître.

MARCO-POLO — Il l'étudie, c'est différent.

MARIE-PIPI — Au moins, sa consultation ne te coûtera pas un sou.

MARCO-POLO — Nous verrons demain. Je ne sais pas si je dormirai ce soir.

MARIE-PIPI — Fais-le venir ce soir. Demain, il aura peut-être filé sur d'autres routes.

MARCO-POLO — Tu t'inquiètes beaucoup pour ton petit mari.

MARIE-PIPI — Ce mal me fait peur.

MARCO-POLO — Il n'y a là rien de grave.

MARIE-PIPI — Sait-on ? Lui le saurait.

MARCO-POLO — Il ne saura rien du tout de mes petites misères, qui sont aussi les tiennes. Gardons-nous de les ébruiter. Ça ne regarde personne.

MARIE-PIPI — Il ne regardera pas pour jaser, mais pour guérir.

MARCO-POLO — Ah ! Remettons tout ça à demain. Je dois me lever tôt.

MARIE-PIPI — Il aura disparu.

MARCO-POLO — S'il s'est bien régalé ce soir, ma femme, il sera là demain. Nous en discuterons alors. Je détesterais ce soir qu'un homme me chatouille le ventre, et y pose son oreille pour écouter ce qu'il n'entendra peut-être pas. On dit que ces sortes de douleurs sont quelquefois cérébrales, et c'est peut-être le cas.

MARIE-PIPI — Je crois que je ne te convaincrai pas ce soir. Couchons-nous donc !

 

La porte s'ouvre. Bortek entre.

 

MARCO-POLO — Ma foi ! Il écoute aux portes.

BORTEK — Cela m'arrive, monsieur, cela m'arrive. Malgré moi. Mais toujours animé par les meilleures intentions qui soient.

MARCO-POLO — C'est donc que vous n'avez pas assez mangé ?

BORTEK — J'ai mangé ce qu'il faut, monsieur, pour vivre.

MARCO-POLO — Cela ne vous suffit-il pas que vous en redemandiez.

BORTEK — Mais je ne demande rien.

MARCO-POLO — Alors pourquoi vous réintroduire chez moi si c'est pour ne rien demander. Qu'avons-nous à faire d'un homme qui se tait ?

MARIE-PIPI — C'est un voyeur.

MARCO-POLO — Il ne manquait plus que ça.

BORTEK — Madame plaisante. J'ai déjà eu le plaisir de goûter à ses plaisanteries, lesquelles sont les plus fines du monde.

MARCO-POLO — Pendant que j'ai le dos tourné, vous en faites de belles, ma mie. Vous ai-je autorisée à plaisanter un autre homme que moi ?

MARIE-PIPI — Peuh ! Celui-ci n'est pas un homme.

BORTEK — Vous voilà si proche de la vérité, Madame. Vous brûlez.

MARCO-POLO — Cela ne t'autorise pas à plaisanter ma femme, pouilleux ! Qu'est-ce qui t'amène ?

BORTEK — Votre estomac, monsieur.

MARCO-POLO — Que vous disais-je ? Il écoute aux portes. Je ne veux pas confier mon estomac à un apprenti sorcier.

BORTEK — Je n'y toucherai pas. Je diagnostiquerai. Et vous penserez ce qu'il vous plaira de mon diagnostic. Je ne suis pas susceptible. Je fais mon devoir.

MARIE-PIPI — Laissez-vous faire, mon mari.

MARCO-POLO — Heu ! Que dois-je faire pour me laisser faire ?

BORTEK — Vous allonger sur le lit, sur le dos et vous relaxer.

MARIE-PIPI — Allons, mon mari, faites ce qu'il vous dit.

MARCO-POLO — C'est bien contre mon cœur.

MARIE-PIPI — Écoutez votre raison et laissez jaser votre cœur. Vous ne savez plus ce que vous dites ce soir. Couche-toi, mon mari, couche-toi.

BORTEK — Cela n'est pas douloureux. Il vous faut fermer les yeux.

MARCO-POLO — Certes non ! Je veux vous surveiller.

BORTEK — Rien n'est possible si vous gardez les yeux ouverts. Je ne réponds pas du résultat.

MARIE-PIPI — Ferme les yeux. Ce n'est pas si difficile. Je regarde pour toi. Tu me fais confiance ?

MARCO-POLO — Je ne sais.

MARIE-PIPI — Tu m'aimes si peu !

MARCO-POLO — Pourras-tu voir ce que je verrais, moi, si cela tournait mal ?

BORTEK — Monsieur se fait prier.

MARIE-PIPI — Il se soumettra. Ferme tes yeux, ou j'y pose les mains.

BORTEK — Vous feriez bien de les y poser. Il trichera.

MARCO-POLO — Quoi ! Vous m'insultez ? Mais qui est-ce qui m'a foutu ce sacré carabin ! Est-ce qu'on insulte un malade, et chez lui qui plus est !

MARIE-PIPI — Cesse de babiller. Est-ce ce qu'il faut ?

 

Mains sur les yeux de Marco.

Bortek lui arrache un baiser.

Elle recule. Marco se redresse.

 

MARCO-POLO — Bon sang ! Que se passe-t-il ?

BORTEK — Il se passe, monsieur, que l'horreur m'a fait tressaillir.

MARIE-PIPI — Il m'appelle une horreur maintenant !

MARCO-POLO — Mais quelle horreur, bon dieu !

BORTEK — Tâtez vous-même, là, cette grosseur.

MARCO-POLO — N'est-ce point un os ?

BORTEK — Certes non. Il n'y a jamais eu d'os à cet endroit.

MARCO-POLO — Mais j'ai toujours eu un os, moi, à cet endroit.

BORTEK — Alors c'est que vous avez toujours été malade.

MARCO-POLO — Je souffre depuis peu.

BORTEK — Vous avez incubé longtemps.

MARIE-PIPI — Êtes-vous sûr de ce que vous avancez ?

BORTEK — Aussi sûr que je vous vois quand je vous regarde.

MARCO-POLO — Est-ce si grave ?

BORTEK — Ce l'est.

MARCO-POLO — Je suis perdu !

BORTEK — Pas si l'on vous soigne.

MARCO-POLO — Et qui me soignerait, que je ne paierai point puisque je ne le peux.

BORTEK — Je le pourrais, certes, mais je ne vis pas d'amour et d'eau fraîche.

MARCO-POLO — Pour l'amour, je ne vous promets rien. Je saurais bien mettre un peu de pain dans l'eau dont vous parlez.

BORTEK — Du pain seulement ?

MARCO-POLO — Quelques légumes sans doute. Oh ! pas tous les jours.

BORTEK — Il faut que cela soit écrit.

MARCO-POLO — Vous ne me croyez pas sur parole !

BORTEK — Je vous crois, monsieur, en ce moment. Mais si le mal empire, vous serez en proie au délire et susceptible d'oublier votre parole, ce que personne ne vous reprochera.

MARCO-POLO — Comment le mal pourrait-il empirer si je vous paye pour qu'il n'empire pas ?

BORTEK — C'est que je n'ai rien garanti, monsieur.

MARCO-POLO — Peut-être de la viande, le lundi. On en trouve pour pas cher ce jour-là. N'est-ce pas, ma mie ?

BORTEK — Va pour la viande. Elle consolidera mon diagnostic et atténuera les symptômes.

MARCO-POLO — J'en prendrais bien un morceau, il est vrai.

BORTEK — Vous ne prendrez rien du tout sur ma part du gâteau ! Je parlais des symptômes de ma faiblesse physiologique.

MARCO-POLO — Vous êtes donc malade. Vois à quoi j'en suis réduit, ma mie ! Me laisser soigner par un plus malade que moi.

BORTEK — C'est que mon cas n'est pas désespéré.

MARCO-POLO — Le mien peut-il vous intéresser s'il est sans espoir ? Je pense que vous voulez voir un homme se mourir. Les étudiants raffolent de ça. Ils prennent des notes pendant qu'on se débat et que la mort se nourrit de ce qui reste. Je vois où vous voulez en venir, monsieur. Je ne marche pas dans votre combine. Vous n'aurez pas le spectacle de ma mort.

BORTEK — Ah non, monsieur ! Ce spectacle, je me l'offre en prime, si je ne réussis pas à vous guérir.

MARCO-POLO — Vous seriez mieux payé si je mourais plutôt que si je vivais. Cela est immoral et va contre les affaires ordinaires de ce monde. Je ne peux pas conclure un tel marché. Allez vous faire voir ailleurs !

BORTEK — Il ne vous en coûtera rien si vous périssez. Remarquez bien que ce n'est pas moi, la cause de votre mort, mais vous-même.

MARIE-PIPI — Il est vrai, mon chéri, que le salaire qu'il réclame est peu payer si vous devez vivre. Et puis si vous périssez, que vous importe de vous donner en spectacle ?

BORTEK — Il faudra cependant signer ce papier-là.

MARCO-POLO — Un papier ? Qué papier ? Où avez-vous donc trouvé le temps de le rédiger ?

BORTEK — Là, dehors. Vous me reprochiez ma paresse. J'ai fait en sorte que le travail me soit mérité, voilà tout.

MARCO-POLO — Il y a de l'immoralité dans l'exercice de ce métier-là. Où dois-je signer ?

BORTEK — À l'endroit habituel. Le plus bas possible dans la page.

MARCO-POLO — Mes yeux se sont troublés. Veux-tu lire pour moi, ma chérie ?

 

Elle lit pour elle-même.

 

MARCO-POLO — Je n'entends rien. Suis-je donc devenu sourd par-dessus le marché ?

MARIE-PIPI — Tu n'entends rien parce qu'il n'y a rien à entendre.

MARCO-POLO — Qu'y a-t-il d'écrit là-dessus ?

MARIE-PIPI — Rien que de très ordinaire. En fait, je n'y comprends pas grand-chose.

MARCO-POLO — Fais voir, que je me rende compte par moi-même.

BORTEK — La langue y est certes quelque peu obscure, mais la légalité n'autorise pas ni d'autres mots, ni d'autre syntaxe.

MARCO-POLO — Et comment saurais-je si je ne signe pas un pacte avec le diable ?

BORTEK — Vous le saurez, monsieur. Ou plutôt, vous le saurez bien assez tôt. Ceci dit, pour le service que je vous rends, à si bon marché, vous ne faites pas grand cas de mon sens de l'honneur. J'ai quelques valeurs à soutenir, monsieur, malgré des apparences qui ne vous autorisent pas à me cracher dessus sans vous soucier de savoir si je me nourris de vos crachats.

MARCO-POLO — Ne prenez pas la mouche, monsieur l'étudiant !

BORTEK — N'est-ce point qu'il délire déjà ?

MARIE-PIPI — On voit bien qu'il délire, et qu'il est perdu si vous n'intervenez pas.

MARCO-POLO — Moquez-vous, tous les deux ! Si je meurs, tu riras moins. Il n'est pas bon pour une femme de perdre son mari en ce bas monde. Et vous, le carabin, votre réputation ne s'affichera pas en compagnie de ma mort, n'est-ce pas ?

MARIE-PIPI — Au fait, monsieur l'étudiant, au fait !

BORTEK — La seconde étape de l'acte médical, conséquemment au diagnostic, est la confection d'une potion destinée, dans un premier temps, à arrêter le mal, qu'il ne s'accroisse plus ; dans un deuxième temps, à le réduire, qu'il décroisse ; dans un troisième, l'anéantir ; dans un quatrième, faire en sorte qu'il ne réapparaisse plus, c'est-à-dire supprimer les causes. Ce programme vous convient-il ?

MARCO-POLO — Il m'irait à merveille si j'étais sûr que cela figure dans le contrat.

BORTEK — Cela y figure d'une manière implicite.

MARCO-POLO — Les juges sont-ils informés de cet implicite-là ?

BORTEK — Ils le sont. Vous êtes rassuré ? Allez-vous donc signer ?

MARCO-POLO — Signe à ma place. Je n'ai plus de force.

BORTEK — C'est au malade de signer. Que vaut la parole d'une femme ?

MARCO-POLO — C'est de ma femme dont vous parlez. Elle vaut ce que je vaux.

BORTEK — Dans ce cas, elle ne vaut pas cher.

MARCO-POLO — Comment !

BORTEK — Je dis que je ferais mieux de me trouver une autre clientèle. Mais enfin ! Vous tergiversez, mâchonnez mon crayon, me faites des compliments de votre femme, de vous-même, et point sur moi-même ! Dois-je supporter ces inconvenances sans sourciller ? Après tout, vous êtes maçon, et moi médecin. La différence se note au premier coup d'œil. On est sûr de ne pas se tromper. Le médecin, c'est moi. Le malade est un maçon.

MARCO-POLO — Je ne vous paierai pas de compliments, si c'est ce que vous voulez dire !

BORTEK — Il est vrai que cette exigence ne figure pas dans le contrat, même de manière implicite. Mais c'est une addition nécessaire entre nous, dont je ne saurais me passer. Un condiment sans quoi le goût des choses de la vie me serait amer.

MARCO-POLO — Soit, monsieur le médecin. Vous aurez vos compliments. Je les ravalerai si je dois, malgré tout ce que vous aurez fait, vous offrir le spectacle de ma mort qui vous fournira matière à thèse. Je me demande si je ne ferais pas mieux de mourir à l'instant.

MARIE-PIPI — Mon mari, tu dis de sottes paroles.

BORTEK — C'est qu'il délire. Il approche de la mort. Il la sent venir. Et il parle d'elle comme si elle l'avait déjà vaincu. Nous guérirons cela.

MARIE-PIPI — Si je puis vous aider...

BORTEK — Certes, madame. Vous ferez la vaisselle.

MARIE-PIPI — La vaisselle, monsieur ?

BORTEK — Il y aura des fioles à nettoyer, des bassinets à récurer, des seringues à faire bouillir. Le contrat ne prévoit pas que je me charge de cela.

MARCO-POLO — Quel programme !

MARIE-PIPI — Autrement dit, je dois rester femme, toujours femme.

MARCO-POLO — Et que voudrais-tu être d'autre ? Il est bien choisi le moment de se révolter !

MARIE-PIPI — Je ne me révolte pas. Je ferai ce qu'on me dira. Je suis à vos ordres, monsieur.

 

Rideau

 

Troisième tableau

 

Scène première

Fausto

Sur la muraille, la nuit. Une sentinelle : Fausto.

 

FAUSTO

I

Mes poumons ! Je les hais, de rire

Pleins des froids brouillards automnaux

Par quoi détale le satyre.

Et seul j'arpente des créneaux

De pierres chaînées, tours très hautes

Dans mon crâne, fou par les fautes

Enfants, et par le repentir

Qui reparaît, fou d'en découdre

Avec le mal fané, la foudre

S'enracinant dans un soupir.

II

Au paratonnerre éclabousse

De feux vibrants, poitrine d'or !

Et cependant le cri s'émousse,

Éclat trembleur qui rompt le corps.

Le soleil en son anse couche

Proche qu'est la nuit, et la louche

Flamme qui s'éteint veille au soir,

À peine vue ! toute la force

Ancrée aux monts, creusant le torse

Rêveur qui verse dans le noir.

III

Gardien, je dors, ayant bu, l'âme

Rompue, membres brisés, gardien.

Et je couche auprès d'une femme

Interdite, et si douce. O bien

Des fois la femme se déchaîne,

Brise le vin, répand ma peine

Sur les dalles, d'un coup s'en va

Comme un jeu de l'esprit s'épanche.

Folle vision ! Gardien, la hanche

Sûre, le sein haut, ventre las.

IV

Flatte le ventre de ma cruche

O ma main, plutôt que d'armer

Le sommeil inquiet de la ruche.

Ma main, tu as le droit d'aimer

Le vin, les femmes et l'espace

Crevé, et la lune à la place

Du soleil. Bas salaire, o nuit !

Le vin a la couleur des pierres

Que j'entoure, mortier et lierres

S'étreignant comme ciel de lit.

V

Et je bois le vin que je paye,

Monologue morose, épars

Avec le peu de mots que veille

Ma conscience, comme les fards

De ta peau, traits, couleurs et taches,

Maigre trésor, trésor ! Tu caches

Le reste, et quel reste o amour !

Cœur sentinelle et la plus belle

Récompense me vient d'elle,

Charmeuse au sommet de mes tours.

VI

Je me penche, profonde terre,

Dans les profondeurs de la nuit.

Mes mains s'accrochent à la pierre

Et je ne vois pas, sombre puits

À mes pieds, loin de moi la source.

Sûr du contenu de ma bourse,

Je m'étire et m'aveugle, col

Tendu. Je mesure le vide

Réel dont je suis tant avide,

Moins toutefois que d'alcohol.

VII

Car toi, Alcool, Dieu d'étranges

Phénomènes dont je suis fou,

Quitte ou double reflet, toi l'ange

Ou le démon, dieu à tout coup,

Je te bois sans laisser de trace.

Ni vu, ni connu, pas de place

Pour le châtiment. Fou de Dieu

Que je suis, idole pansue !

Ce qui est bu est bu, foutue

Existence, amer repos, feu !

 

Il fait feu de son arme. Il s'affole.

 

VIII

J'ai tué un hibou ! l'alarme

J'ai donnée ! Je serais châtié !

Mais non. J'ai rêvé. C'est le charme

D'un incube ce soir. Allé

A la rencontre pour descendre

Aux enfers une fois, des cendres

Plein la bouche, et non pas le vin

Que je croyais boire sans peine.

J'ai tenu sa main dans la mienne.

Chaude, elle annonce le matin.

 

Entre Marie-Pipi la sorcière, belle et laide.

 

Scène II

Fausto, Marie-Pipi

 

MARIE-PIPI

IX

Suis-moi, soldat, ne te retourne

Pas. Suis mes pas, soldat, pareil

À mon ombre, viens qu'il t'enfourne.

Laisse les tours à leur sommeil

Et leur sommeil à leurs prières.

Je t'amène vers d'autres terres.

Les arbres poussent de travers

Quand le vent le veut, o démence !

Et si la mer se recommence,

Les fleuves coulent à l'envers.

 

FAUSTO

X

Je te tiens bien, o stryge, o anse,

Idole de terre et d'émail !

Autel sans tête ! Allègre panse !

Bouche brûlante ! Ardent sérail !

Je vole ! et le ciel se déroule

Comme une histoire, avec la foule

Des héros et des traîtres, pieds

Fourchus et poitrines sanglantes !

 

MARIE-PIPI

Encore un peu, soldat ! Attente

À ce jour qui vient t'éclairer.

 

Elle sort.

Scène III

Fausto

 

FAUSTO

XI

Malheur ! Malheur à toi, sorcière !

Je ne suis pas soldat pour rien.

Je connais les armes, arrière !

Arrière ! t'ai-je dit, ou bien

Je tire !

 

Il s'arrête, surpris.

 

      Tirer ? Quelle bourde

Encore ! à cause d'une gourde

Que j'ai de la peine à vider.

Calme. Ferme les yeux, et pense

Au soleil. Et la lune avance

Son visage pour te baiser.

XII

Geins, ma douloureuse poitrine !

Emplis la nuit de ta douleur

Et de mon mal. Qu'elle patine

Jusqu'à la mort mon sang rêveur.

Ici bas, je rêve d'usure

Par dérision. Morose allure,

Manque de génie à coup sûr,

En quoi je suis la sentinelle

Et non le trésor, éternelle

Patrouille dans un sang impur.

XIII

Pleure, incolore poumon, pleure

En moi, et si l'air est glacial,

Bois. Mon vin est toujours à l'heure

Du feu en soi, o infernal

Vertige de l'oubli, je tombe !

Pour rompre le verre, une tombe

Qui vole en éclats aux beffrois

Se mêle, en silence m'isole

Jusqu'au matin, et pierre immole

La chair impie sur une croix.

XIV

Je m'évanouis, o ténèbres !

La bouche sur la terre, en sang,

Ayant rompu quelle vertèbre

À quoi tient la vie. Et je sens

Qu'on m'absorbe, goutte après goutte.

Fluidifié, je m'arqueboute,

Mais l'os est brisé à jamais.

Telle est la vie : morose usure

Ou irréparable brisure.

Et je n'ai pas le vin mauvais.

XV

Demain, en ciselant la stèle,

Le sonore burin dira

Ma vie, bref, peut-être rappelle

Un penchant, soif de l'au-delà !

Et une femme pleure à l'angle

De la pierre, dernier rectangle,

Excepté que ce sont des fleurs

Qui l'occupent, baume et figure

Mais à ses larmes. L'augure

Tel, qu'un ventre ouvert craint ses pleurs.

XVI

C'était hier, devineresse,

Au laboratoire du sort

Dont tu es la louche maîtresse,

Interrogeant un oiseau mort

Sur l'autel où croît ma semence.

L'oracle disait que la chance

Avait tourné comme le vent

Du côté de la mort violente.

Quarante pieds de chute lente,

Et le bec écrivait le temps.

 

On entend une plainte.

 

XVII

Ce n'est pas toi, pythie, qui pleure.

C'est la mère de mon enfant

Qui crie vengeance !

 

Entre Mirna.

 

Scène IV

Fausto, Mirna

 

MIRNA

           O je m'écœure

D'avoir épousé par le chant

Vibreur du temple un tel ivrogne !

Crédule errant ! mais quelle trogne

Cet aveugle poursuivait-il ?

Qui donc, entre tes cuisses, stryge

Fatale, o stérile ! se fige

Comme le sang d'un mort, persil !

XVIII

Je t'ai nommé, yémon crotale !

Par les baumes de tes sabbats

Mille fois je fus la vestale

Jalouse à tes côtés, là-bas,

Les seins nus et la vulve rase,

Lorgnant ton infertile extase

Sur les autels blasphémateurs

Et les matrices déchirées

Par les écailles acérées,

Nous avons ri de tes ardeurs !

XIX

L'enfant que la nuit me pardonne

Pour le prix d'un époux, l'enfant

Homoncule, je te le donne !

Yémon, exsangue maintenant.

Et je bois cette coupe amère

D'un trait, inconsolable mère,

Veuve désespérée, o Moi

Que ta noire couronne châtre

Toutes les nuits, onguent et âtre !

 

Elle sort.

 

Scène V

Fausto

 

FAUSTO

Ma cruche o ma cruche, tais-toi !

XX

Tais-toi, perfide tentatrice.

Du vide je n'ai point horreur

Certes, mais y puiser délice

Et mort, peut-être la faveur

Du ciel, cruche mon infidèle

Épouse ! ne crois pas, ma belle,

Ma toute belle incube, o nuit !

Ne crois pas que je rêve, en butte

À l'ennui, d'une ultime chute

Me rompant le cou et l'esprit.

XXI

Ah ! ciel étoilé, nuit paisible !

Je respire, à peine éveillé

De ce cauchemar impossible,

L'air acide de la cité.

Et la lune porte des ombres

Dans la muraille épaisse, sombres

Monstres, étranges contresens

De la mémoire que j'éclaire

D'ivres feux, riant de l'impaire

Extase du vin dans mes sens.

XXII

Nuit, et l'aurore qui traîne.

La lune qui s'arrête encor,

Saoule de cratères, m'enchaîne

Au chemin, infernal décor

De mon gagne-pain en ce monde.

Et pâle j'arpente la ronde,

Invisible dans les hauteurs

Tant que rien ne se signale

De faux ni d'étrange, ivre phalle

Pour gagner, nuit, tes faveurs.

 

Entre Bortek, majestueux, vêtu comme un commerçant.

Fausto pointe son arme.

 

Scène VI

Fausto, Bortek

 

BORTEK

XXIII

Hé ! je ne suis ni capitaine

Ni brigand, simple visiteur.

Range ton arme pour la peine.

Ou rassure-toi si tu as peur.

Acceptes-tu que je m'abreuve

À mon tour au sein de la veuve ?

 

Il boit à la cruche.

 

FAUSTO

Je n'ai ni peur ni peine, intrus !

Que viens-tu chercher, à cette heure,

Hors mon vin ?

BORTEK

            Il faut que je pleure

Ou que je boive tous les rus

XIV

Du soleil, tous les fleuves denses

De l'enfer, folles danses, seul

Et dégrisé par les silences

De la pierre comme un linceul

Sur mes paroles d'homme, mortes

De n'avoir pas le sens, aux portes

Que tu veilles, secouant les

Gonds qui ne cèdent pas, et l'âme

Putréfiée jugeant une lame

Qui ne tuera pas, je le sais.

 

Il sort. De loin :

 

XV

Dis-moi, veilleur ? Ce soir est-elle

Venue faire payer l'amour

Qu'elle me doit, ma toute belle ?

As-tu payé le prix ? car pour

L'impunité dont je t'assure

Il faut payer le prix. Rassure

Toi, je ne te demande pas

De doubler l'appréciable mise.

Mais pour le prix d'une chemise,

C'est peu payé, ne crois-tu pas ?

 

Scène VII

Fausto

 

FAUSTO

XXVI

Démon ! Tu as vidé ma cruche,

Pillé ma bourse, o Satan !

Et vers son enfer il trébuche,

Et me voici plus seul qu'Onan

À ne caresser que le rêve

Nu qui par sa faute s'achève

En queue de poisson - c'est l'iktis

Qu'on a crayonné sur ma porte

Hier, je crois, comme la morte

Était veillée, muet pubis.

 

Entrent les prêcheurs.

 

Scène VIII

Fausto, prêcheurs

 

PRÊCHEURS

XXVII

O la douleur t'égare-t-elle

À ce point, mon frère, que tu

Oublies jusques à l'éternelle

Raison, et par quelle vertu

La nuit peut-elle tant de charme ?

 

FAUSTO

Écartez-vous, prêcheurs de larmes !

Allez plutôt sonder les murs

Pour voir si j'y suis. Que vos crosses

Battent la mesure à mes noces.

J'épouse l'air, faute d'azur.

 

Il se jette dans le vide.

 

XXVIII

Azurs... o goutte de rosée !

L'amour, est-ce un goût de nectar

Où j'ai butiné la pensée

Ce matin, vivace, à l'instar

D'une abeille ? et l'épousée rit

Ayant ouvert la jalousie.

Une reine éclot sur ta peau

D'une autre faim, et matinale

Sort, ma compagne bucéphale,

Ma vie, tandis qu'on ferme un beau

XXIX

Tombeau, angle de pierre allée

À la rencontre d'une sœur

Arrachée par la mort ailée

Sur son balai, l'ivre liqueur

Sublimant dans son jeune ventre

Aux fiançailles avec le chantre

Exilé par les goupillons.

Et j'ai pétri le peu de terre

Qui te couvre, en un cimetière

Mais un jardin de roupillons.

XXX

Puis le soleil déjà décline,

En gargouille immonde se fond,

Vivant la pierre, et la patine

Au vol éternel d'un pigeon

Qui se nourrit de ta grimace.

Ce sont des morts qui te font face.

À l'entour le sang est une encre.

Tu n'es pas seule et je maudis

Ces signes plus où tu pourris,

Ces pages blanches où je m'ancre.

XXXI

Las, je me tais, et même un chancre

Que je destine au paradis,

Pitre céleste, incube cancre,

Puisant des stigmates ravis

Aux vaines ruines festivales,

Assoiffé des saveurs rectales

De ma fille, j'écris toujours

Borgne, une fois fermée la grille

Et, à travers l'ivre lentille,

Je lorgne les nuits et les jours.

XXXII

Il faut alors que je blasonne,

Sinon je rêve, et je m'en vais

Au diable, après midi le faune

Ayant bu ou non les mauvais

Vins de ton infernale algèbre,

L'herbe, le sang et les ténèbres

Dans le chaudron, le feu igné

Entre quatre pierres sacrées

Et le cul des vierges damnées.

Je tiens la pierre et je suis né !

 

Il s'immobilise dans sa flaque ce sang.

 

PRÊCHEURS

XXXIII

Quoiqu'il ne mente, à dire vrai

Que peu, s'il grave l'épitaphe

D'une morte et cornu se plaît

À mordre un bouchon de carafe,

Le miroir savant s'est brisé

En mille morsures figé,

Et le grimoire ensorcelé

À l'heure où le hibou s'esclaffe

Avec son compagnon, o gaffe !

Page après page dispersé.

XXXIV

Et au ciel de vagues signaux

Dans des chevelures de lune

Multipliant le chiffre faux

Par les griffes des infortunes.

Et des cloaques triomphaux

Célèbrent ses chants saturnaux

Et l'obscurité de ses runes

Qui ne signifie rien, suppôts

Analphabètes. Des aulx

Secoués n'en chassent aucune.

 

Fausto relève une tête d'angoisse.

 

FAUSTO

XXXV

Prêcheurs, allez vous faire foutre !

Je me meurs, ils font des sermons !

Voilà l'épitaphe d'une outre

Pleine de vin, o moribond

Que je suis ! Quels mots me destines

Tu, toi, excepté les mâtines ?

Car ce que j'ai tant attendu,

Tant arrosé - Dieu me pardonne -

Commence de paraître. On sonne

La relève. Voici mon dû.

 

Entre Touma Folle, mi-sergent, mi-évêque.

 

Scène IX

Fausto, prêcheurs, Touma Folle

 

TOUMA-FOLLE

XXXVI

Pauvre diable ! Sombre démence !

Enfin... Qu'on emporte son corps

Et le soumette à la science

De nos médecins. Pire encor

Que le spectacle de la guerre !

Disloqué ! Ah ! quelle misère !

Maudits soient leurs charnels sabbats !

Le soleil est rieur, exemple

De la vanité de nos temples.

Heureux celui qui célibat.

 

Entre Marie Pipi qui retient les brancardiers.

 

Scène X

Fausto, prêcheurs, Touma Folle, Marie-Pipi, le bourreau

 

MARIE-PIPI

XXXVII

Le jour sera long, sentinelle.

Tu respires à pleins poumons,

Haut, sur la muraille éternelle

Qui m'entoure, la lumière, on

Le devine, que je dispense

À ta raison. Et elle avance,

Heure après heure, au blanc cadran

De la cité, noir ce soir, brave

Vigie, et plus noire l'entrave,

Comme une bête, ton élan.

XXXVIII

Suis-moi. Pour un maigre salaire,

Je te promets le paradis,

Ou l'enfer, comme tu veux !

Serre-moi, comme le fruit interdit

Arraché à l'ennui qui nargue

Ton esprit taciturne, et largue

Cette armure stérile au feu.

Exhausse-toi, o certitude

Inouïe qu'à pareille altitude

Le prix importe peu, si peu.

 

TOUMA-FOLLE

XXXIX

Oui, je la reconnais, c'est elle !

À croire qu'elle ne dort pas !

C'est l'égérie des sentinelles.

Il faut dire que ses appâts

Ont du corps ! C'est l'œuvre du diable

En personne !

 

MARIE-PIPI

          Au diable ton diable

Et son œuvre !

TOUMA-FOLLE

 

           D I E U !

MARIE-PIPI

 

                  Et ta sœur !

Je ne suis l'œuvre de personne.

 

TOUMA-FOLLE

Faites-la taire ! Elle raisonne

Trop bien pour notre pauvre cœur !

 

CHŒUR

(prêcheurs et brancardiers)

XL

Au bûcher ! l'ardente maîtresse,

Qu'elle danse sur les fagots

Comme elle danse dans mon stress !

Aux flammes ! que les viragos

Hagardes voient comme elle grille

Bien la plus belle de leur fille,

Le plus parfumé des sarments

Maudits ! et ses cendres au fleuve

Purificateur, qu'il s'abreuve

De la justice de son temps !

 

On installe un bûcher. Ballet. Le chœur s'augmente des ouvriers.

Dans le bûcher.

 

TOUMA-FOLLE

XLI

À ton cou, démon, que je noue

Ce lacet, si le repentir

Est dans ton cœur.

 

MARIE-PIPI

               Non, je ne loue

Que les grâces du feu.

 

TOUMA-FOLLE

                   Périr

Sans Dieu, si tu as une âme,

Tu es damnée.

 

MARIE-PIPI

             Et quelle femme

Je suis !

 

TOUMA-FOLLE

        Corps ! tu es l'ivre feu

Que le feu absorbe.

 

MARIE-PIPI

                Soumise

À l'absence de chemise,

Que pourrais-je contre le feu ?

 

Touma folle extrait son sexe long et droit. 

 

TOUMA-FOLLE

XLII

À ton cou, Femme, que je lie

Ce phallus, avant que le feu

Ne t'immole.

 

MARIE-PIPI

            Oui, je le veux, lie

Entre mes cuisses l'ivre nœud

Des flammes et de la fumée.

 

Touma Folle éjacule.

Crépitations intenses.

 

TOUMA-FOLLE

Telle est ma semence, damnée,

Corps de ton corps !

 

MARIE-PIPI

               Et toi, bourreau,

Me veux-tu ?

 

BOURREAU

           Non, mais par la croupe

Maudire ce serviteur.

 

MARIE-PIPI

                Coupe

Les lui plutôt !

 

FAUSTO

          De mon tombeau,

XLIII

Trop loin pour te toucher, ma femme,

Je ris.

 

MARIE-PIPI

      Ainsi font, font les morts

À la mort de leur mort.

 

TOUMA-FOLLE

                 Infâme !

Que le feu détruise ton corps !

 

Le bourreau châtre l'évêque Touma.

 

BOURREAU

Maudit ! qu'il se nourrisse de tes couilles !

 

MARIE-PIPI

Oh ! feu ardent ! tu me chatouilles !

 

TOUMA-FOLLE

Et à la pointe de tes seins

Je nourris mon ardeur.

 

MARIE-PIPI

                  Mon ventre

Te porte.

 

CHŒUR

      Et maintenant elle entre

En enfer !

 

BOURREAU

         Gloire à tous les saints !

 

TOUMA-FOLLE

XLIV

Mon dieu, pardonne-moi, pardonne

À mon feu qui m'inspire, o près

Du point zéro je m'abandonne

À de si coupables apprêts !

Après quoi tu peux brûler vive

Sur l'autel des douze convives,

O toi l'enchanteresse, amour

Du péché, que la cendre amorce

Ton retour parmi nous, et force

La nuit à nous donner le jour.

 

MARIE-PIPI

XLV

À défaut d'une main pieuse

Toi l'eunuque par le tison,

Accepte une croupe rieuse

De la vie et de la raison !

 

TOUMA-FOLLE

Le feu encore lèche ta langue,

Taris ta voix déjà exsangue.

C'est le serpent qui parle en toi.

 

MARIE-PIPI

Et croît son venin, pauvre Élie,

La brûlante paralysie

Et la mort au bout de l'effroi.

XLVII

Inévitable raison, flèche

Au cœur de ma souillure, o corps !

Je te perds, et le mal me lèche

Avec tant d'esprit, que j'ai tort

De brûler tout ce que j'adore

De ma nudité, mon beau dore

Navrant plus noir que mon péché,

Mon beau vertige sur la terre

Immobile, et je dois me plaire

Encore une fois, feu igné !

XLVIII

Sa verge est couverte d'écailles

Qui me déchirent, je ne jouis

Pas de ses froides épousailles.

 

TOUMA-FOLLE

Alors pourquoi l'aimes-tu, dis ?

 

MARIE-PIPI

Et son visage est à la place

Du cul, sa langue dedans, glace

Intense, reflet de la mort

Comme le lait qu'il éjacule.

Et à mes pôles s'accumule

Et croît un monstre de mon corps.

 

TOUMA-FOLLE

XLIX

Mais pourquoi l'aimes-tu, sorcière ?

 

MARIE-PIPI

Et il me consume à présent,

Quand la laideur pourrait s'extraire

De ma beauté, comme un enfant

Naît, mais comme le mal s'innove,

Stérile par ce feu qui love

Ses anneaux mensongers autour

De mon écorce putrescible,

Ma vermine dans la terrible

Ascendance de son amour.

 

TOUMA-FOLLE

L

Regarde mon sexe d'évêque !

Tout mon sang s'y retrouve, près

De l'absorber, bibliothèque

Sacrée et inspirée, arrêt

Divin pour que la beauté dure —

Divin pour que la beauté dure,

Et le charme et non la luxure

Et les malins enfantements

Qui ne sont de ton ventre enfants

Mais du phallus de cette ordure !

 

MARIE-PIPI

LI

Je te donne mon corps, mon père,

Prends-le, avant que le bûcher

Ne s'y mêle, et exaspère

Tes sens vers l'oubli du péché.

Ou bien romps-moi une vertèbre,

Étouffe-moi, que la ténèbre

Effroyable me mente et moi

Me crispe avant la mort.

 

TOUMA-FOLLE

              Sorcière

À jamais nue, stérile mère

Ton fils est eunuque et décroît !

 

MARIE-PIPI

LII

Non, ôte la main de ma bouche.

Je veux hurler avant la mort,

Mêler les draps de cette couche

À mon corps vibrant qui ne dort

Pas déjà, mais qui peut se perdre

Encore une fois, et descendre

Au plus bas de moi-même, avec

La flamme qui l'éclaire, lente

De morsure en morsure, aimante

Et veuve au fond de son œil sec.

 

BOURREAU

Agitant un lacet.

LIII

Père, faut-il que je l'étrangle ?

Ce quelle dit, c'est l'repentir

Ou c'est tout comme ?

 

TOUMA-FOLLE

                  O vain rectangle !

Amour déchu ! Impurs désirs !

Unique Dieu ! Triste ciboire !

Monde nu ! Chiasme dérisoire !

L'erreur est de se pendre à ton

Cou et de baiser ta bouche, âme

Finie par l'infini, et femme

Suspendue au mot qui répond

LIV

À ton attente, ivre d'attendre.

 

BOURREAU

Je l'étrangle ou j'l'étrangle pas ?

 

TOUMA-FOLLE

Tel est le feu, telle la cendre,

Ce que le bûcher signe au bas

De nos écrits, fluide poussière,

La divinité circulaire,

De suaves et aigres fruits

Et l'autel de la destinée

À la fin, la page sacrée

Que ton sein sucré a nourri.

LV

À ce sein dressé je m'abreuve

Sans le désir, mais pour l'amour

De l'amour et de la vie, neuve

Jouissance, à peine le jour

Et déjà la nuit dans la couche

Où irascible je m'abouche

Avec le ciel courroucé, mais

Las, n'espérant que d'aurorales

Patiences au soleil qu'exhale

Le temps, le temps que tu pourrais

LVI

Compter dans ton âme perverse,

Amour, si le feu n'y brûlait

Et si ton corps ne l'augmentait

De la cendre qui le disperse.

 

BOURREAU

Il fait trop chaud ! moi, je me tire.

 

Il sort.

 

Scène XI

Fausto, prêcheurs, Touma Folle, Marie-Pipi

 

TOUMA-FOLLE

Ainsi près de toi je peux lire

Dans tes yeux ce qui est écrit

Et ce qui s'effacera faute

De temps, excepté une côte

Arrachée à un pieux délit.

 

MARIE-PIPI

LXVII

Je ne t'écoute plus.

 

TOUMA-FOLLE

                 Moi-même

Je n'entends plus ce que je dis.

Le feu est si proche, je t'aime

Et je te brûle, écrits maudits

Que je n'ai pas chantés, plurielle

Voix, bouche que le verbe encièle

À ton sexe, comme ce feu

Symbolique qui nous encercle,

Nous le centre, et toi le spectacle

Que le vent tisonne avec eux.

 

MARIE-PIPI

LVIII

Je ne t'écoute plus. Je brûle.

 

TOUMA-FOLLE

Chair crispée ! Squelette hideux

Passé ! ainsi le feu t'annule

Et me purifie. Je le veux

Froid destructeur de ma folie,

Ma mort au-delà de la vie

Toujours reculée, o foyer

Où convergent mes passions, l'âme

Celée dans le cœur d'une femme

Brûlée vive sur un bûcher.

LIX

 

Hurlement de Marie Pipi.

 

Le feu a eu raison de l'ivre

Putain qui sommeillait en moi !

O le feu enfin me délivre

De ses rêves et de sa loi !

Et de ses douloureux stigmates

Il ne reste plus rien. Regarde !

Regarde ! Je ne brûle pas.

Le feu se fond à ma puissance.

Dieu est en moi, Dieu en instance

De justice et de faux sabbats.

 

Touma Folle disparaît dans le feu.

 

UN FRÈRE

LX

La voix de Dieu est un miracle

Dans le corps de l'homme, et la voix

De l'homme est un divin spectacle

Qui ne rime à rien, sinon bois

Et te grise à la cruche terrestre !

 

AUTRE FRÈRE

La voix de Dieu est ce qui reste

Après que le feu ait rompu

L'équilibre de la matière,

Mais la voix de l'homme est poussière

Comme la lie de son vin bu !

 

FAUSTO

LXI

Mes poumons, je vous hais, et pire

Je pourrais bien vous déchirer

Sur cette lame, et voix j'expire

Au lieu que la nuit va durer.

Ou bien ma cruche me délivre

Comme un poète dans son livre.

Et je bois plus que de raison

Jusqu'à ce que la nuit se crève

À la pointe du jour qui lève

Tous les soleils comme un tison.

LXII

Mais la nuit au paratonnerre

Accroche d'autres nuits, des sœurs

Au sein brûlé, toute la terre

S'éternisant dans les terreurs

Où le regard, hagard, excite

Ses visions, et je périclite

Ici-bas, le cœur usuré

Moins par l'alcool que par l'absence

D'amour, exceptée la présence

D'un incube sur son balai.

LXIII

Autour de moi dans l'air qui tremble,

Elle vole comme un oiseau,

Et dans son aile qui rassemble

D'autres témoins de la nuit, beau

Ballet, j'exaspère l'ivresse,

Ivre proie de la chasseresse

Dont le sexe s'est entrouvert

Comme une bouche, et dans sa langue,

Chanter mes tristesses exsangues,

Dans le noir, le rouge et le vert.

LXIV

Raison, inénarrable vie

Des mortels, et temps, inexact

Compte, par quoi l'homme s'ennuie

À mourir de vivre. Quel tact,

D'où les puissances créatrices

Renaissent, peut-être propices

À l'éternité sonore, air

Vicié, feu éteint, terre vaine,

Enfin l'eau trouble. O rassérène

Toi, maudit, ce chant est impair.

 

Entre le peuple.

 

CHŒUR

Dans la nuit le feu allumé

Ventre de bouc !

Avec les filles du village

Hibou la lune !

Et toute nue longtemps dansé

Ventre de bouc !

Autour du feu longtemps baisé

Hibou la lune !

Et le diable m'a prise au cul

Ventre de bouc !

Cent fois c'te nuit m'a enculée

Hibou la lune !

Longtemps après j'ai accouché

Ventre de bouc !

Par le cul donné un enfant

Hibou la lune !

L'enfant ai m'né dans la forêt

Ventre de bouc !

Abandonné l'enfant aux loups

Hibou la lune !

Mais les loups ne l'ont pas mangé

Ventre de bouc !

On ne mange pas le fils du diable

Hibou la lune !

Les bonnes sœurs l'ont recueilli

Ventre de bouc !

Et l'enfant a grandi chez Dieu

Hibou la lune !

L'enfant est devenu curé

Ventre de bouc !

Au village la messe a donné

Hibou la lune !

Après la messe joli curé

Ventre de bouc !

Viens baiser le cul de ta mère

Hibou la lune !

Après la messe joli curé

Viens baiser le cul de ta mère

Ventre de bouc !

Hibou la lune !

 

Rideau

 

Quatrième tableau

 

Scène première

Ce même jour, sur la scène d'un théâtre.

Le bûcher à peine fumant.

Bortek s'approche et ramasse le crâne.

 

BORTEK — Quelle horreur !

 

Il regarde sa main souillée de cendre.

 

BORTEK — Il a fait son chemin.

 

Il jette le crâne dans les cendres.

Les policiers entrent.

 

POLICIER — Bortek ? Jean Bortek ?

BORTEK — Lui-même. Mais ne vous méprenez pas, monsieur l'agent. Je ne suis pas nécrophage. Pas même collectionneur.

POLICIER — Ce n'est pas ce qui m'amène. Ce bûcher n'est pas mon affaire. Ni ce que vous y cherchez. Y chercherez-vous autre chose que ce que tout le monde y trouve d'ordinaire ? J'ai d'autres chats à fouetter.

BORTEK — Alors bonne nuit, messieurs !

POLICIER — Pas si vite !

BORTEK — Et où irai-je ?

POLICIER — Il faut me suivre.

BORTEK — En quel honneur ?

POLICIER — Au nom de la loi. Ce document m'autorise. Regardez.

BORTEK — Je n'y vois pas une condamnation.

POLICIER — Pour ce qu'un policier n'a pas pouvoir de condamner. Je vous arrête.

BORTEK — Et vous plaît-il de me donner des raisons ?

POLICIER — Il ne me plaît pas, monsieur. J'exécute. Ne me forcez pas.

BORTEK — Certes non. Pourquoi vous forcerais-je à employer d'autre moyen que celui de la parole ? Car je vous crois.

POLICIER — Et bien, si vous me croyez, suivez-nous.

BORTEK — Un instant, messieurs.

 

Il fouille dans la cendre,

retire le crâne

et le fourre dans son gilet.

Le policier s'interpose.

 

POLICIER — Je vous interdis.

BORTEK — Au nom de la loi, je sais.

POLICIER — Cette créature ne sera pas inhumée. Ils jetteront ses cendres dans le fleuve dès demain.

BORTEK — Ceci n'est pas de la cendre.

POLICIER — Que cet os se mêle au limon du fleuve ! Personne ne l'enterrera.

BORTEK — Vous vous méprenez. C'est que, voyez-vous, je suis étudiant en médecine.

POLICIER — Ah ?

BORTEK — Regardez ! (il montre) C'est là que se loge le malin esprit. D'ordinaire, je dis bien d'ordinaire. Une excroissance du cerveau, un kyste qui commande au cerveau tout entier, et c'en est fait de votre salut.

POLICIER — Je n'ai pas le cerveau dérangé.

BORTEK — Si votre crâne comporte cette cavité congénitale, votre cerveau pourrait bien y conformer une partie de sa matière.

POLICIER — Je ne sais pas ces choses-là. Je sais ce qu'on me demande d'exécuter. Il faut nous suivre sans rien opposer à notre autorité, surtout pas de ces obscurités. On m'a dit de me méfier de vous. En fait, je ne dois écouter de vous que votre nom dit par votre propre bouche, ce qui est une manière d'obtempérer. Maintenant, ne dites plus rien, et suivez-nous.

BORTEK — Où allons-nous ?

POLICIER — Chez le juge Ramplon. Un bon juge, celui-là !

BORTEK — Croyez-vous qu'il existe de mauvais juges ?

POLICIER — Ce n'est pas à moi d'en juger. On a des affinités, c'est tout.

BORTEK — Et c'est beaucoup !

 

Scène II

Chez le juge.

On amène deux cadavres.

Le juge les dévoile.

 

RAMPLON — Pouvez-vous les identifier de manière formelle ?

 

Bortek s'écroule.

 

RAMPLON — Mon Dieu ! Faites quelque chose !

 

Les policiers s'affairent autour de Bortek.

 

RAMPLON — Je me mordrais toujours les doigts dans de pareilles circonstances. Monsieur Bortek, faites un effort. Dois-je considérer que votre malaise identifie ces deux cadavres de manière formelle, je dis bien formelle ?

BORTEK — Dégoûtant personnage !

RAMPLON — Ne les reconnaissez-vous donc point, que vous les insultiez ?

BORTEK — C'est vous que j'insulte, monsieur le juge, de soumettre ma pauvre tête de misérable à un spectacle aussi hideux.

RAMPLON — Vous étiez moins sensible en contemplant le crâne calciné de Marie-Pipi.

POLICIER — Tu parles d'un étudiant en médecine ! Pour un peu, il disséquait mon propre crâne !

RAMPLON — Ce sont donc bien vos parents ?

BORTEK — Je ne sais pas. Je le redoute simplement. Je mourrais s'il s'agissait d'eux. Pourquoi les avoir exécutés de cette horrible manière ?

RAMPLON — Mais c'est qu'ils n'ont pas été exécutés, en tout cas pas sous notre autorité, laquelle est judiciaire et ne peut se passer, pour s'exercer, d'un procès en bonne et due forme. Vous connaissez la procédure.

BORTEK — Ils n'ont donc point été jugés ?

POLICIER — Point.

BORTEK — Mais ils ont été exécutés tout de même. C'est un assassinat !

RAMPLON — Telle est la définition du meurtre. Donner la mort sans y avoir été autorisé par les conclusions d'un procès.

BORTEK — Qu'en savez-vous, s'il n'y a pas eu procès ?

RAMPLON — Je suis bien placé pour le savoir. Il n'y a pas eu ce procès-là.

BORTEK — Il y en a donc eu un autre ?

RAMPLON — En ce cas, il ne saurait s'agir que de préméditation, laquelle est condamnable. Relevez-vous, ou bien aidez-le à se tenir debout, ou assis, tant il est difficile de converser avec un gisant !

BORTEK — Je n'étais pas loin d'agoniser, en effet.

RAMPLON — Voulez-vous signer cette déposition ? Nous l'avons rédigée pour vous.

BORTEK — Voyons.

 

Bortek lit.

 

RAMPLON — Inutile de lire. La langue en est quelque peu obscure, par endroits tout au moins. Vous ne comprendrez pas tout.

BORTEK — On dirait qu'il s'agit de l'œuvre du diable en personne.

RAMPLON — Que dites-vous !

BORTEK — Je dis ce qu'un pauvre homme dit quand on lui propose d'apposer sa signature au bas d'un écrit qu'il ne comprend pas entièrement. Ne s'agit-il pas d'une sorte de contrat entre vous et moi ?

RAMPLON — Comme vous y allez ! Nous nous entendons simplement sur les modalités d'une analyse, rien de plus. Signez, et laissez faire la justice.

BORTEK — S'agit-il bien de celle des hommes ?

RAMPLON — Là, il y a outrage !

BORTEK — Il n'y a pas outrage là où il y a de l'obscurité et de l'aval sans comprendre.

RAMPLON — On vous expliquera.

BORTEK — Ré-écrivezplutôt. Dites les choses telles que je puisse les entendre. Je ne risquerai pas mon âme dans un tel accord.

RAMPLON — Cela ne se peut.

BORTEK — Et pourquoi, monsieur ?

RAMPLON — Parce qu'auquel cas, c'est moi qui y relèverais des obscurités et ne pourrais pas signer.

BORTEK — Vous ne signerez pas ce qui est écrit dans le langage de tout le monde ?

RAMPLON — La loi n'autorise pas un tel langage.

BORTEK — Et vos raisons font force de loi.

RAMPLON — Comme vous dites.

BORTEK — Alors expliquez-moi. Je signerai.

RAMPLON — Je préfère cette attitude.

BORTEK — Je vous écoute.

RAMPLON — Il est dit, là, que les deux cadavres ici présents, vous les reconnaissez pour ceux de votre père et de votre mère, autrement dit vos géniteurs.

BORTEK — Je suis d'accord sur ce point-là.

RAMPLON — Il est dit, par ailleurs, que vous reconnaissez la suspicion de meurtre que la justice fait découler de certains indices, lesquels sont demeurés sous silence, l'enquête n'ayant pas encore abouti à ses conclusions.

BORTEK — Je suis d'accord sur ce point-là, même si je dois me passer de la connaissance des dits indices, et vous croire sur parole.

RAMPLON — Vous ne le croiriez pas, il y aurait outrage.

BORTEK — Qui plus est !

RAMPLON — Il est dit, enfin, que vous apparaissez comme le principal suspect dans cette affaire, et que vous reconnaissez le bien-fondé de cette accusation, laquelle ne constitue pas, du moins dans les formes habituelles, un jugement définitif.

BORTEK — Ça par exemple ! Vous me demandez de signer un arrêt de mort !

POLICIER — Cela se fait.

BORTEK — Mais vous êtes le diable en personne ! Il vous habite, c'est sûr.

POLICIER — Attention, monsieur le juge, il va examiner votre crâne.

RAMPLON — Mon crâne ?

POLICIER — Pour sûr ! Et sa thèse fait autorité dans la faculté.

RAMPLON — Nous nous passerons de la faculté. Nous n'exposerons pas les reliefs de notre crâne sur les tableaux de ces lubriques joueurs. Notre science à nous est exacte !

BORTEK — La mienne passe pour l'être.

RAMPLON — Signez, et taisez-vous !

BORTEK — Soit. Mais vous risquez d'y laisser la chemise. Vous me retenez en vos appartements, je suppose ?

RAMPLON — Je vous tiens à la disposition de ma curiosité et de mon entendement.

BORTEK — Qu'on m'apporte une brosse à dents !

 

On amène Bortek. De loin :

 

BORTEK — Vous vous êtes mis dans un sacré pétrin. Vous vous en mordrez les doigts.

 

Le juge secoue le policier.

 

RAMPLON — Voilà un aspect du personnage qui ne figurait pas dans votre rapport !

POLICIER — S'il y figurait, monsieur le juge, auriez-vous arrêté Bortek ?

RAMPLON — Pourquoi pas ?

POLICIER — Or, monsieur le juge, Bortek est coupable. Il doit donc être jugé et condamné. Et tant pis pour votre crâne, s'il consolide les thèses de ce médecin en herbe.

RAMPLON — C'est que son autorité est grande.

POLICIER — Je vous l'apprends, oui.

RAMPLON — La mienne n'est pas moins grande, mais, comprenez-vous, monsieur, depuis que le peuple se mêle de justice, les juges...

 

Le garde entre.

 

GARDE — Monsieur le juge ! On manifeste devant les portes du palais !

RAMPLON — Mais qui ose !

GARDE — C'est la faculté de médecine, monsieur. Ils exigent votre présence, afin que vous vous soumettiez à leur examen.

POLICIER — Ils ne vous laisseront pas juger Bortek si l'analyse de votre crâne ne vous est pas favorable.

RAMPLON — Les fumiers ! Ils trouveront bien quelque chose.

POLICIER — Ils trouvent toujours quelque chose.

RAMPLON — Je suis donc perdu !

POLICIER — Peu m'importe, moi. Rien ne s'est opposé à ce que je fasse mon devoir de policier. J'ai la conscience nette. Je vous laisse avec la vôtre.

 

Le policier sort.

 

RAMPLON — Ma conscience ! Ma conscience de petit juge !

GARDE — Monsieur, on vous réclame. C'est qu'ils vont tout casser !

RAMPLON — Mais que fait la police ! Que fait-elle quand la justice est en danger !

GREFFIER — Rien, monsieur le juge. Elle se marre.

GARDE — Monsieur le juge ! l'émeute prend de l'ampleur.

RAMPLON — Collez-vous une moustache, greffier ! et faites-vous passer pour moi.

GREFFIER — Pour qu'ils me dissèquent sur les marches du palais ! Monsieur le juge n'y pense pas !

RAMPLON — Si, j'y pense.

GREFFIER — Eh bien, n'y pensez plus ! Je changerais de métier plutôt que d'en crever !

RAMPLON — Je serai donc seul. Seul et vulnérable !

BORTEK — Seul ? Pas forcément.

 

Bortek est apparu.

Le Garde et le Greffier sortent.

 

RAMPLON — Bortek ! Que faites-vous là ? Au secours !

BORTEK — Ne criez donc point si fort, monsieur le juge. Je suis là pour vous aider.

RAMPLON — Allez-vous donc apporter une antithèse à ce qui me semble être l'œuvre d'un charlatan ?

BORTEK — D'un charlatan, monsieur le juge ? Le diable ne colporte rien que de très véridique.

RAMPLON — Le diable !

BORTEK — En personne.

RAMPLON — Vous n'êtes donc point Bortek ?

BORTEK — L'un et l'autre. Ou l'un ou l'autre, si vous préférez. Que préférez-vous, monsieur le juge ? Parlez. On dirait que vous suffoquez.

RAMPLON — Bortek, on vous jugera comme parricide, ce qui mérite la corde, et comme sorcier, ce qui conduit au bûcher.

BORTEK — Je ne brûle pas. Je suis le feu.

RAMPLON — Vous ne me faites pas peur.

BORTEK — Vous voulez donc affronter cette cohue ?

RAMPLON — Je ferai mon devoir.

BORTEK — Et bien, faites-le. Ils vous mettront en charpie.

RAMPLON — Un autre vous jugera.

BORTEK — Ils le dépèceront.

RAMPLON — Vous ne gagnerez pas, Bortek. Et je n'ai pas besoin de vous.

BORTEK — Vous aurez besoin d'aide.

RAMPLON — Pas de la vôtre !

BORTEK — Allez vous faire déchiqueter par cette foule d'intellectuels en délire.

RAMPLON — J'aviserai de ma conduite le moment venu.

BORTEK — Ils seront là sous peu. La porte du palais ne résistera pas à leur assaut.

RAMPLON — Mais que fait la police ?

BORTEK — Elle enquête.

RAMPLON — Elle enquête sur quoi ?

BORTEK — Sur les conformités de votre crâne, je crois.

RAMPLON — Elle a bien du temps à perdre. Mon crâne est un crâne d'homme. Il n'y a pas de place pour le diable, là-dedans.

BORTEK — Pas de place, monsieur, sauf si vous signez.

RAMPLON — Si je...

BORTEK — Si vous signez ceci.

RAMPLON — Horreur ! Je signerai votre arrêt de mort ! Voilà ce que je signerai !

 

Il ouvre la porte.

 

RAMPLON — Garde ! Garde ! À l'aide !

 

Un garde en haillons s'amène.

 

GARDE — Monsieur le juge ! La porte est salement secouée !

RAMPLON — Cessez de trembler. Vous paye-t-on pour trembler ? Remettez ce malfrat dans sa cellule.

GARDE — Ce n'est pas un malfrat, monsieur le juge.

RAMPLON — Comment osez-vous !

GARDE — Il est inculpé. Rien ne vous autorise à porter un jugement.

RAMPLON — Faites votre devoir de garde, au lieu de vous mêler de justice.

GARDE — La justice est un droit, monsieur le juge, et je ne permets à personne de le bafouer.

RAMPLON — Bien, monsieur le garde. Je retire tout ce que j'ai dit. Comprenez que ma tête est prête à exploser. Reconduisez monsieur dans sa cellule.

GARDE — Non, monsieur.

RAMPLON — Comment cela, non ? Mais qui est-ce qui m'a foutu de pareils employés ! Je vous dis, monsieur le garde, très solennellement, de reconduire cet inculpé dans sa cellule d'inculpé et de l'y enfermer à double tour.

GARDE — Je ne le peux pas, monsieur.

RAMPLON — Il ne le peut pas ! Et pourquoi ?

GARDE — Parce qu'il y est déjà, monsieur.

RAMPLON — Il y est déjà ?

GARDE — Ce monsieur est enfermé dans sa cellule.

RAMPLON — Et cela ne vous étonne pas de le trouver ici !

GARDE — Avec monsieur Bortek, il faut s'attendre à ces sortes de choses.

RAMPLON — Vous le connaissez si bien ?

GARDE — Un peu.

RAMPLON — Vous avez donc commerce avec le diable.

GARDE — Non, monsieur.

RAMPLON — Vous serez brûlé pour ça !

GARDE — Monsieur est mon médecin de famille, c'est tout.

RAMPLON — Ah ? Monsieur étudie sur le tas. N'avez-vous pas honte d'offrir ainsi votre famille en cobaye à ce charlatan ?

GARDE — Je ne répondrai pas, monsieur, et je vous demande la permission de regagner mon poste. L'air y est plus respirable.

RAMPLON — Monsieur le garde, quand un homme, aussi commun soit-il, commence de renifler les mauvaises odeurs de la justice et de ses représentants, c'est qu'il n'est pas loin qu'on le juge !

GARDE — On me jugera s'il le faut, monsieur. Mais il m'est avis que vous ne jugerez plus.

RAMPLON — Qu'est-ce qui vous fait dire cela ?

GARDE — Ils vont vous écorcher le crâne, afin d'en examiner la conformité.

RAMPLON — Mon crâne n'a rien à se reprocher.

GARDE — Pour le crier tout haut, il faudra que vous soyez mort.

RAMPLON — Même mort, je parlerai. Je me sens de force.

GARDE — Vous êtes trop sûr de vous.

RAMPLON — Je cultive ma science.

GARDE — Quand le bistouri vous fera côtoyer les berges froides de la mort, le diable vous culbutera.

RAMPLON — Dieu me consultera d'abord.

GARDE — Je ne crois pas, monsieur. Dieu est un malin. Il ne passe jamais le premier.

RAMPLON — Eh bien, j'enverrai paître le diable et son œuvre de destruction.

GARDE — Votre cerveau aura toujours le temps de pousser une petite excroissance.

RAMPLON — Je mettrai le doigt dessus.

GARDE — Monsieur, je ne sais plus quoi vous dire !

RAMPLON — Eh bien, ne dites rien.

GARDE — Je vous demande la permission de me retirer.

RAMPLON — Voyez quelle ordonnance il rédige, cet impalpable prisonnier.

 

Le juge s'assoit près de Bortek.

 

RAMPLON — Parricide !

BORTEK — Si fait.

RAMPLON — Hérétique !

BORTEK — Si fait.

RAMPLON — Simoniaque !

BORTEK — Si fait.

RAMPLON — Pédéraste !

BORTEK — Hé !

RAMPLON — Cela ne sert à rien de vous insulter. Mon dieu, quel soulagement ! Et pardonnez-moi, je cherche des forces où c'est possible.

BORTEK — Dieu viendra en son temps, s'il vient.

RAMPLON — Il viendra.

BORTEK — En attendant, c'est moi qui suis à votre chevet.

RAMPLON — Le spectacle de mon décervelage va vous ravir. Croyez-vous qu'ils prendront le temps de la bien mettre en pièce, cette porte ! avant que de surgir ici ?

BORTEK — Ils prendront le temps qu'il faut. Ils sont déterminés.

RAMPLON — Le sourire vous va si bien.

BORTEK — Content de vous charmer.

RAMPLON — Mais c'est que vous ne me charmez pas ! J'ironisais.

 

Bortek exhibe le crâne.

 

RAMPLON — Mon dieu ! Qu'est-ce que ceci ?

BORTEK — Ma mère et ma sœur. Ma sœur et ma mère. Enfin, ce qu'il en reste. Par vos soins.

RAMPLON — Je ne suis pas un assassin, moi !

BORTEK — Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire.

RAMPLON — Voulez-vous dire...

BORTEK — Oui. Marie Pipi. Elle-même.

RAMPLON — Au diable cette putain ! Elle a été jugée. Que...

BORTEK — Laissez, laissez là vos harangues de cuisinier en justice ! C'est qu'il est patenté, le bonhomme !

RAMPLON — Diplômé, apte et compétent.

BORTEK — Voilà qui est net et précis.

RAMPLON — Sauf l'honneur. Oh ! mon dieu, sauf l'honneur !

BORTEK — L'honneur vous sied aussi à merveille. Vous ne voulez donc point signer ? Je vous sauve la vie.

RAMPLON — Vous ne sauverez rien qui m'appartient ! Les cœurs purs se passent de cette sorte de sauvetage. Allez-vous-en ! Laissez-moi seul.

BORTEK — Soit. Je suis toujours de passage.

 

Bortek va sortir.

 

RAMPLON — Bortek ?

BORTEK — Oui ?

RAMPLON — Un moment encore.

BORTEK — Un moment seulement ?

RAMPLON — Toute la vie si vous voulez !

BORTEK — Voilà qui est bien parlé.

RAMPLON — Et bien cessons de parler, et donnez-moi cet écrit.

BORTEK — C'est une plume que je vous donne.

RAMPLON — Je veux lire d'abord.

BORTEK — La langue en est ardue, et vous est étrangère.

RAMPLON — Je veux lire quand même. Il y a bien là une musique qui laisse un goût dans la bouche quand on lit.

BORTEK — De la musique, je ne sais. Quant à une saveur, s'il vous plaît d'y goûter. Vous y formerez un jugement. Mais méfiez-vous. Ce n'est pas un vin capiteux. L'ivresse ne s'en fait point sentir. On en vient à signer en cours de lecture.

RAMPLON — Si cela doit m'épargner le supplice !

 

Le juge lit.

 

RAMPLON — Je ne vois là rien que de très banal.

BORTEK — La signature ne l'est pas.

RAMPLON — Maints témoins dans maintes audiences font part d'autres mots, d'autres intentions.

BORTEK — Vous prenez vos désirs pour des réalités.

RAMPLON — Ah ! ne m'insultez pas, Bortek !

BORTEK — Si cela doit vous empêcher de signer, je m'en garderai dorénavant. Enfin, tant que vous n'aurez pas signé.

 

Le juge tête entre les mains.

 

RAMPLON — J'ai compris. Mon expérience me l'enseigne pourtant. L'horreur est de ne pas signer, mais au moins on souffre tout seul.

BORTEK — Je ne comprends pas.

RAMPLON — Je ne signerai pas.

BORTEK — Ils vous écorcheront vif.

RAMPLON — Qu'ils fassent de moi ce qu'ils voudront ! Si je signe, je serai marqué par le mal, et ils me crucifieront.

BORTEK — Ils vous crucifieront de toutes les façons.

RAMPLON — Peu importe le jugement des hommes. Dieu me distinguera.

BORTEK — Je vous empêcherai de grossir les rangs des justes.

RAMPLON — Telle n'est pas ma prétention, d'être juste et de le rester. L'erreur judiciaire n'est pas un péché mortel.

BORTEK — Je ne vous suis pas.

RAMPLON — Vous ne me suivrez pas désormais.

BORTEK — Je crois que vous n'avez pas bien compris.

RAMPLON — Ah ?

BORTEK — Si vous ne signez pas, vous cesserez d'exister au moment d'une atroce torture. Ce qu'il adviendra de vous après, ma foi, je le sais.

RAMPLON — Dieu me recevra.

BORTEK — Illusion ! Mais si vous signez, plus de torture, du moins les tortures ne vous procureront aucune douleur, et je peux vous apprendre ce que vous adviendrez alors.

RAMPLON — Je ne le sais que trop !

BORTEK — Vous savez ce qu'inventent vos démonologistes pervers, ces pauvres désaxés qui ensemencent leurs manuels, ces adeptes de la délectation morose.

RAMPLON — Vous insultez la grandeur de l'homme.

BORTEK — L'homme qui branle et qui jouit à l'idée que personne n'aura la force de le dénoncer ne participe en rien à la grandeur de l'homme.

RAMPLON — Que savez-vous de la grandeur ? Je ne doute pas de votre science des hommes, mais les âmes pures ne figurent pas dans vos manuels à vous.

BORTEK — Quand le bistouri mordra votre cuir chevelu (on commence par là), vous hurlerez si fort que le sens de votre cri vous échappera. Vous vous direz : oh ! qu'ai-je bien pu dire ? N'ai-je pas appelé le diable pour qu'il me sauve de cette souffrance ?

RAMPLON — J'appellerai Dieu par son nom.

BORTEK — Et il ne viendra pas, tandis que moi, je serai là, en chair et en os. Ce que Dieu n'a pu faire qu'une fois, je le fais tous les jours.

RAMPLON — Au secours !

 

Le juge hurle.

 

BORTEK — Ne criez pas si fort. On croirait que c'est moi qui vous écorche.

RAMPLON — Vous me faites souffrir vainement.

BORTEK — Vous avez fait souffrir Marie Pipi. Ne l'avez-vous point écartelée, distendue sous le poids des pierres l'une après l'autre disposées sur son ventre pour qu'elle avoue l'inavouable ? Et ses ongles, pourquoi les avoir arrachés un à un, malgré les cris qui vous suppliaient ? Et pourquoi lui avoir refusé le garrot ? Pourquoi ? Pourquoi le feu a-t-il... ?

RAMPLON — Cessez ! Cessez ! Je ne sais pas de quoi vous voulez parler. La chair n'est rien. L'âme est tout. Nous avons sauvé une âme si le feu a détruit le mal.

BORTEK — Oui, mais l'a-t-il détruit ?

 

Le juge atterré.

 

RAMPLON — Je n'ai pas assassiné mes parents, moi !

BORTEK — Mes parents ne méritaient pas de vivre !

RAMPLON — Vous êtes bien placé pour en juger !

BORTEK — Ce qui est arrivé à mes géniteurs ne vous regarde en aucune façon. Vous feriez bien de vous taire sur ce sujet-là !

RAMPLON — Je ne me tairai pas si cela doit vous faire souffrir.

BORTEK — Vous vous tairez si je vous l'ordonne !

RAMPLON — Vous êtes un parricide, et vous méritez l'enfer. Vous irez rôtir dans le feu de l'Usurpateur !

BORTEK — Je suis le feu !

RAMPLON — Non, Bortek. Vous n'êtes qu'un homme. Fou à lier, fou à brûler. Vous délirez, et vos condisciples se réveilleront un jour du rêve où vous les avez affreusement plongés. Ils vous jugeront, et vous souffrirez toutes les douleurs que vous avez cultivées.

BORTEK — Taisez-vous !

RAMPLON — Vous n'êtes qu'un pauvre homme.

BORTEK — Taisez-vous !

RAMPLON — Votre Marie Pipi était une putain.

BORTEK — Le diable aime les putains.

RAMPLON — Les hommes de votre acabit les engendrent.

 

Bortek frappe le juge qui saigne.

 

BORTEK — Sale petit juge de mon cul ! Je te ferai bouffer le cadavre de mes parents. Qu'on amène ces cadavres ! Le juge a faim ! Il mangera jusqu'à ce que la panse lui pète dans le ventre. Sa merde lui brûlera les entrailles.

RAMPLON — C'est un homme qui délire.

BORTEK — Et eux, à la porte du palais, qu'est-ce qu'ils fomentent, sinon mon œuvre ?

RAMPLON — C'est l'œuvre du diable.

BORTEK — C'est mon œuvre !

RAMPLON — C'est l'œuvre du diable. La tienne n'est qu'une parodie.

 

Le juge est battu.

 

BORTEK — Une parodie ? Et ta justice, qu'est-ce donc ? Une parodie de l'œuvre de Dieu et de son église. Le ver déjà te ronge.

RAMPLON — La mort ne m'inquiète pas.

BORTEK — Elle ne te sera pas douce.

RAMPLON — La vie seule peut la douleur. La mort n'existe que parce que Dieu existe.

BORTEK — Dieu existe après moi. Après moi seulement.

RAMPLON — Quoi que tu fasses, le nombre sacré est fixé. Tu ralentis peut-être le cours du temps vers l'infini, mais le nombre s'accroît avec son nombre.

BORTEK — Je peux éterniser la vie.

RAMPLON — Ton œuvre est vouée à l'échec. Même le diable ne peut rien contre le temps. Dieu a tout prévu, même cela. Tu ne perpétueras pas la souffrance des hommes.

 

Bortek s'assoit, pensif.

 

BORTEK — Pourquoi te soucies-tu du devenir des hommes avec tant d'assurance ? Qui t'a donné la certitude de ta croyance ? Dieu ?

RAMPLON — Dieu l'a fait !

BORTEK — Qui t'a permis de faire souffrir des hommes et des femmes pour leur arracher des aveux ?

RAMPLON — Dieu l'a fait !

BORTEK — Qui te plonge dans la situation présente pour t'éprouver ?

 

Bortek solennel.

 

RAMPLON — Dieu l'a fait !

BORTEK — Dieu l'a fait. Relève-toi, mon fils.

RAMPLON — Comment ?

BORTEK — Relève-toi et regarde-moi.

RAMPLON — Mon corps est trop endolori. De pareils coups !

 

Bortek fait un geste sacré.

 

BORTEK — Souffres-tu maintenant ?

RAMPLON — Non point.

BORTEK — Relève-toi si tu le peux.

RAMPLON — Mais qui êtes-vous ?

BORTEK — Qui puis-je être, pour te soumettre à une pareille épreuve ?

 

Le visage du juge s'éclaire.

 

RAMPLON — Mon Dieu ! Est-ce possible ?

BORTEK — Remets-toi, mon fils, remets-toi entre mes mains.

RAMPLON — Je le voudrais.

BORTEK — Eh bien fais-le !

RAMPLON — C'est que je doute ! Un affreux doute. Oh ! mon Dieu.

BORTEK — Méfie-toi de douter trop longtemps. Je n'ai pas de patience.

RAMPLON — Mon père, pardonnez-moi !

BORTEK — Je suis le fils qui peut tout.

RAMPLON — Cela va-t-il donc s'arrêter ?

BORTEK — Cela se pourrait, mon frère et mon fils, cela se pourrait.

RAMPLON — Ne m'abandonnez pas.

BORTEK — Mon père ne m'a-t-il pas abandonné quand les hommes n'avaient plus leur tête à eux ?

RAMPLON — Je sais. Je sais cela. Je sais tout à votre sujet. Du moins tout ce qu'un homme peut savoir, et je sais qu'un homme ne peut pas tout savoir.

BORTEK — Alors tais-toi, et recueille-toi. Ils ne vont pas tarder à venir.

RAMPLON — J'en tremble. Je ne sais pas si je résisterai. Oh ! ce bistouri !

BORTEK — Le bistouri ?

RAMPLON — C'est qu'ils vont me l'enfoncer dans la tête !

BORTEK — Tu ne souffriras pas longtemps.

RAMPLON — Le diable m'assistera ! Il me tendra la main. Il nourrira peut-être ma bouche de ce qu'elle ne veut pas dire !

BORTEK — Laisse faire le diable.

RAMPLON — Comment, mon père ?

BORTEK — Je dis : laisse-le faire. Il se trompe. Trompe-le à ton tour. Il ne peut rien contre toi.

RAMPLON — Mais si la douleur l'emporte sur ma raison ? Que vais-je devenir ? Pourquoi supportez-vous qu'il soit toujours le premier au chevet des morts ? Oh ! mon Dieu ! c'est injuste !

BORTEK — Ne blasphème pas.

RAMPLON — Ce n'est pas ce que je voulais dire.

GARDE — Ils arrivent !

 

Entre le garde.

 

GARDE — Monsieur le juge, c'est une délégation. . .

RAMPLON — Une délégation ?

GARDE — Oui, monsieur. Ces messieurs disent qu'ils n'en veulent pas à la justice, ni à l'endroit où elle se rend. Ils vous veulent, vous ! Rien d'autre. Une délégation vient vous chercher. Ils vous sortiront du palais.

RAMPLON — On complote dans mon dos. Le malheur augmente le malheur, il ne supprime pas le bonheur. Faites entrer ces chiens d'hérétiques. Je suis en bonne compagnie.

GARDE — Celui-là ?

RAMPLON — N'insultez pas sans savoir ce que je sais !

GARDE — Mais cet assassin est la cause...

RAMPLON — N'est-il pas dans sa cellule, l'assassin en question ?

GARDE — Certes, et son double vous seconde.

BORTEK — Laissez-le, c'est un brave homme. Garde ! Faites entrer la délégation.

GARDE — Monsieur le juge...

RAMPLON — Faites ce qu'on vous dit, imbécile ! Ce sont là des faits de haute politique, et ce n'est pas pour vous éclairer l'esprit.

GARDE — Dans ce cas, je m'en remets à mes courtes études. Je sais ce que je sais. Ce que je ne sais pas revêt donc toute l'importance que ceux qui savent lui accordent. Je vais de ce pas informer ces messieurs que vous allez les recevoir. Dois-je attendre un signe ?

RAMPLON — Un signe de quoi ?

GARDE — Un signe de vous, monsieur, un son de cloche, quelque chose qui m'informe que vous êtes prêt et que je peux les introduire.

RAMPLON — Point de protocole en la matière ! Allez les chercher.

GARDE — Bien, monsieur. Je frapperai à la porte cependant.

RAMPLON — Vous feriez bien.

 

Le garde sort.

 

RAMPLON — C'est un brave homme. À cheval sur des principes qui m'échappent quelquefois. Mais, que dis-je ? Vous le connaissez mieux que moi.

BORTEK — Je connais tous les cœurs.

RAMPLON — Me pardonnerez-vous de vous avoir pris pour le diable ?

BORTEK — Me pardonnerez-vous de vous avoir fait souffrir, et de quelle manière ?

RAMPLON — Mon Dieu ! je ne me permettrais pas !

BORTEK — Mais si, mais si ! Je suis le dieu fait homme. Je ne suis pas tout dieu. Je peux tout entendre, tout reconnaître de ce qui est profondément humain.

RAMPLON — Je ne mérite pas ces profondeurs-là.

BORTEK — Ne vous méprisez pas. Un homme qui se méprise ne vaut pas cher en paradis.

RAMPLON — Mon Dieu !

BORTEK — Mais dites-moi ?

RAMPLON — Oui, seigneur ?

BORTEK — Quel est votre nom ?

RAMPLON — Comment pouvez-vous l'ignorer ?

BORTEK — Je connais ton nom d'homme, pas celui de ton baptême !

RAMPLON — Ah ! je comprends. Ramplon, Seigneur, Ramplon.

BORTEK — Seigneur Ramplon ?

RAMPLON — Non, Seigneur. Ramplon.

BORTEK — Et bien va en paix, MWNOBK1820942000891011124520.

RAMPLON — Seigneur !

BORTEK — Qu'y a-t-il ?

RAMPLON — Quelle mémoire !

BORTEK — Je ne te le fais pas dire.

RAMPLON — Mais ne serait-il pas plus simple de m'appeler par mon nom de ... baptême ?

BORTEK — C'est un nom que mes lèvres ne sauraient prononcer.

RAMPLON — Pardon ! Pardon si c'est pécher, un tel nom !

BORTEK — Calme, calme ! OBQRST11204012, calme.

RAMPLON — Comment m'avez-vous appelé ?

BORTEK — Je t'ai appelé par ton nom, idiot !

RAMPLON — Mais quel est ce nom ?

BORTEK — Ta mémoire n'y suffirait pas.

RAMPLON — Il m'a semblé...

BORTEK — Méfie-toi de douter. C'est très mauvais pour ton avenir.

RAMPLON — Je ne doutais point. Il me semblait seulement.

BORTEK — Ce qui semble n'est pas sûr, aussi est-il bon d'en douter.

RAMPLON — Mais vous disiez, seigneur...

BORTEK — Je disais...

RAMPLON — Le contraire.

BORTEK — Espèce de chien d'homme de juge ! Un dieu peut-il se contredire ?

RAMPLON — Seigneur, j'ai compris. Encore une épreuve. Mais cette fois, je ne marche pas. Je sais qui vous êtes.

 

Bortek tragique.

 

BORTEK — Tant pis si je suis démasqué ! Nous revenons au point de départ.

RAMPLON — Je ne m'attendais pas à tant d'humour de la part du fils de Dieu. Voilà ce que je voulais dire, Seigneur.

BORTEK — Parce que tu crois encore à ces sornettes !

RAMPLON — Je crois en vous, Seigneur, en votre père et au saint-esprit qui est comme qui dirait le résultat de votre...

BORTEK — De notre quoi ?

RAMPLON — Comment le dirais-je ?

BORTEK — L'inceste et la pédérastie. Voilà ce que tu veux dire.

RAMPLON — Seigneur, non ! Je me soumets mais je ne marche plus.

BORTEK — Mais qui a baisé qui, et l'enfant est-il sexué ?

RAMPLON — Seigneur, ne m'éprouvez plus ! J'ai peine à croire que ces mots sortent de votre bouche.

BORTEK — Ils sortent de mon cœur, espèce de fouilleur de merde !

RAMPLON — Seigneur, c'en est trop ! Je vous assure que j'ai compris. Ai-je donc tant péché ?

BORTEK — Quand tu pêches, fils de Satan, tu fais remuer ton ver infâme dans les rues peu fréquentables de cette cité, et ce sont des putes qui mordent dedans.

RAMPLON — Seigneur, je me tais. Je me tais. Je ne sais pas tout ce qu'il faut savoir. Je pourrais perdre la tête si je tentais de m'augmenter. Que me réservez-vous ? Qu'a donc prévu votre puissance ?

BORTEK — Je ne prévois pas. Je calcule et je trame.

RAMPLON — Le diable fait cela !

BORTEK — Je suis le diable.

RAMPLON — Oh ! non, seigneur. Ne recommencez pas. Je suis soumis.

BORTEK — Soumets-toi plus encore.

RAMPLON — Mais de quelle manière, seigneur ?

BORTEK — Signe ce papier.

RAMPLON — Mais c'est un pacte avec le diable !

BORTEK — Qui te propose de le signer ? Est-ce le diable ?

RAMPLON — Non, Seigneur, ce n'est pas le diable.

 

Il signe.

 

BORTEK — Alors, signe. Et quand tu verras le diable, torche-lui le cul avec ce papier, de ma part.

RAMPLON — Seigneur !

BORTEK — Et dis-lui bien qu'un dieu qui chie comme les hommes n'est pas digne de figurer à la droite du père. Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

 

Bortek sort.

Le juge abasourdi sur un prie-dieu.

Le garde entre, suivi de la délégation. Crâne de Marie Pipi sur le bureau.

 

RAMPLON — Mon Dieu ! Qu'ai-je fait ? Je n'ai plus toute ma tête à moi. Quelque chose s'est détraqué là-dedans. Il me faut de la logique. C'est avec de la logique que l'on soigne les humeurs de l'esprit. Mais est-ce que c'est logique, ça ?

GARDE — Monsieur le juge ? C'est la délégation d'étudiants.

RAMPLON — Ils ont l'air calme. Ont-ils changé d'avis ?

GARDE — Je crains que non, monsieur.

RAMPLON — Ils sont sournois.

GARDE — Je ne sais, monsieur. Ils sont là pour vous entretenir.

RAMPLON — Tu parles d'un entretien ! Je me délabre.

 

Les carabins entrent.

 

RAMPLON — Voilà les effets de votre médecine, messieurs les carabins. Je ne suis plus bon à rien maintenant. Vous êtes leur porte-parole ?

CARABIN — Si l'on peut dire, monsieur.

RAMPLON — Je dis bien ce que je dis. Et que cache votre silence ?

CARABIN — Je ne me tais pas, monsieur. J'ai à dire bon nombre de choses.

RAMPLON — Vous ne les avez point encore dites cependant. Je saurai écouter.

CARABIN — Peu m'importe vos vertus, monsieur. Nous sommes là pour vous signifier votre soumission à un examen, je dirais physiologique.

RAMPLON — Voyons donc de quoi il s'agit.

CARABIN — Il s'agit, monsieur, d'examiner la conformité de votre boîte crânienne.

RAMPLON — Autrement dit, de mon crâne. Et par quelle méthode, monsieur ? Des rayons ou le bistouri ? Je préfère les rayons. C'est moins douloureux.

CARABIN — Laissez donc le choix des moyens à notre appréciation. Nous avons des compétences certaines en la matière. Notre maître à penser...

RAMPLON — Ne me parlez pas de ce traître !

CARABIN — Cependant, monsieur...

RAMPLON — Savez-vous qu'il est la cause que je souffre beaucoup en ce moment ?

CARABIN — Si vous souffrez, monsieur, nous avons le diagnostic et le remède à votre disposition. Nous ne supportons pas la souffrance. Où le mal est-il logé ?

RAMPLON — Là, non loin de cette oreille qui ne me sert plus depuis que j'en ai perdu l'usage.

CARABIN — Une douleur en dedans ou en dehors ?

RAMPLON — En dedans plutôt.

CARABIN — Cela vous fait-il mal lorsque j'appuie ici ?

RAMPLON — Aïe ! La douleur n'est pas loin. Ouille ! C'est bien ici ! Le diagnostic ne saurait tarder.

CARABIN — C'est bien ce que nous pensions. Nous soupçonnons, monsieur, un épanchement de la matière cervicale hors des données ordinaires.

RAMPLON — Cela pourrait dépasser votre entendement.

CARABIN — Cela ne le dépasse point.

RAMPLON — Si la matière cervicale s'est épanchée, comme vous dites, l'os s'en est-il accommodé ? On ne voit point de matière cervicale qui s'épanche sans que l'os ne s'y conforme.

CARABIN — C'est un principe indubitable.

RAMPLON — Puisque le diagnostic est fait, passons au remède, s'il vous plaît.

CARABIN — Il n'y a point de remède, monsieur.

RAMPLON — Comment ça ! Pas de remède ! Je croyais que les progrès de la médecine...

CARABIN — Pas en ce domaine, monsieur. Il nous faut voir de plus près. Autrement dit...

RAMPLON — Autrement dit ?

CARABIN — Procéder à une ablation de l'excroissance du tissu cérébral, ce qui ne résout pas le mouvement du tissu osseux, lequel ne saurait se résorber de quelque manière que ce soit.

RAMPLON — Ce qui veut dire...

CARABIN — Si la cavité par où la matière s'épanche demeure après l'ablation du dit épanchement, il y aura récidive.

RAMPLON — Faites un amalgame et bouchez le trou.

CARABIN — Il y a du vice dans cette matière. Je ne sais aucun amalgame qui ne s'y détériorerait. Le mal est incurable.

RAMPLON — Fichtre ! Je me savais perdu.

CARABIN — Nous sommes désolés de vous l'apprendre. Il faudra vous enfermer.

RAMPLON — Y a-t-il danger d'épidémie ?

CARABIN — Pas que nous sachions. Le mal est cérébral, non viral.

RAMPLON — Ainsi je suis perdu, sans espoir, sans rien de concret à accrocher au plafond de ma perdition. Quel temps me reste-t-il ?

CARABIN — En tant que représentant de la justice, le temps n'est plus. Pour le reste, une vie d'homme vous suffira. Devrons-nous abréger vos souffrances ?

RAMPLON — La Loi l'interdit !

CARABIN — Entre nous, monsieur, rien ne filtrera. C'est à vous de juger.

RAMPLON — Je juge en application des textes, moi, monsieur. J'ignore si la raison de ces textes est suffisante cependant.

CARABIN — De toute façon, vous n'êtes plus magistrat.

RAMPLON — Ah, bon ? Vous m'en informez. J'aurais souhaité que l'on respectât la procédure en matière de licenciement. Tout ceci n'est pas conforme.

CARABIN — Il y a urgence, monsieur.

RAMPLON — Bien, je me soumettrai. Dois-je quitter ma robe ? M'avez-vous apporté des vêtements. Je ne voudrais pas attenter à la pudeur publique.

CARABIN — Mangez votre hermine. Ce sera votre dernier repas.

RAMPLON — Vous me disiez il y a un instant que mes jours d'homme n'étaient pas comptés !

CARABIN — Ils ne le seraient pas, monsieur, si un jugement ne venait d'en décider autrement. Voici les attendus.

RAMPLON — Je vous en prie, lisez-les-moi. Les larmes me troublent la vue. Et puis je ne saurais en prendre connaissance dans le silence de ma pauvre tête.

CARABIN — Attendu que le sieur Ramplon, juge et magistrat, est reconnu atteint d'un mal incurable par la faculté de médecine.

RAMPLON — C'est un point.

CARABIN — Attendu que ce mal pourrait lui troubler la raison.

RAMPLON — Selon la faculté de médecine.

CARABIN — Attendu que l'article 2036 du Code prévoit qu'un juge ne peut exercer sa fonction s'il est reconnu qu'il ne possède pas toutes ses facultés.

RAMPLON — Ce qui est le cas.

CARABIN — Attendu ce qui est ci-dessus, ledit sieur Ramplon est rayé des cadres de la magistrature. Décidé d'autre part, et vu la gravité des faits, et conformément à l'article 2037, que le destin du sieur Ramplon est remis entre les mains de la faculté.

RAMPLON — Le juge qui a pondu cela avait toute sa tête. Où dois-je signer ?

CARABIN — Votre signature figure déjà dans ce document.

RAMPLON — Je me disais aussi !

CARABIN — Qu'on aille chercher le maître.

RAMPLON — À quoi bon ? Tout est réglé.

CARABIN — Tout, je ne crois pas. Il y a ce kyste.

RAMPLON — Puisqu'il ne sert à rien de procéder à son ablation !

CARABIN — Le maître en décidera.

RAMPLON — L'article 3043...

CARABIN — L'article 3043 est abrogé.

RAMPLON — Est-ce que l'opération est sans douleur au moins ? Avez-vous amené un anesthésiste ou une bouteille de gin ?

CARABIN — Cela ne sera pas nécessaire.

RAMPLON — L'article 1811...

CARABIN — L'article 1811 est abrogé.

RAMPLON — L'article 2341 et les suivants...

CARABIN — Ces articles sont abrogés.

RAMPLON — Mais je n'ai pas été prévenu.

CARABIN — En fait, tout le code est supprimé.

RAMPLON — Souhaitons que son remplaçant prévoie de pareils cas.

CARABIN — Il n'y a plus de lois autres que celle de la nature.

RAMPLON — Quoi ! La loi du plus fort !

CARABIN — C'est en attendant mieux, monsieur. Voici le maître.

 

Entre Bortek.

Le juge se roule par terre.

Bortek le relève.

 

BORTEK — Sapristi ! monsieur le juge, dans quel état vous êtes-vous mis !

RAMPLON — Si vous aviez à supporter ce que je supporte !

BORTEK — Il faut vous calmer un peu, mettre de l'ordre dans vos affaires.

RAMPLON — Je vais m'y appliquer, si on m'en laisse le loisir. Mais il y a cette maudite ablation ! N'allez-vous pas me troubler le cerveau de cette manière ?

BORTEK — Messieurs, un peu d'attention s'il vous plaît !

LES CARABINS — Nous vous écoutons, maître.

 

Bortek prend la tête du juge entre ses mains.

 

BORTEK — Regardez ce crâne. Est-ce que c'est un crâne d'assassin ?

CARABIN — Non, maître. Mais peut-on, de l'extérieur...

BORTEK — On peut.

RAMPLON — Vous me sauvez la vie.

BORTEK — La vie, je ne sais pas. Mais vous pourrez désormais compter vos jours avec un peu moins de précipitation.

RAMPLON — Je ne saurai jamais assez vous remercier.

 

Bortek congédie la délégation.

 

RAMPLON — On a fait, à ce qu'on me dit, de nouvelles lois ?

BORTEK — C'est ce qu'on me dit aussi.

RAMPLON — Je vous croyais mieux informé.

 

Le juge soudain très abattu.

 

RAMPLON — Mon Dieu ! Que vais-je devenir ?

BORTEK — J'ai là un miroir qui pourrait vous le révéler.

RAMPLON — Mon Dieu ! Faites voir !

BORTEK — Ah ! Cessez d'en référer à ce dieu dont le nom me torture les oreilles !

 

Bortek casse le miroir.

 

RAMPLON — Ah ! mon Dieu !

BORTEK — Il n'aura pas compris la leçon, cet idiot !

RAMPLON — C'est que j'ai signé contre mon gré.

BORTEK — C'est bien ce qui vous sauve.

 

Le visage du juge s'éclaire.

 

RAMPLON — Ce qui me sauve de quoi ?

BORTEK — Non pas de la maladie. Ne vous réjouissez pas à ce sujet. Vous êtes sauvé d'une autre manière. Vous n'en souffrirez pas moins.

RAMPLON — Mais je veux souffrir si je suis sauvé !

BORTEK — Vous souffrirez donc beaucoup.

RAMPLON — Mais ce mal, cette excroissance qui s'accroît ?

BORTEK — Il faudra vivre avec.

RAMPLON — Et ma chaire, mes attendus, mes sentences ?

BORTEK — Il faudra vous en passer.

RAMPLON — Bah ! Peu importe ce temporel si mon âme est sauvée !

BORTEK — Sauvée pour l'instant. Elle est réchappée. Le mal n'est jamais loin.

RAMPLON — Je le réduirai !

BORTEK — Oui, cela se peut, mais en vous jugeant vous-même, et non plus les autres, dont bon nombre étaient innocents.

RAMPLON — Qu'est-ce qu'un sorcier peut comprendre de la justice ?

BORTEK — Un sorcier ne comprend pas ce qui est juste.

RAMPLON — Aussi vrai que vous vous nourrissez d'injustice.

BORTEK — Le malheur qui vous frappe n'est pas une injustice. C'est un avis qui vient de haut, de très haut. Il n'y a qu'un seul dieu, et il est éternel.

RAMPLON — Ces mots ne vous ressemblent pas.

BORTEK — Serais-je l'esprit du mal si je n'avais pas une parfaite conscience des réalités ?

RAMPLON — Avec une telle conscience, on peut réussir tout le bien.

BORTEK — Chacun son destin. Je retarde le temps. Je ne l'abolis pas.

RAMPLON — Quand je pense que j'ai failli vous remercier ! Je me suis jeté à vos pieds, je les ai baisés de toutes mes lèvres. Je ne savais pas.

BORTEK — Mais je vous ai renseigné.

RAMPLON — Et si vous m'aviez menti ! Horreur ! Tout ceci n'est que mensonge. Vous m'entraînez dans votre chute. Je me suis encore laissé avoir. Laissez-moi ! Je ne veux plus croire à une seule de vos paroles.

BORTEK — Si j'ai menti, votre signature est-elle un reflet de la réalité, là, au bas de ce document ?

RAMPLON — Donnez-le-moi. Il faut le détruire !

BORTEK — Il vous faudra beaucoup de patience pour cela, et votre vie n'y suffira pas. Pensez plutôt à l'ordinaire qui vous guette. Il faut manger, dormir, se vêtir, passer le temps. Songez à l'essentiel, et ne vous préoccupez pas de détruire ce qui est peut-être indestructible.

RAMPLON — Toute âme a le droit au rachat. Telle est la loi de Dieu !

BORTEK — On ne rachète rien au diable, et Dieu ne se mêle pas de ce genre de commerce. Faites ce que je vous dis. Vivez pour manger, dormir. Régalez-vous si c'est possible.

RAMPLON — Je suis donc perdu !

 

Le juge s'écroule en larmes.

 

BORTEK — Il perdra l'esprit, c'est sûr !

RAMPLON — Vous faites bien tout pour l'absorber, cet esprit !

BORTEK — Je sais que dans les moments de déprime, vous allez voir les putes. Voilà un bon remède.

RAMPLON — Il faut payer pour ça, et je n'ai plus d'émoluments.

BORTEK — Mendiez votre jouissance. Il y a des rues propices à la mendicité. Les riches y ont le cœur gros comme ça. Ils vous feront l'aumône d'un repas, aussi bien que d'une fille. Ne désespérez pas. J'aime les suppôts enthousiastes.

RAMPLON — Je ne suis pas votre suppôt.

BORTEK — Si ce document est authentique, vous l'êtes, je crois.

RAMPLON — En ce cas pourquoi m'avoir destitué ? Pourquoi avoir négligé l'opportunité d'un suppôt dans les rangs de la magistrature ? Réfléchissons. Tout ceci ne tient pas. Qu'est-ce qui me sauvera ?

BORTEK — Il y a des réponses toutes faites à ce genre de questions. Mais depuis des siècles qu'on les formule, le monde n'a pas changé. Il est aussi impitoyable. Il y a de quoi douter, ne croyez-vous pas ?

 

Le garde entre.

 

GARDE — Monsieur !

RAMPLON — Mais pourquoi m'appeler monsieur puisque je ne suis plus juge !

GARDE — Je ne sais pas, monsieur. C'est une délégation.

RAMPLON — Encore !

GARDE — Oui, monsieur. Ce sont des prêtres.

RAMPLON — Les prêtres aussi s'en prennent à la justice ! Votre œuvre est parfaite.

GARDE — C'est que, monsieur...

RAMPLON — Et bien quoi !

GARDE — C'est qu'ils veulent vous crucifier, monsieur.

BORTEK — Ils vous prennent pour un autre.

RAMPLON — C'est qu'ils ont l'art et la manière ! Vont-ils eux aussi défoncer la porte du palais ? La faculté de médecine a déjà donné son avis là-dessus.

GARDE — Ce qui est sûr, c'est que la porte ne résistera pas longtemps.

RAMPLON — Que me veulent-ils, ceux-là ? Ils n'ont pas de maîtresses à brûler vive sur la place publique !

BORTEK — C'est que l'évêque s'y est affiché. Et de quelle manière !

RAMPLON — Maudite salope ! Elle me vaudra bien des malheurs. Reine du Sabbat et débaucheuse d'évêque. Pouvais-je prévoir qu'un évêque se donnerait en spectacle en sa compagnie ? Et en un si tragique moment ?

BORTEK — Ils veulent une vengeance.

RAMPLON — Vous les avez soudoyés. Il y a des lois sur la corruption. Corrupteurs et corrompus, c'est la corde autour du cou, voilà les textes. Il les faut appliquer. Qu'on aille chercher mon remplaçant. Voyons ce que disent les nouveaux textes, à moins qu'il ne s'agisse de traités d'anatomie ou de pathologie.

GARDE — J'y cours, monsieur.

 

Le garde sort.

 

RAMPLON — Va-t-il cesser avec son monsieur, celui-là !

BORTEK — C'est un fidèle.

RAMPLON — La porte du palais ne résistera pas cette fois-ci. C'est que vos carabins l'ont déjà salement ébranlée ! Enfin, il y a de longs couloirs. J'ai le temps.

BORTEK — Ce palais est un vrai labyrinthe. On croit trouver la salle d'audience, et l'on met les pieds dans les latrines, où l'on se soulage cependant, par dépit.

RAMPLON — Ils changeront la loi, vous verrez. Ça ne me dérange pas. Ils changeront de juge avant qu'il puisse prononcer un quelconque jugement. Ils lui fermeront la bouche après lui avoir fait avaler son anatomie et sa physiologie. Le nouveau juge avalera ses évangiles et son apocalypse le jour où les industriels songeront à faire des lois qui leur soient favorables, et ils installeront un computeur dans la salle d'audience. Chaque prévenu introduira sa disquette et la sentence apparaîtra sur un écran, jusqu'au jour où ce sont les littérateurs qui versifieront la loi et condamneront les analphabètes au supplice de la roue. Ce monde-ci délire. Qu'ai-je à faire de tenter y apporter un remède ! Mon salut ? Il est gravement compromis, surtout s'ils me clouent sur une croix. Au moins les médecins m'ont-ils épargné l'ablation. Ceux-ci sont féroces quand ils s'y mettent. Cela m'évitera de connaître à quel supplice me condamnerait un troupeau d'industriels ou de littérateurs. J'achève ma vie en un bien triste moment. Et cette fois, vous ne me sauverez pas. Que pourriez-vous faire contre ces furies ?

BORTEK — Rien, en effet. Je n'ai aucun pouvoir sur eux. Je ne suis pas un maître à penser en matière de mysticisme.

RAMPLON — Avant de partir, Sieur Bortek, n'oubliez pas de récupérer ce crâne infâme.

RAMPLON — Il soutenait un si beau visage. Il abritait des yeux si excitants, et s'ouvrait sur une bouche si exaltante.

RAMPLON — Lubricité ! Cette laideur résume bien ce qu'elle a été.

BORTEK — Il lui a fallu bien du talent, et beaucoup de charmes, pour conduire un évêque dans son brasier.

RAMPLON — Est-ce ma faute ?

BORTEK — C'est le destin qui s'accomplit.

RAMPLON — De sinistre manière. Et je ne sais pas encore tout à fait de quoi je parle.

BORTEK — Ah ! si vous saviez, en parleriez-vous ? Les mots vous brûleraient la langue.

 

Le garde entre.

 

RAMPLON — Et ce juge ?

GARDE — Introuvable, monsieur. On dirait qu'il n'existe pas. Les portes de la faculté de médecine sont assiégées par une foule de prêtres en fureur.

RAMPLON — Ont-ils abandonné le projet de faire tomber les portes de ce palais ?

GARDE — Certes non, monsieur ! Ils en investissent les couloirs !

BORTEK — Malheurs aux pissotières !

RAMPLON — Je n'ai donc plus de loi à leur opposer. Ils m'imposeront la leur. Et je n'ai aucune science en la matière. Comment pourrais-je me défendre ?

BORTEK — Je pourrais vous aider.

RAMPLON — Ils vous étriperont.

BORTEK — Pas si je m'y prends comme il faut.

RAMPLON — Vous me perdrez toute mon âme, jusqu'à la dernière goutte.

BORTEK — Me croiriez-vous si je vous disais que mon aide vous est offerte ?

RAMPLON — Je n'en croirai rien. Vos mensonges ne m'atteignent plus.

BORTEK — Alors nous nous reverrons sur la place publique. J'assisterai comme il se doit à votre agonie. J'ai un droit de préemption là-dessus.

RAMPLON — Je compte sur vous.

 

Rideau

 

Cinquième tableau

 Guignol sur la place publique.

 

BORTEK — Je m'appelle Bortek. Tous mes parents sont morts.

RAMPLON — Je suis Ramplon. Je n'ai jamais eu d'ami (je suis magistrat) . J'ai mes parents, mais ça ne compte guère. Enfin, si peu. Disons que ça me pèse.

BORTEK — Moi, je n'ai rien au monde, et je n'ai rien à dire.

RAMPLON — On vous dit poète.

BORTEK — On dit ce que je ne dis pas.

RAMPLON — Marchons.

 

Ils avancent.

Le parc est automnal.

L'humidité presque hivernale.

Le printemps est loin, et l'été déjà passé.

L'un a sa chienne en laisse.

L'autre a son chien.

 

BORTEK — Voilà ce que j'appelle de l'amitié. C'est votre chien ?

RAMPLON — Oui, il m'accompagne. C'est une femelle à vrai dire.

BORTEK — Je n'y avais pas pris garde.

RAMPLON — Votre chienne n'est pas mal non plus.

BORTEK — C'est un chien.

RAMPLON — Effectivement.

 

Ils poursuivent, herborisant.

 

BORTEK — À vrai dire, ce n'est pas mon chien.

LE CHIEN — Je le suis. (sans aboyer :) Je l'aime !

RAMPLON — Il l'ignore, je crois. Il a l'air triste.

BORTEK — Je suis gai. La barbe et les lunettes me confèrent un air triste qui pèse aux autres beaucoup plus qu'à moi-même et pour des raisons très peu claires.

RAMPLON — Les gens se font des idées.

BORTEK — Ils ont des idées sur tout.

RAMPLON — Et sur rien, comme ils disent.

 

Ils ricanent.

 

RAMPLON — Arrêtons-nous là.

BORTEK — Tiens, un banc. Pausons, s'il vous plaît.

 

Le chien flaire la chienne. Il siffle.

 

LE CHIEN — Quel parfum ! Mon dieu, je bande !

 

Ils s'imposent un long silence.

Le kiosque n'est pas loin.

Des musiciens hissent de lourds instruments par-dessus la balustrade.

Bortek s'agite.

Ramplon s'irrite du manège du chien autour de la chienne.

 

RAMPLON — Dites donc ?

BORTEK — Je vous écoute.

RAMPLON — Votre chien bande.

BORTEK — C'est votre chienne.

RAMPLON — Elle est en chasse.

 

(il s'amuse, surpris de s'amuser).

 

BORTEK — Elle sent fort.

LA CHIENNE — Quelle vulgarité !

 

Elle tourne le dos au chien qui ne cesse de la flairer.

 

BORTEK — Si je peux me permettre...

 

Le chef d'orchestre propose une baguette aux musiciens.

 

RAMPLON — Ça dépend quoi...

BORTEK — Hum !... laissons-les copuler.

RAMPLON — C'est leur affaire.

BORTEK — (aux bêtes) Si ça vous chante !

LE CHIEN — Tu parles !

 

La chienne s'ébroue.

 

LA CHIENNE — Quoi ! Comme ça ! On se connaît si peu...

 

Ils copulent.

Eux détournent leurs regards et fixent leur attention sur le pupitre.

 

BORTEK — Pffuiiit ! ! il y va sec !

RAMPLON — Nom d'une pipe !

BORTEK — Ne regardons pas. Ça pourrait les gêner.

RAMPLON — Si vous voulez.

 

Le basson fait un couac.

Le chef le fustige.

Le premier mouvement s'achève dans une espèce de confusion qu'un maigre public nourri de chef-d'œuvre trop rarement applaudit néanmoins.

 

BORTEK — Vous êtes marié ?

RAMPLON — Avec une idée seulement. Et vous ?

BORTEK — Peut-être la même.

RAMPLON — Partageons-la, s'il vous plaît. Ne querellons pas.

 

Ils niquent toujours.

 

BORTEK — Ça dure.

RAMPLON — Quel beau mâle !

BORTEK — Elle n'est pas mal non plus.

RAMPLON — Vous avez si peu de choses à dire !

BORTEK — C'est sans faire exprès.

RAMPLON — Je vois.

BORTEK — Je vous remercie.

RAMPLON — C'est si peu.

 

Ils échangent une poignée de main.

Le chien éjacule.

La chienne le tient.

Hurlements.

 

RAMPLON — Mon dieu ! On tue par là !

BORTEK — Les voilà bien accrochés.

RAMPLON — Mais c'est horrible. N'y a-t-il rien à faire ?

BORTEK — Je n'en sais trop rien.

RAMPLON — Mon dieu ! Mon dieu ! Nous voilà bien !

 

Bortek tente de s'éclipser.

Ramplon le retient par la manche.

 

RAMPLON — N'en faites rien, s'il vous plaît !

BORTEK — Que peut-on faire ? Les voilà cul à cul, et si nous n'intervenons pas, ils vont hurler toute la nuit, et crever ensuite !

RAMPLON — Quelle mort horrible !

BORTEK — Prenez garde qu'elle ne cherche pas à sectionner le sexe de ce malheureux.

RAMPLON — Elle souffre terriblement.

BORTEK — Et lui donc ! Regardez la position atroce de son sexe !

RAMPLON — Quel cauchemar ! Quel cauchemar !

BORTEK — J'ai envie de rire.

RAMPLON — C'est bien le moment.

BORTEK — Vous imaginez-vous collé ainsi à une femme !

RAMPLON — Je suis castrat de naissance, alors moi, vous savez, les femmes !

BORTEK — C'est trop marrant. Laissez-moi rire !

RAMPLON — Vous êtes ridicule.

BORTEK — Mais on ne va pas rester là éternellement à les écouter hurler ! D'autant que le chef les fustige.

RAMPLON — Mais qu'il la lâche donc, ce rustre !

BORTEK — Elle y est bien pour quelque chose aussi.

RAMPLON — Qu'est-ce que vous en savez ? Vous défendez votre propriété.

BORTEK — Ce n'est pas mon chien. Ah ! je regrette, monsieur, ce n'est pas mon chien. Gardez-le, si ça vous chante. Des chiens unis cul à cul, c'est original, ça !

RAMPLON — Il n'est pas à vous, ah ! il n'est pas à vous !

BORTEK — Non, il n'est pas à moi !

 

Au paroxysme de la colère, et aussi il faut le dire de la jalousie, Ramplon exhibe son couteau.

Bortek recule.

 

RAMPLON — Un cadeau de mon père !

BORTEK — Qu'allez-vous tenter ?

RAMPLON — Ma tentation !

BORTEK — Mais vous êtes fou ! Il va souffrir ? C'est injuste.

RAMPLON — Oh ! ne le prenez pas sur ce ton, monsieur ! Surtout pas sur ce ton ? Pas celui-là, monsieur ! Un autre si vous voulez, mais pas celui-là. Je vous le défends, monsieur. Je vous ordonne de vous le défendre.

BORTEK — (reculant) Bien, bien. Faites votre devoir, monsieur le juge.

 

Ramplon s'apprête. Bortek lui touche le dos.

 

BORTEK — Dites donc, je peux regarder ?

RAMPLON — Quel manque de goût !

BORTEK — Je demande si je peux regarder, voilà tout.

 

Ramplon tranche le sexe du chien.

La chienne observe son derrière.

 

LE CHIEN — Oh ! le soudard !

LA CHIENNE — Quelle ignorance !

 

D'un coup de dent, elle arrache la moitié du visage de Ramplon.

 

RAMPLON — Elle m'a défiguré !

BORTEK — C'est bien fait !

 

La chienne, d'un autre coup de dent, lui arrache l'autre moitié du visage.

 

BORTEK — Je ne me reconnais plus !

 

Et tandis que l'orchestre achève une symphonie de bien sinistre façon, ils courent à quatre pattes sur la terre qui absorbe déjà leurs moitiés de visage.

La chienne félicite le chien.

 

LE CHIEN — Me voilà amputé, ma belle !

LA CHIENNE — Voilà l'autre bout...

LE CHIEN — Je suis désolé.

LA CHIENNE — Quelle ignorance, ces deux-là !

LE CHIEN — Ce n'était pas grand-chose, je le sais bien...

LA CHIENNE — Il n'est pas perdu.

LE CHIEN — Certes. Mais j'en suis séparé.

LA CHIENNE — Permettez que je le garde ?

LE CHIEN — En souvenir, oui.

LA CHIENNE — Ils n'ont rien compris.

LE CHIEN — Il vous reste un souvenir.

LA CHIENNE — C'est un très bon souvenir, rassurez-vous.

LE CHIEN — Mes hommages, madame.

 

Il s'éloigne.

La chienne se surprend une larme à l'œil, mais soudain, la larme s'évapore et :

 

LA CHIENNE — Oh ! il y a un os dedans !

 

Le chien de loin, sans se retourner :

 

LE CHIEN — On ne peut pas tout savoir.

 

Il bifurque plus loin.

Le visage dans les mains, tristes et pantois, Bortek et Ramplon sont assis sur le même banc.

 

RAMPLON — Il ne vous reste plus qu'à la baiser.

BORTEK — Quelles mœurs infâmes !

RAMPLON — Il me reste un morceau de visage.

BORTEK — Moi, un peu moins. Elle s'en tire bien, elle.

RAMPLON — Ce sont toutes des salopes.

BORTEK — Tiens, il est parti, mon chien.

RAMPLON — Elle partira aussi.

BORTEK — La joli chienchienne a eu son joli nonosse. Bordel de merde ! Si je ne me retenais pas...

RAMPLON — Là ! tout doux ! Je vous retiens, moi ! Laissez cette bête tranquille.

 

Mime : une vieille femme vient leur expliquer à l'oreille, puis sort.

 

BORTEK — Je ne suis pas censé tout savoir, moi, monsieur.

RAMPLON — Je l'ignorais aussi. Hé ! que voulez-vous !

BORTEK — Gardons ça pour nous. N'ébruitons rien.

RAMPLON — Rassurez-vous. J'évite toujours de bander en public.

BORTEK — N'en parlez surtout à personne. Faisons ceux qui savaient.

RAMPLON — Oui, mais comment expliquer la mutilation ?

BORTEK — Mais c'est elle, cette salope, qui lui a tranché le sexe !

RAMPLON — Hou ! l'ingrate !

BORTEK — Madame s'est faite troncher, madame a joui, mais madame ne supporte pas qu'on reste accroché à son cul. Madame ne pense qu'à elle. Madame est satisfaite et manque de patience. Alors elle tranche le sexe de son malheureux partenaire.

RAMPLON — Et elle y trouve un os !

BORTEK — Qu'elle dévore sous nos yeux !

RAMPLON — Vous croyez qu'elle nous écoute !

 

Ramplon exhibe son fort couteau, et frappe la bête en plein poitrail.

 

RAMPLON — Sale bête !

 

Elle expire.

 

BORTEK — Justice est faite !

 

On applaudit.

Des soldats surgissent, détruisent le guignol et pendent le marionnettiste.

Les gens assistent muets à la scène.

Ils reçoivent des coups cependant.

 

Rideau

 

Sixième tableau

 

Le tribunal.

Touma-Folle entre.

 

GARDE — Holà ! Holà ! le vin ne m'a pas troublé l'esprit à ce point !

TOUMA-FOLLE — Ce qu'il en reste... Est-il apparu cette nuit ?

GARDE — Rien vu. J'en tremble.

TOUMA-FOLLE — Si tu l'avais vu !

GARDE — Je ne tremblerais plus.

TOUMA-FOLLE — Les fantômes sont inoffensifs.

GARDE — Il suffit d'une fois, et voilà toute la théorie par terre !

TOUMA-FOLLE — Au diable les théories ! Nous faisons notre métier.

GARDE — Le diable connaît le sien. N'en parlons plus.

TOUMA-FOLLE — Es-tu un soldat ou une poule mouillée ?

GARDE — Ne me provoque pas ! Je suis soldat parmi les hommes, capable de tuer, de piller, de violer. Mais devant tant de diableries, eh bien oui, je mouille !

TOUMA-FOLLE — Soldat mouillé alors !

GARDE — Ne plaisante pas avec cette eau !

TOUMA-FOLLE — Ce n'est pas elle qui dessoiffe.

GARDE — Si peu, si peu ! Et puis je ne suis pas seul à l'avoir vu !

TOUMA-FOLLE — Je n'ai toujours rien vu, moi. Il est vrai que je ne bois que de l'eau.

GARDE — Boirais-tu du vin que ça ne changerait rien.

TOUMA-FOLLE — Le fantôme choisit les yeux. Les langues aussi semble-t-il, tant elles sont bien pendues !

GARDE — J'ai choisi le ridicule, mais pas pour longtemps, regarde !

 

Le spectre de Marie-Pipi.

 

TOUMA-FOLLE — Sacré nom d'une vache ! Quelle horreur est-ce là ! Certainement pas le fruit de mon imagination. Je ne puis pas imaginer ces sortes de choses. Les femmes sont belles et il faut les aimer.

GARDE — Celle-là a dû beaucoup aimer. Elle n'a plus que des os !

TOUMA-FOLLE — Puisque c'est une morte !

GARDE — Parle-t-elle au moins ?

TOUMA-FOLLE — Je la préfère muette. Que pourrait-elle dire pour me rassurer ? Que dit-elle pour déchirer ma raison au vent de la folie ?

GARDE — Parle, spectre de femme ! Qui es-tu ?

MARIE-PIPI — Je suis celle qui t'aime bien, si l'amour ne te fait pas peur.

GARDE — Tirons-nous, sergent !

 

Le soldat sort.

 

TOUMA-FOLLE — Si l'amour me fait peur, bonne femme ! Je ne crois pas, non. Mais j'ai bien peur de ne pouvoir t'aimer. Tu es plus laide qu'un cadavre ! Difficile de croire que tu sais tout de l'amour.

MARIE-PIPI — Je n'ai pas toujours été laide. J'ai vécu la vie.

TOUMA-FOLLE — Il y a longtemps alors. On ne lit rien dans tes yeux. Ta chair est un haillon. Tu as l'odeur d'un sacré trou du cul.

MARIE-PIPI — Je n'ai pas d'autre pouvoir que celui de ne pas mourir.

TOUMA-FOLLE — Tu y passeras comme tout le monde. Je ne t'envie pas. Tu agonises avec tant de lenteur ! Dieu m'épargne cette déchéance !

MARIE-PIPI — Il ne m'a pas épargnée. Je suis bien vivante. Simplement, la chance ne m'a pas souri.

TOUMA-FOLLE — Je ne crois pas aux fantômes. Si tu n'étais pas si repoussante, je te pincerais. Mais tes postillons sont empoisonnés. Il n'y a pas plus de fantôme que de beurre en broche. Tu as fichu une sacrée trouille à toute la garnison.

MARIE-PIPI — Tu m'en vois désolée.

TOUMA-FOLLE — Tu ne peux pas rester là. Tu es vieille et je te respecte. Va-t-en sans faire d'histoires.

MARIE-PIPI — Des histoires, j'en ferai.

TOUMA-FOLLE — Alors je me verrai contraint de te punir. Nous n'aimons pas les histoires, et je suis chargé d'y mettre fin par tous les moyens.

MARIE-PIPI — Je ne te chercherai pas des poux sous les aisselles, sergent. Je n'en veux ni à toi ni à tes hommes. Je cherche des ennuis pour ne plus m'ennuyer. J'en ai marre d'être seule !

TOUMA-FOLLE — Il te faudra bien accepter cette solitude. Personne n'a envie de mettre ses pieds dans les draps que tu souilles.

MARIE-PIPI — Quelle horreur effectivement que le spectacle de mes cuisses écartées ! Et quel enfer mon haleine ! Ce n'est pas l'envie qui me manque de te serrer dans mes bras, mais je détesterais ton épouvante.

TOUMA-FOLLE — C'est ça, vieille pelure ! Recule-toi ! Ne me touche pas ! J'ai une femme et des enfants que j'aime et qui m'aiment. Dis-toi que le temps est passé, qu'il en faut pour tout le monde. Songe à ta progéniture qui repeuple le monde et la cité.

MARIE-PIPI — Ah ! tu fais bien d'en parler, de ma progéniture, de l'unique fruit de mes entrailles, le fils que j'ai conçu, et ça me fait la jambe belle !

TOUMA-FOLLE — Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! Tu es atroce, vieille femme !

MARIE-PIPI — Ne m'appelle pas vieille femme : je te détesterais.

TOUMA-FOLLE — Oh ! mais je ne veux pas que tu m'aimes !

MARIE-PIPI — Je pourrais te violer.

TOUMA-FOLLE — Je t'aurai tranché la tête avant que ça n'arrive !

MARIE-PIPI — Tranché la tête ! Me couper en deux ! Ma tête d'un côté et le reste de l'autre ! Je ne crains pas la mort.

TOUMA-FOLLE — Si tu la désires tant, jette-toi dans le vide. Je n'ai aucune envie de faire couler ce qui te reste de sang.

MARIE-PIPI — Dans cette bouillie de chair, dans ce fracas d'os, ce nœud de tripes et de boustifaille, il me reste un cœur, et du sang pour qu'il aime ! Ne crains rien, sergent de mon cœur, je ne tache pas, je ne laisse rien après mon étreinte, enfin si peu.

 

Le sergent frappe, mais l'épée ne tranche rien.

 

TOUMA-FOLLE — Horreur ! Qu'est-ce que ceci ? Je perds la tête. Tu m'as drogué !

MARIE-PIPI — Frappe ! Frappe ! Frappe ! Sergent ! On ne sait jamais.

 

Il frappe mais rien.

 

TOUMA-FOLLE — Horreur ! Je n'ai pas la berlue. Tu es un spectre !

MARIE-PIPI — Mais les fantômes sont inoffensifs, sergent ! Tu l'affirmais tout à l'heure. As-tu oublié ton savoir, tes convictions, ta certitude ? N'aimes-tu pas Dieu plus que toi-même ?

TOUMA-FOLLE — J'aime Dieu et tous les jours qu'il me donne. Celui-là est horrible ! Mais je l'avalerai comme les autres.

 

Il s'évanouit.

 

MARIE-PIPI — Pauvre soldat ! Je pourrais être ta mère. Je serais fière d'avoir un fils aussi beau, si gentil, si parfait soldat. Je pourrais être ton amante, femme maîtresse ou au foyer, peu importe, pourvu que tu m'aimes. Mais je rêve. Le fruit de mes amours n'est ni beau ni parfait. Il ment comme il respire, il tue comme il crache, il aime comme il tue. C'est mon fils et ce n'est pas mon fils. En tout cas ce n'est pas le fils de son père. Que le diable t'emporte, Bortek fils de Bortek ! Que le diable t'emporte, Bortek roi des hommes et esclave des femmes ! Après tout tu n'es qu'une moitié de fils, et cette moitié-là, j'ai le droit d'en disposer selon mes sentiments de mère, et l'essentiel de ce sentiment-là, Bortek né de mon cul, c'est de la haine ! de la haine ! Toute ma haine !

 

Elle sort en emportant le sergent.

Bortek entre sur son fauteuil roulant suivi de Ramplon qui traîne une cage.

 

BORTEK — Qu'on m'apporte un chat, j'ai faim !

RAMPLON — Seigneur ! Pourquoi manger des chats ? Les lièvres sont si bons !

BORTEK — Pourquoi manger des lièvres ? Les chats sont si savoureux !

RAMPLON — Oui, pourquoi régner ?

BORTEK — Pourquoi subir ?

RAMPLON — Seigneur, j'ai peur pour ton royaume.

BORTEK — Je ne t'ai pas chargé d'avoir peur. J'ai un général pour cela. Et il n'a peur de rien. Tu t'occupes de justice, puisque c'est ton métier. Juge, fais parler, condamne, torture, étripe, fais ce qui est juste, et n'aie peur de rien, sauf de la guerre bien sûr, et de ma méchanceté, c'est vrai !

RAMPLON — Pourtant, seigneur...

BORTEK — Tais-toi ! Tu n'es qu'un pion. Et c'est moi qui joue. Qu'est-ce qui te prends de te mêler des affaires du royaume ?

RAMPLON — Il me prend que je crains pour ma vie !

BORTEK — Ta vie est un trognon de pomme ! Je n'en voudrais pas, même gratis. Quelqu'un y a déjà touché.

RAMPLON — Seigneur roi, tu as tout le droit de ton côté et je fais tout ce que je peux pour te le conserver.

BORTEK — Tu fais tout ce que je te permets de faire, un point c'est tout.

RAMPLON — Il y a des jaloux !

BORTEK — Tords-leur le cou.

RAMPLON — Il faut les juger d'abord.

BORTEK — C'est fait.

RAMPLON — Mais ce n'est pas toi qui juges ! C'est mon boulot.

BORTEK — Alors tords-leur le cou, compromets-toi ! Épaissis ton dossier, cela me servira tôt ou tard.

RAMPLON — Peuh ! des dossiers, j'en ai en veux-tu en voilà ! Et je sais m'en servir. Et j'en connais la valeur. Je pourrais négocier.

BORTEK — Négocier ? Avec qui, mon salaud ?

RAMPLON — Avec personne. Avec moi-même, veux-je dire. J'ai une conscience. Il y a tant de jaloux.

BORTEK — Tords-leur le cou ! Fais-le tordre si tu ne tords pas bien. Il y a des gens pour ce métier-là. Paye-les. Et mêle-toi de ce qui te regarde. Le pouvoir est un art, et tu n'as pas de tempérament.

RAMPLON — Si l'occasion s'offrait, pourtant, je saurais en montrer, du tempérament. Mais je ne veux pas me déguiser en pitre, même royal.

BORTEK — Ton audace, Ramplon, un jour te coûtera cher. Ne me trahis jamais. C'est moi qui te perds, et non pas le contraire.

RAMPLON — Je l'entends bien, et je fais mon travail du mieux que je peux. Ne te mets-je pas en garde ? Il y a des choses qui se fomentent, des attentats, des complots, et j'en sais de salés !

BORTEK — Rature ce que tu sais. Je n'éprouverais aucune jouissance à tordre le cou à la racaille qui t'obsède. Je ne la crains pas. Le pouvoir engraisse les inimitiés.

RAMPLON — Le peuple aime la vie, seigneur, pas beaucoup, parce qu'il crève, mais un petit peu quand même. Ne la lui ôte pas tout entière. Laisse-lui des morceaux, des morceaux sans organisation, épars et ordonnés comme il faut calculer. Je ne juge plus rien si je dois tout juger.

BORTEK — Mes soldats sont bien nourris. Ils ne se plaignent pas au moins ?

RAMPLON — L'idée leur en viendrait, qu'il faudrait tout refaire, et je ne sache pas qu'on refait de la même manière, je veux dire aussi bien.

BORTEK — Nous referons si c'est nécessaire. Mais il n'y a pas de signes alarmants dans ma fidèle armée. Je les aime bien, ces braves ! Et ils m'aiment en retour du même amour viril. J'en ai assez de tes soupçons, de tes craintes. As-tu bien jugé cette semaine au moins ?

RAMPLON — J'ai jugé beaucoup.

BORTEK — Beaucoup c'est bien si c'est beaucoup condamner.

RAMPLON — C'est tout ce qu'il y a de bien.

BORTEK — Alors tu me vois satisfait. J'aime te voir t'enfoncer dans l'erreur, juge de mes deux. Et tu crains de ne pas juger pour longtemps, voilà ce qui t'obsède et t'inquiète à ce point que tu veux me faire bouffer du lièvre quand c'est les chats que je préfère entre toutes les viandes.

RAMPLON — Mange de la merde si ça te plaît !

BORTEK — Juge Ramplon ! C'est toi qui descends, pas moi. Je règne pour te perdre parce que tu as signé un pacte avec le diable, et le diable est mon père !

 

Entre Marie-Pipi.

 

MARIE-PIPI — Ton père ! Ton père ! La première chose que tu as mordue, ce sont mes fesses ! et tu sentais la merde avant même de crier, fils indigne, honte de ma vie ! Disparais à jamais, que je puisse m'éteindre !

BORTEK — Mère ! Je vous ai déjà dit de ne pas mettre les pieds dans ce tribunal. On y juge le mal qu'on me fait, et non celui que vous me devez !

MARIE-PIPI — On jugera ta trogne un de ces jours !

BORTEK — Regagnez votre chambre ! Vous avez promis de vous taire, ô le terrible secret, famille maudite, et vous avez été payée pour cela. Oubliez ce que vous me devez !

MARIE-PIPI — Tu m'as tuée une fois, puis deux, juste ce qui est nécessaire, rien de plus. Ce qui meurt maintenant ne t'appartient pas !

 

Elle pousse le fauteuil roulant de Bortek dans tous les sens.

 

TOUMA-FOLLE — Arrête ! Arrête ! Vieille folle !

MARIE-PIPI — Je m'arrêterais si je dois jouir de m'arrêter. Tu connais ma politique.

BORTEK — Juge Ramplon ! Ma garde ! Arrêtez cette folle !

RAMPLON — Cette folle, seigneur, elle a l'air d'avoir la tête sur les épaules. Sacré nom d'un pipeau ! elle sait ce qu'elle fait la vieille ! Elle vous tourmente comme il faut !

BORTEK — Juge Ramplon, retourne dans ta cage !

RAMPLON — Je n'entends pas, seigneur, un traître mot de ce que vous me dites.

BORTEK — Tu vas en entendre de belles si tu n'obéis pas !

RAMPLON — Arrêter cette folle, seigneur, voulez-vous que je l'arrête ?

BORTEK — Oui, c'est ce que je veux. Arrête-la, juge-la, ou plutôt non : tords-lui le cou sur le champ !

RAMPLON — Mais elle est déjà morte, seigneur !

BORTEK — Alors éparpille-la, j'ai le tournis !

 

Marie-Pipi arrête.

 

BORTEK — Je n'en puis plus. Mère indigne ! Tu t'en prends à un estropié, voilà bien le style de tes passions ! Abjecte réminiscence !

MARIE-PIPI — Maudit !

BORTEK — Et toi, juge de mes deux, regagne ta cage ! Tu as assez jugé aujourd'hui. Je n'ai plus besoin de toi.

RAMPLON — Je suis à vos ordres, seigneur.

MARIE-PIPI — « Je suis à vos ordres, seigneur... ». Tu les as bien dressés, tes sbires. Mais ne viens-je pas de donner l'exemple ? N'est-ce pas, petit juge, que c'est amusant, de balancer cette vermine royale dans tous les sens, et de lui donner l'envie de vomir parce que le vertige est sa seule peur ? Veux-tu que je te montre encore une fois ?

BORTEK — Tu ne montreras rien, et certainement pas à ce petit con !

RAMPLON — Je n'ai pas bien regardé tout à l'heure ! S'il vous était possible, madame, de recommencer, je vous en saurais gré. J'ai besoin de leçons. Vous les donnez si bien !

MARIE-PIPI — Ainsi tu m'apprécies, mon petit juge d'homme. Ce soir je te mettrai dans mon lit.

RAMPLON — Ah ! non, pas ça ! Pitié !

BORTEK — Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! tu l'as bien cherché ! Ne te mets jamais de son côté : elle habite dans un lit.

RAMPLON — Pitié ! Pitié ! Pitié ! Je vais mourir, comme tout le monde. Mais qu'on ne me fasse pas mourir d'amour.

BORTEK — Il ne t'arrivera rien de pareil, rassure-toi ! Mais que cela te serve de leçon. Ma mère est une salope. Gare à celui qui l'aime, même de loin.

MARIE-PIPI — J'ai de l'amour plein le cœur, mon fils.

BORTEK — Tu as de l'amour entre les cuisses, pas dans le cœur.

MARIE-PIPI — J'ai de l'amour où je peux. L'important est d'aimer et j'aime à la folie. Tu n'aimes pas, toi, mon fils ? Tu es seul de nouveau ? Pas de femme dans ta royale alcôve ? Pas même un mignon ? Rien que ta main gauche ! Quelle désolation ! Tu n'as rien à mettre dans ce lit désert.

BORTEK — J'y mets ce qui me chante. Je n'ai pas demandé ton avis.

MARIE-PIPI — Une mère aime son fils, c'est la nature.

BORTEK — Au diable ton amour !

MARIE-PIPI — Au diable le tien ! Qu'as-tu dans la tête ? Le peuple connaît-il ton projet ?

BORTEK — Tu écoutes aux portes !

MARIE-PIPI — Et à travers les murs ! N'as-tu pas honte, fils désert ! Une si jolie jeune fille, et si douce, et pure.

BORTEK — Ne te mêle pas de mes amours.

MARIE-PIPI — Je me mêle d'amour. C'est mon droit. Certes ce n'est pas ma fille, et sa mère était une garce !

BORTEK — N'insulte pas sa mémoire. Je t'interdis de souiller son souvenir !

MARIE-PIPI — C'était une garce ! Elle a trop souvent ouvert les cuisses, à ton service je crois, maquereau, fils de maquereau ! Son ventre s'est rempli de toutes les semences, à ton service Bortek ! À ton service, mais c'était une salope, et elle aimait ça ! Mais sa fille ne lui ressemble pas. Elle ne te ressemble pas non plus. Elle est comme une étrangère, entre le cadavre calciné de Marie-Pipi et le braquemart brandouillard de Bortek ! Elle doit avoir les yeux de son père, mais sa bouche est celle de sa mère. Si ce n'était que sa bouche, mais ce corps, hein Bortek ? c'est celui de Marie, c'est celui que tu aimes dans ton lit désolé, maman ! ma mie ! mon petit !

BORTEK — Cesse, veux-tu, cesse !

MARIE-PIPI — Et tu t'es mis dans la tête d'épouser ta propre fille !

BORTEK — Puisque ce n'est pas ma fille, tu le dis toi-même !

MARIE-PIPI — Je dis qu'il y a un doute. Il faudrait lui arracher le cœur. S'il te ressemble, elle te le doit forcément ! Le peuple en jugera.

BORTEK — Le peuple ne juge pas dans ce royaume. Car ce royaume est le mien. Et nul autre que moi n'y discute du mal aussi bien que du bien. Tu as assez parlé, vieille folle. Retourne dans ta chambre à soldat. Épuise ce qui te reste. Je récompense toujours bien le soldat valeureux. Et il faut en avoir, de la valeur, pour caresser ta chair immonde et recevoir ton infecte salive. Retourne dans ta chambre. Personne ne doit savoir que tu existes. Tu n'es la mère que de l'obscurité où tu baises si mal. Va-t’en !

MARIE-PIPI — Je m'en irai si je veux. Ici, je fais ce que je veux. Démembre-moi, je me rassemble. Je n'obéis plus aux lois de la vie. Et tu ne sais rien de la loi qui me gouverne, parce que tu n'es pas dieu !

BORTEK — Je suis le Dieu Bortek ! Dieu de la terre et des hommes ! Je n'ai pas perdu la raison, je règne et chacun respecte ma puissance.

MARIE-PIPI — Les dieux ne reluquent pas les jeunes filles à peine pubères.

BORTEK — Les dieux décident de tout.

MARIE-PIPI — Tu ne l'épouseras pas.

BORTEK — Tu ne me l'interdiras pas. Tu es un spectre. Tu ne touches pas le monde, et le monde t'ignore.

MARIE-PIPI — Je suis visible et je parle.

BORTEK — Mais tu n'existes pas.

MARIE-PIPI — La fille de Marie-Pipi ne sera pas l'épouse du roi Bortek.

BORTEK — Elle sera reine.

MARIE-PIPI — Elle ne le sera pas. Je lui jette un sort !

BORTEK — Ne fais rien que tu pourrais regretter.

MARIE-PIPI — Mais que pourrais-je regretter ? Les cuisses chaudes de ma jeunesse, ma poitrine de jeune fille, ma cervelle d'oiseau ? Je n'étais qu'un oiseau, et le diable m'a prise.

BORTEK — Qu'il te reprenne encore, qu'il remplisse ton ventre de boue, de pourritures, de miasmes ! Retourne dans son sein ! Va jouir de sa puissance ! Mais cesse de me tourmenter !

MARIE-PIPI — Tu ne peux rien contre moi. Je peux tout contre toi.

BORTEK — Tu n'es qu'une mèramante ! Mèramante ! Mèramante ! Tu babilles, tu te plains, mais tu es creuse comme une barque. Va te faire charger ailleurs !

MARIE-PIPI — Tu es grossier, flasque, collant, adipeux, moite, vert, souillure, moisissure, boue, marais, crevure, inceste, inceste, inceste...

BORTEK — Je te dis que ce n'est pas ma fille. Sinon l'aimerais-je ?

MARIE-PIPI — Alors je te dis que tu es cocu !

RAMPLON — Sur ce sujet la loi est nette : le fruit de l'adultère doit être détruit, parce qu'il est impur.

BORTEK — Ce n'est pas ma fille et elle est pure comme l'eau que je bois. C'est la fille de sa mère et son père est un dieu.

MARIE-PIPI — Mais quel dieu, bougnat ! Quel dieu a consenti à fourrer sa sainte tige entre les cuisses de cette garce de Marie, la Marie que je fus ? Quel dieu, dis-moi !

BORTEK — Laisse parler ton cœur, mère de toutes les jalousies. Tu n'as pas été une mère et tu ne le seras jamais, même morte et oubliée. Tu parles de l'amour comme on parle du vin. Tu parles de la loi comme on parle de guerre. Tu parles, et tu ne sais pas ce que tu dis, parce que ta vie est un trou, un trou, le trou d'où je suis né, et je n'ai pas envie d'en rire comme en rirait le peuple s'il savait. Éloigne-toi de moi et de cette chambre dorée. On juge ce matin. Et mon juge est bien fatigué.

RAMPLON — Il y a de quoi ! J'ai du mal à suivre.

MARIE-PIPI — Je m'en vais. Mais je reviendrai. Je serai là au moment de te perdre. J'ai l'instrument. Je saurai m'en servir.

 

Elle sort.

 

BORTEK — Quel instrument ! De quel instrument parles-tu ? Reviens ici, vieille folle, reviens ! Il faut que je te parle. Il faut que je te dise la vérité. Ma vérité, et la tienne, toute la vérité !

RAMPLON — Seigneur, vous vous perdez.

BORTEK — Toute la vérité, je la dirai un jour. Il faudra m'écouter. Il n'y aura plus de loi.

RAMPLON — Pour ce qu'il en reste !

 

Musique et chants.

Entre Touma Folle qui tient en laisse un pauvre diable.

Un greffier amène le tabouret.

Ramplon est dans sa cage qui s'élève.

Entre Celia qui s'assoit près de son père.

 

BORTEK — Tiens ! Mon ministre de mon culte nous apporte de la chair à justice !

RAMPLON — Justement, nous en manquions.

L'ACCUSÉ — Comme ça tombe bien !

BORTEK — Juge Ramplon ! La religion te réclame, mais non pas pour prier, ce qui eut été plus juste, mais insuffisant. Nous avons rempli les églises de plus ou moins loyaux fidèles et infidèles. Il faut purger maintenant. Mon Administrateur des Purges et Ministre de mon Culte, je t'écoute. Parle très doux, car je ne voudrais pas te purger pour avoir encrassé les oreilles toutes vierges de ma tendre fille qui sera demain mon épouse.

TOUMA-FOLLE — Je bénirai cette union.

RAMPLON — On y mettra beaucoup d'huile parce que ça risque de coincer.

BORTEK — Que brailles-tu, juge Ramplon ? Tout ira bien. C'est la loi.

RAMPLON — C'est effectivement une question d'interprétation souveraine et je ne suis pas souverain. Qui le sera ?

BORTEK — Parle, évêque cramoisi ! Je t'ai donné des jambes dont je me prive, marche droit. Juge Ramplon !

RAMPLON — Ouais !

BORTEK — Ouvre le Manuel de la Loi, et fais-en de l'usage tant que la loi t'y autorise. Toi, pauvre diable, prends place sur le tabouret. C'est ton seul droit, tant qu'il ne s'en découvre pas de nouveaux. Au moins tu connaîtras de l'utilité du tabouret sur lequel on s'assoit pour être jugé, et du pal qui l'occupe et dont la dimension n'excède pas toutefois la hauteur de l'ampoule rectale. Afin, monsieur le pauvre, de boucher cet orifice ici béant, qu'il n'en sorte rien qui faillisse au devoir de réserve qui est le tien.

RAMPLON — Il y a de ces fils de diable !

BORTEK — De la sérénité, monsieur la misère, avant toute chose. Et sachez, si cela doit vous rasséréner, que les juges de ce monde ont le cul cousu, donc propre.

RAMPLON — Ce qui nous pose quelques problèmes, non pas qu'il soit propre, car c'est souhaitable. Notre derrière est propre à juger et c'est bien ce que l'on attend de nous. Alors si nos paroles ont un goût de tripailles, ne nous en étonnons donc point : nous avons le derrière cousu, pas la bouche. Si vous voyez ce que je veux dire, que je ne dirai pas, car les oreilles de cette jeune beauté n'ont pas encore été déflorées.

BORTEK — Elles le seront par moi-même si personne ne faillit à son devoir de réserve, ce qui se paiera au juste prix selon la hauteur de ma déception ou bien les largesses de ma satisfaction.

CELIA — Père, ne pensez pas au pire. Vous vous énervez pour peu de choses ces temps-ci !

BORTEK — C'est justement parce que tu n'es pas peu de chose. Je tiens à toi presque autant qu'à moi-même. J'en voudrais terriblement à celui qui oserait te déflorer. Ce qui m'incombe, je ne le partagerai avec personne d'autre que toi, ma chérie.

CELIA — Mon père, je t'aime tant. Tu feras ce que tu voudras.

RAMPLON — Si elle est consentante, la loi n'y voit pas d'inconvénient.

TOUMA-FOLLE — Je bénirai cette union.

BORTEK — C'est ça ! Prépare le goupillon pendant que je secoue le mien, car j'ai trop parlé, n'est-ce pas, ma chérie ?

CELIA — Tu ne parles jamais trop, mais je n'ai pas tout compris.

BORTEK — C'est heureux ? O ciel, voilà que ça me reprend !

 

Bortek répand son foutre.

 

TOUMA-FOLLE — Quel volcan du tonnerre, ce roi !

RAMPLON — Quelle outre, veux-tu dire ! Qu'on la fasse sortir, ou nous périrons dans le flot de sa jouissance.

BORTEK — Sacrédious ! ma fille, je t'ai assez vue. J'ai mon compte de regards.

CELIA — Je m'en vais, mon petit papa. Je te laisse aux dures obligations de ta charge. Je reviens tout à l'heure. Ne t'ennuie pas trop.

 

Elle sort.

 

BORTEK — M'ennuyer ? Avec toi, mon agneau, je ne crois pas m'ennuyer ni n'ennuyer personne. Ah ! juste vieillesse ! Je t'aime de me donner ce que je n'ai pas mérité. La mémoire me revient, et j'en suis tout heureux ! Je dégringole l'escalier en patins à roulettes ! Mais ce n'est pas l'objet qui nous occupe, je crois.

RAMPLON — Tes jouissances certes nous occupent tout entiers, mais elles ne nous regardent pas.

BORTEK — Qu'a-t-il fait de si grave, ce bougre ?

TOUMA-FOLLE — Et bien, seigneur, ce bougre n'est pas si bougre que ça. Il écrit des livres, qu'on juge bons quand on a du jugement.

BORTEK — Et quand on n'a pas de jugement ?

TOUMA-FOLLE — On ne les aime pas.

BORTEK — Et qu'y a-t-il donc de si détestable dans ces livres ?

TOUMA-FOLLE — De bien mauvais écrits !

BORTEK — Mais quoi encore, s'ils sont si bons ?

TOUMA-FOLLE — Ils contiennent des choses qu'on a peine à croire.

BORTEK — Mais quoi encore, qu'il faille croire les yeux fermés, sans savoir à qui l'on a affaire, car c'est un inconnu.

TOUMA-FOLLE — Pas pour tout le monde.

BORTEK — Et qu'entend-il, ce monde, qu'il faut punir ?

TOUMA-FOLLE — Que le royaume est un foutoir, seigneur.

BORTEK — Un foutoir ?

TOUMA-FOLLE — J'en ai peur !

BORTEK — Mais encore...

TOUMA-FOLLE — Que son roi est un jean-foutre.

RAMPLON — Un jean-foutre, t.. r... e... oui ?

TOUMA-FOLLE — Et que ceci, et que cela...

BORTEK — Tant de choses en si peu de mots ! Voilà un monde qui sait exister avec art ! Et c'est écrit ?

TOUMA-FOLLE — C'est écrit là, seigneur.

BORTEK — Et c'est lisible ?

BORTEK — On le dirait bien, seigneur.

TOUMA-FOLLE — Et que dit la loi dans ce cas, juge Ramplon ?

RAMPLON — Je cherche, et je ne trouve pas. Je ne trouve rien à redire. On peut tout écrire, si j'en crois ce qui est écrit là !

BORTEK — C'est que je n'avais pas prévu qu'on écrivît des insanités sur ma personne et à mon propos ! Si je ne l'ai pas prévu, c'est que cela ne peut arriver, car je ne me trompe jamais. Donc, cet homme n'a rien écrit de coupable.

L'ACCUSÉ — J'affirme le contraire !

RAMPLON — Ton affirmation est sans fondement juridique.

L'ACCUSÉ — Il y a des fondements qui se passent de la loi.

RAMPLON — Ce serait injuste ! Ceci mérite la mort : c'est écrit !

BORTEK — Alors tuez-le !

 

On lui enfonce le couteau dans la gorge.

 

RAMPLON — Justice est faite !

TOUMA-FOLLE — C'est tout pour aujourd'hui.

RAMPLON — Le peuple est sage ces temps-ci.

BORTEK — Trop sage ! Faites une loi pour condamner la sagesse. Sinon tu deviendras paresseux, juge Ramplon !

 

Le tribunal se retire.

 

BORTEK — Bon sang ! Quelle folie ! Tout cela finira mal, avant même d'avoir fait le point. Il faut bien que je sache où j'en suis. Et je ne le sais pas. J'ai sans doute trop vécu. J'ai dépassé la limite au-delà de laquelle tout est possible, mais follement. Ou je n'ai rien dépassé du tout. Où est mon historiographe ? Parti avec ses minutes. Il ne laissera rien. Je suis là pour le perdre, entre autres perditions. Cette sève ! N'y pensons plus. Les affaires du royaume sont si compliquées ! Et ce peuple qui ne se révolte pas ! Il dure et endure. Je ne comprends pas. Quelle folie ! Je règne sur ce qui va finir sans révolte. Un procès peut-être. Ils me doivent bien ça. Un procès, de la belle matière pour un historiographe. Cette sève qui monte en moi ! Le peuple ne me comprendra pas. J'ai agi pour mon bien, alors forcément j'ai fait le mal. Cette sève !

 

Entre Celia.

 

CELIA — Mon papa, mon petit bout de papa. Tu parles tout seul ?

BORTEK — C'est ce qui arrive quand on vieillit.

CELIA — Alors c'est une bonne chose. On a l'air si stupide quand on parle tout seul. Mais c'est une bonne chose, puisque ça n'arrive pas tout de suite.

BORTEK — Et ça n'arrive pas à tout le monde.

CELIA — Qui vieillit le mieux ? Les princesses ou les filles de rien ?

BORTEK — Les princesses ne vieillissent pas.

CELIA — Quand elles parlent, c'est à quelqu'un. Qui est-ce ?

BORTEK — Un vieillard qui parle tout seul, par exemple. Ou bien une autre princesse. En aucun cas une fille de rien.

CELIA — Quelle conversation ! Moi, j'ai bien l'impression de ne parler qu'à toi.

BORTEK — Et cela te désole ? Tu me parles parce que tu m'aimes. C'est normal.

CELIA — Je ne suis pas tout à fait normale, tu le sais, mon petit papa.

BORTEK — Tu es la plus belle des princesses. Si belle que je t'ai choisie pour reine.

CELIA — Une reine doit avoir la tête sur les épaules.

BORTEK — Mais où est donc la tienne ?

CELIA — Elle regarde mon ventre. Je ne suis pas bien dans ma tête. J'ai un ventre qui me le dit. Écoute.

BORTEK — J'entends bien quelque chose. Qu'est-ce que cela peut être ?

CELIA — Tu n'y as rien oublié, dis, mon petit papa ?

BORTEK — Hum... pas que je sache, non. Mais tout s'éclaire !

CELIA — Il y a de la lumière dans mon ventre ?

BORTEK — Le fils de Bortek n'est pas le fils de Bortek ! C'est la règle. Montre-moi ton derrière.

CELIA — Que vois-tu ?

BORTEK — Rien. J'ai eu un petit peu peur. Mais rien ne s'est passé. Quelle douceur !

CELIA — Cela me fait du bien.

BORTEK — Je le pense, oui. Du bien, beaucoup de bien. Cette sève !

CELIA — Veux-tu le caresser encore ?

BORTEK — Non, cela suffit !

CELIA — Alors, je m'assois. Je suis un peu fatiguée. Je n'ai pas bien dormi cette nuit. Il y avait du bruit dans ta chambre.

BORTEK — Je n'étais pas dans ma chambre cette nuit. Quelqu'un l'aura occupée à dessein d'y faire du bruit.

CELIA — Ou pour m'empêcher de dormir !

BORTEK — Ah ! Si je le tenais, le sagouin qui vole le sommeil de ma fille !

CELIA — Le sommeil, je m'en moque. Mais je me plains de tant de rêves qui n'auront pas lieu. J'en pleurerais si je n'avais pas un si beau derrière.

BORTEK — C'est vrai qu'il est beau !

CELIA — Tu le caresses si bien !

BORTEK — Je dois être le seul à le caresser.

CELIA — À le bien caresser ou à le caresser tout court ?

BORTEK — Que veux-tu dire ?

CELIA — J'ai des propositions.

BORTEK — Des propositions ? Donne-moi le nom de ce marsouin !

CELIA — Je ne connais pas son nom. En tout cas, ce n'est pas sa main qui me caresse, non ce n'est pas sa main.

BORTEK — Si ce n'est sa main, c'est son pied.

CELIA — En quelque sorte, oui.

BORTEK — Si ce n'est son pied, c'est sa langue.

CELIA — Mieux que la langue, mon petit papa.

BORTEK — Je redoute le pire. S'agit-il de son bout de nez ?

CELIA — Tu as deviné, mon petit papa ! Tu devines tout.

BORTEK — Eh, oui, on ne peut rien me cacher. J'ai un petit doigt moi aussi, et quand il me parle, ce n'est pas forcément à l'oreille.

CELIA — S'il parle à ton nombril, c'est ton ventre qui écoute. Tout comme moi. Le petit doigt de la main gauche. Veux-tu que je te gratte derrière l'oreille ? Il aime ça lui aussi.

BORTEK — Ah ! il aime qu'on le gratte derrière l'oreille, ce renifleur !

CELIA — Il aime tant cela qu'il en éternue.

BORTEK — Par tous les saints, ma petite fille chérie ! Tu es complètement folle. C'est si triste, triste, triste !

CELIA — C'est moi toute cette tristesse, mon papa ? Veux-tu que je rie ? Veux-tu que j'imite le cri de la mouette ? Hip ! Hip ! Hip ! Ne bouche pas tes oreilles. Hip ! Hip ! Tout le monde rit quand je Hip ! Hip ! Hip ! Pourquoi ne ris-tu pas ? Tu es triste sans moi.

BORTEK — Oui, c'est cela. Sans toi, ma petite fille.

CELIA — Et qui est avec toi ?

BORTEK — Personne, personne ne m'attriste. Je vieillis, c'est tout. J'ai quelquefois envie de pleurer sans avoir de vraies raisons. Et je pleure pour pleurer.

CELIA — Moi, je ris pour rire, parce qu'au fond, ça ne m'amuse pas.

BORTEK — Tu ne vas pas pleurer ?

CELIA — Je pleure si tu pleures.

BORTEK — Je ne pleurerai pas alors.

CELIA — Ne te gêne pas Hip ! Hip ! Hip ! Hip !

BORTEK — Arrête ce jeu stupide ! Tu m'escagasses les oreilles !

CELIA — Pardon, je riais. Veux-tu caresser mon derrière ?

BORTEK — Mais ce n'est pas ton derrière, ça ! Le derrière, ce n'est pas ça. C'est autre chose et c'est défendu.

CELIA — Si c'est défendu c'est pour pleurer.

BORTEK — C'est vrai.

CELIA — Si tu pleures, c'est parce que c'est défendu.

BORTEK — Je ne pleure pas, mon petit, je t'embrasse.

CELIA — Aïe !

BORTEK — Qu'as-tu donc ?

CELIA — N'entends-tu pas mon ventre ?

BORTEK — Il ment comme il respire.

CELIA — Il y a quelque chose dedans.

BORTEK — Quelque chose qui te parle ?

CELIA — Oui. Très doucement. J'aime bien cette chose, tu sais ? Elle restera toujours, tu crois ? Non, pas toujours. Il faut bien que ça finisse. Ça finit aussi pour les princesses ?

BORTEK — Si ton ventre te parle, c'est que quelque chose va commencer. J'aimerais bien connaître le sagouin qui lui a défoncé le cul ! Sapristi ! Ce n'est pas moi, je le saurais. Ou alors sans le savoir. Puisque je le peux encore. Pas pour longtemps. Et pour du vent.

CELIA — Tu marmonnes, mon petit papa. Qu'est-ce qui te déplaît ?

 

Entre Marie-Pipi.

 

MARIE-PIPI — Rien ne lui sourit, en tout cas.

BORTEK — Que veux-tu encore ?

MARIE-PIPI — Que voudrais-je, sinon le mal que tu me fais ?

CELIA — Papa ne fait pas le mal !

MARIE-PIPI — Il le fait puisque je le dis.

CELIA — Tu mens !

MARIE-PIPI — C'est lui qui te l'a dit ?

BORTEK — Laisse-la et vide ton sac à vipères !

MARIE-PIPI — Les vipères que je te réserve ne sont pas encore nées. Ou bien, si mon oreille ne m'a pas trahie, c'est une vipère qui se meut dans le ventre de ta fille. Il paraît qu'elle a une belle voix. On l'entend de loin.

BORTEK — Vieille chose ! Si tu ne te tais pas...

MARIE-PIPI — ... je parlerai !

BORTEK — Tu ne diras rien sur ce sujet.

MARIE-PIPI — La vipère est naissante et je l'aime déjà. Sera-ce une fille ou un garçon ? Ta fille n'est pas ta fille et son fruit est ton fruit ou bien elle est ta fille et son fruit n'est pas le tien ou bien...

BORTEK — Tais-toi, épouvantail ! Veux-tu lui faire peur ?

CELIA — J'ai peur, mon papa, quelle vipère ?

BORTEK — Il n'y a pas de vipère.

MARIE-PIPI — Si, là, dans ton ventre.

BORTEK — Ce n'est pas une vipère.

CELIA — Qu'est-ce que c'est alors ?

BORTEK — C'est un prince, ou une princesse, qui sait ?

CELIA — Ce sera merveilleux, mon petit papa !

BORTEK — Il le faudra bien, sinon ça ferait des histoires. Et cette peau de vessie s'en délecterait. Crapaud immonde !

CELIA — Mais, mon papa...

BORTEK — Oui, mon petit ?

CELIA — Qui l'a mis dedans ?

BORTEK — Qui qui dedans quoi ?

CELIA — Le prince dans mon ventre ?

MARIE-PIPI — Ou la princesse...

CELIA — Ou la princesse dans mon ventre ?

BORTEK — Personne ne l'a mis dedans. C'est venu comme ça.

CELIA — De par ci ou de par là !

BORTEK — De n'importe où.

MARIE-PIPI — Si tu soulèves un peu sa robe, petite princesse, tu verras d'où te viennent ces prodigalités.

CELIA — Sous ta robe ?

BORTEK — Il n'y a rien sous ma robe !

MARIE-PIPI — Si !

BORTEK — ?

CELIA — Il y a toi !

BORTEK — Bien sûr, chérie. Personne d'autre.

CELIA — Ce n'est pas comme moi.

BORTEK — Comment cela : comme toi !

CELIA — Je ne suis pas seule sous ma robe.

BORTEK — Eh non ! Tu n'es plus seule désormais. Mais ça ne durera pas.

CELIA — Tu vois bien que ça finira un jour !

BORTEK — Mais non ! Ce jour-là, tout commence. C'est comme ça pour toutes les mères du monde.

CELIA — Les mères ? Tu veux dire les pères ?

BORTEK — Oui, les pères comme moi, les mères comme toi.

CELIA — Et les petits princes qui vont tout nus !

BORTEK — En attendant d'aller se rhabiller.

CELIA — Je ne les casserai pas.

BORTEK — Je te le demande.

CELIA — Et je ne les jetterai pas du haut de la tour, comme mes souliers.

BORTEK — C'est parce que tes souliers n'ont pas de cœur.

CELIA — Ils sentent mauvais. Mes pieds aussi. Mais je ne peux pas jeter mes pieds sans me jeter moi-même ! Ah ! Ah ! Ah !

BORTEK — Quelquefois je me demande si elle ne simule pas la folie. Voilà qu'elle rit à présent. Elle a un air de folie !

MARIE-PIPI — Elle est grosse, et ça ne te soucie pas ?

BORTEK — Elle est très grosse, et j'ai beaucoup de soucis. Ah ! si elle pouvait se taire. Mais tais-toi donc ma fille ! Tu me rendras fou !

CELIA — Mais c'est qu'il me chatouille si fort ! Je n'en puis plus.

BORTEK — Il te chatouille ! Mais qui te chatouille quoi comment pourquoi !

CELIA — Pourquoi ? Parce qu'il m'aime ! Comment ? Avec le bout de son nez ! Quoi ? Mon derrière, pardi ! Qui ?

MARIE-PIPI — Oui, qui ?

BORTEK — Mais qui, nom d'une pipe !

CELIA — Qui ? Personne.

BORTEK — Tu me caches quelque chose, ma fille.

CELIA — Si je cache quelque chose, c'est que je ne savais pas. Tu vas me faire pleurer, mon papa.

BORTEK — Je ne le veux pas.

CELIA — Si je pleure, c'est le cri du marsouin Hoc ! Hoc ! Hoc ! Hoc !

BORTEK — Arrête ! Je préfère le cri de la mouette !

CELIA — Hip ! Hip ! Hip ! Hip !

BORTEK — Ma pauvre tête en papier mâché ! Ne pourrais-tu une fois imiter le silence !

CELIA — Si fait, mon papa.

BORTEK — Voilà qui est mieux. Alors, qui ?

 

Silence.

 

BORTEK — Mais qui ? Je t'écoute. Qui ? Vas-tu parler, nom d'un créneau publicitaire ! Vas-tu parler que j'entende ce que je dois entendre ?

CELIA — Tu ne sais pas ce que tu veux, mon papa. Le silence ne te dit rien ?

BORTEK — C'est le moins qu'on puisse dire. À part le silence, le cri de la mouette et celui du marsouin, que sais-tu imiter, ma chérie ?

CELIA — Le crapaud en chaleur.

BORTEK — Non.

CELIA — L'éléphant qui a froid.

BORTEK — Non. Pas l'éléphant.

CELIA — Le chat qui pète. La mule qui dit non. Le rastaquouère qui rastaquouère. Le chameau qui déserte. La toupie qui s'oublie...

BORTEK — Et la petite fille ?

CELIA — Elle fait pipi.

BORTEK — Elle ne dit rien ?

CELIA — Elle ne dit rien. Elle fait pipi.

 

Ramplon sort de la robe de Célia.

 

RAMPLON — Ah ! pas ça ! Je veux bien lui faire des enfants en lui fourrant le bout de mon nez dans son derrière, même si le règlement l'interdit ! Mais qu'elle me pisse dessus, alors là, non !

BORTEK — Juge Ramplon ! Nom d'un boulet de canon ! C'est dans une cage que je vous ai enfermé, pas dans la culotte de ma fille !

RAMPLON — Il y a une explication, seigneur !

BORTEK — Et je la connais.

RAMPLON — Non, seigneur ! Sauf le respect que je vous dois, cette explication n'est pas la bonne.

BORTEK — Qu'est-ce que je disais ?

RAMPLON — Je veux dire que ce n'est pas ce que je veux dire et que ce que vous voulez dire ne veut pas dire...

BORTEK — Tu bafouilles, tu t'enfonces, tu dégénères, tu vas mourir !

RAMPLON — Seigneur, non ! Écoutez-moi !

BORTEK — Je ne veux rien écouter. Je me suis rendu compte.

RAMPLON — Ce n'est pas du tout ce qui devait arriver.

BORTEK — Parce que tu as les clés du destin, toi ?

RAMPLON — En quelque sorte, seigneur.

BORTEK — Et de quelle sorte de quelque sorte s'agit-il ?

RAMPLON — En principe, ce qui doit arriver arrive et rien n'arrive qui n'a été prévu et c'est ce qui n'arrive pas.

BORTEK — Ce qui t'arrive est le pire qui puisse arriver à un homme.

RAMPLON — Que cela soit la pire des choses, seigneur, je le redoute. Mais je suis de bonne foi. Quelqu'un a triché à ma place.

BORTEK — Bien entendu. Où avais-je la tête ? Toi tu avais la tienne dans le derrière de ma fille, la mienne était sur mes épaules, ce tas de boue se tenait debout sur la tête, ma tendre fille me faisait la tête et son foutu rejeton se payait la mienne. Un couteau ! Sacré nom d'un chapeau à larges bords ! Qu'on m'apporte un couteau !

MARIE-PIPI — Le couteau de Bortek ! La vérité va couler !

BORTEK — En tout cas je vais produire de l'éclairage, car on n'y voit plus grand'chose. Il est temps.

RAMPLON — Je t'écoute, ô grand maître !

BORTEK — Observe le ventre bombé de ma petite fille.

RAMPLON — Il est tout plat !

BORTEK — Il est plat, c'est-à-dire qu'il n'est plus bombé. En fait, il a toujours été vide. Simplement, tu t'y accrochais et l'illusion était parfaite. Il n'y a ni prince ni princesse là-dedans.

CELIA — Pas de prince ?

BORTEK — Rien de tel, ma petite !

CELIA — Pas de princesse ?

BORTEK — Non plus !

CELIA — Alors plus de ventre ?

BORTEK — On ne peut pas vivre sans !

CELIA — Alors pas de tête !

BORTEK — Tu l'as déjà perdue !

CELIA — Pas de fille à papa !

BORTEK — Voilà où j'en venais !

 

Il tue Célia d'un coup de son fort couteau magique.

 

RAMPLON — Horreur ! Il a tué sa chair ! Il est fou ! Qu'on l'arrête !

BORTEK — Mais enfin, juge Ramplon, songes-tu à ce que tu dis ?

RAMPLON — Ce n'était pas prévu ça non plus !

BORTEK — Et qu'est-ce qui était prévu ?

RAMPLON — Il était prévu un tas de choses dont je n'ai pas idée. Mais qu'allais-je faire dans les robes de cette garce qui a voulu me pisser dessus !

MARIE-PIPI — Elle pisse le sang maintenant !

RAMPLON — Est-elle morte au moins ? Il faut s'en assurer. Il n'y a pas de crime parfait si la mort n'est pas parfaite.

MARIE-PIPI — C'est la fin, Bortek !

BORTEK — Tais-toi, vieille pie !

MARIE-PIPI — Il faut que tout s'achève. Tu as tué celle que le peuple chérissait. Il t'a tout pardonné pour ses beaux yeux. Il va tout te faire payer maintenant.

RAMPLON — C'est vrai, seigneur. Il y a une justice !

BORTEK — Il y a une justice ? Et c'est toi qui me l'apprends. Ne m'as-tu pas enseigné le contraire ?

RAMPLON — Tu as voulu me perdre. J'ai gagné comme j'ai pu.

BORTEK — Tu m'as trahi !

RAMPLON — Je n'en ai pas honte. Tu es une ordure de Dieu.

 

Marie-Pipi sort.

 

BORTEK — Juge Ramplon ! Juge Ramplon ! Vois où nous en sommes !

RAMPLON — C'est une histoire qui s'achève.

BORTEK — Et c'est toi qui as tout écrit, du début à la fin tu m'as abusé ! Au moins c'est une bonne histoire.

RAMPLON — Le peuple l'aimera.

BORTEK — Méfie-toi du peuple.

RAMPLON — Il aimera mon histoire et il te haïra.

BORTEK — Méfie-toi. Tes yeux ne sont pas faits pour voir.

RAMPLON — Je vois ce que je vois. Tu es perdu.

 

Marie-Pipi entre avec le peuple.

 

MARIE-PIPI — Il a tué l'objet de notre amour. Il ne mérite pas notre pitié.

 

Bortek les brave.

 

BORTEK — Ta pitié ! Peuple, laisse-moi rire et implore la mienne.

 

Le peuple recule.

 

MARIE-PIPI — Ne l'écoutez pas ! Sa voix est celle du démon. Regardez ce qu'il a fait de votre avenir. Trempe tes mains dans ce sang, il est pur !

BORTEK — Rien n'est pur ici-bas !

MARIE-PIPI — Elle était pure.

BORTEK — Elle n'avait pas de raison !

MARIE-PIPI — Pure comme son regard.

PEUPLEElle t'a rendu fou !

RAMPLON — Oui, fou, fou d'amour, fou d'amour et fou de haine. Fou de vivre dans ce monde de fous, et voilà, tu as tué ce que le peuple aimait le plus, tu as tué ce que l'amour m'a inspiré de plus pur. Tu as tué le temps, Bortek, tué le temps !

 

Il prend le couteau.

 

RAMPLON — Pas besoin de le juger. Il n'y a qu'à l'étriper ici même. J'ai faim de sa chair, soif de son sang, barbouillons-nous dans sa flaque !

 

Il blesse Bortek qui saigne.

 

RAMPLON — Regardez ce sang ! Ce n'est pas le sang d'un dieu. C'est le sang d'un tyran, d'un fou qui a tué père et mère et femme et enfant. Il a signé son arrêt de mort aujourd'hui. Ce n'est pas dieu. Regarde, il titube, il s'effondre. À genoux, tyran ! Baise la terre que tu as souillée. Il ne te sera rien pardonné. Tu mourras comme un chien.

PEUPLEArrêtez cet homme !

— Tuez ce faux dieu !

— Faites-le taire !

— Enchaînez-le !

— N'écoutez pas ses maudites paroles !

— Il ne nous conduira pas en enfer !

— Piétinez-le !

— Il a souillé l'honneur de notre patrie !

— Il a usurpé la puissance qui nous était due !

— Il a condamné vos pères, vos frères, vos mères sans doute !

— Il a assassiné les siens !

— Il n'a jugé que pour se sauver !

 

Bortek et Ramplon se battent par terre.

Le sergent entre.

 

TOUMA-FOLLE — Mais bon sang ! Que se passe-t-il ici ?

MARIE-PIPI — Nos dieux sont en colère, je crois.

TOUMA-FOLLE — Ils se battent pour notre bien, je crois.

MARIE-PIPI — Ils ne gagneront pas, je crois.

TOUMA-FOLLE — Croyez ce que vous voulez ! Arrêtez-moi ces garnements !

 

On emmène Bortek et Ramplon.

Le peuple sort en slogan.

 

TOUMA-FOLLE — Que fais-tu là, vieille relique ? Tu me reluques ?

MARIE-PIPI — Tu es un bel homme.

TOUMA-FOLLE — Tu n'es pas une belle femme.

MARIE-PIPI — Je l'ai été.

TOUMA-FOLLE — Mais c'est vieux. Va-t’en. J'ai à faire.

MARIE-PIPI — Vas-tu t'asseoir sur le trône ?

TOUMA-FOLLE — Le moment est favorable. Mais les sergents ne font pas de bons monarques.

MARIE-PIPI — À ta place, je réfléchirais.

TOUMA-FOLLE — Je te promets de réfléchir.

MARIE-PIPI — Ne tarde pas. Il faut battre le fer quand il est chaud.

TOUMA-FOLLE — Le rôle de la reine ne te déplairait pas, je crois.

MARIE-PIPI — Celui de roi t'irait tout juste.

TOUMA-FOLLE — Dommage que tu sois laide.

MARIE-PIPI — Dommage que tu sois si beau !

 

Rideau

 

  

Septième tableau

 

Trois croix sont dressées. Les deux extrêmes sont « occupés », à gauche par Bortek, à droite par Ramplon. Celle du milieu est vide. Touma Folle et ses légionnaires jouent aux dés. Des gens du peuple discutent. Le crâne de Marie-Pipi est suspendu en collier au cou de Bortek. Son spectre, côté cour, observe la scène. Elle tient dans sa main une couronne somptueuse que Touma Folle reluque entre deux coups de dés.

 

RAMPLON — Je n'ai pas mérité ça ! Vous, vous vous en sortirez. Au fait, à quel jeu jouez-vous ? Avec quelle jubilation s'abouche votre démence ? Êtes-vous là pour moi ?

BORTEK — Je vous avais promis d'accompagner vos derniers instants. Je tiens toujours mes promesses. Et puis, ce m'est une obligation.

RAMPLON — Je vous résisterai. Je m'en sens la force.

BORTEK — Vos forces déclineront. Vous résisterez moins. Ce qui me laisse une chance.

RAMPLON — Et pourquoi cette croix vide ?

BORTEK — Ça, c'est le coup de théâtre final.

RAMPLON — On y crucifiera quelqu'un en temps voulu, n'est-ce pas ? Le pauvre homme, je suppose. À moins que vous n'ayez prévu du renfort, au cas où votre seule présence ne suffirait pas pour vous mélanger à mon âme.

BORTEK — Nous verrons bien ce que c'est. Il n'y a pas de certitude en ce bas monde. Existerais-je d'ailleurs si tu ne doutais pas ? Je pourrais disparaître si tu cessais de douter, car je suis éphémère quelquefois.

RAMPLON — Je n'aime pas cette perche que tu me tends. Tu mens comme tu respires. Je fais confiance à Dieu.

BORTEK — Il n'est pas toujours au rendez-vous.

RAMPLON — Il le sera pour moi.

BORTEK — Tel est ton désir. Mais rien n'est moins sûr.

RAMPLON — Je le veux de toutes mes forces.

BORTEK — Tu le veux selon tes forces. Et elles s'amenuisent comme neige au soleil. Tu le voudras moins quand la mort se fera plus pressante. Tu trembleras devant son impatience. Mais moi... je suis patient.

RAMPLON — Puisque tu ne meurs pas, pardi ! Comment pourrais-tu manquer de patience ?

BORTEK — Ton esprit s'augmente dans la connaissance des choses de ce monde, je vois.

RAMPLON — Je ne voudrais parler qu'avec le cœur. Il est mon salut.

BORTEK — Il est ma chaumière, mon âtre. J'y consume de fatales destinées. Tu devrais le savoir. Je suis même capable d'amour.

RAMPLON — D'amour, toi !

BORTEK — Tais-toi, puceau ! N'as-tu jamais connu une femme digne de ce nom !

RAMPLON — Une putain délurée !

BORTEK — N'insulte pas sa mémoire. Ce talisman pourrait bien te... Nous ne parlons pas de la même sorte d'amour, je crois.

RAMPLON — Tu parles de baiser et moi d'éternité.

BORTEK — Tu n'auras rien fait pour peupler le monde. Cela te sera reproché.

RAMPLON — Chacun son magistère. Le mien consiste à être juste.

BORTEK — Ou à le paraître quand la politique s'en mêle.

RAMPLON — Que sais-tu des choses de la politique ?

BORTEK — Tout.

RAMPLON — Je me suis commis quelquefois, mais je le confesse.

BORTEK — Je le confesse moi aussi.

 

Le sergent (Touma Folle) se lève.

 

TOUMA-FOLLE — Vous êtes bien bavards tous les deux. Ne souffrez-vous donc pas assez ? Si parler vous soulage, je me charge de vous faire taire.

BORTEK — As-tu peur d'entendre ce que nous disons ?

TOUMA-FOLLE — Je dis que vous ne méritez pas que les mots soulagent votre douleur.

RAMPLON — Ils ne les soulagent pas. Ma douleur empire.

TOUMA-FOLLE — Alors c'est que tu veux mourir vite.

RAMPLON — Mais je mourrai lentement.

TOUMA-FOLLE — En tout cas, tu as la mort que tu mérites.

 

Bortek et Ramplon poussent des râles.

Touma Folle se rassoit parmi ses compagnons.

 

LES GARDES — Quelque chose n'aura pas lieu, c'est sûr.

— Un de plus un de moins, quelle importance ?

— Une grâce de dernière heure, sans doute.

— Quelqu'un s'est ravisé.

— Pas toujours facile de prouver son innocence par les temps qui courent.

— On meurt souvent au supplice sans avoir rien fait de mal.

— C'est une sale façon de mourir.

— On ne meurt pas proprement.

— En tout cas, celui-là l'aura échappé belle.

— À moins que ce ne soit partie remise.

— Il se balance peut-être au bout d'une corde, à cette heure.

— S'il me fallait choisir, c'est la corde que je choisirais.

— S'il a eu le choix, il a bien fait.

— S'il est libre, Dieu le garde.

— Il a tout de même dû passer un sale moment.

— Qu'est-ce que ça change, deux, trois ? La mort d'un homme n'est rien en un temps comme le nôtre, où l'on meurt beaucoup, coupable ou innocent, où l'on vit misérable, et où l'on naît sans espoir.

— Tu ferais mieux de ne pas trop afficher ton pessimisme.

— Entre nous, il n'y a pas de secret.

— Garde tes secrets pour toi ! Je n'en veux rien savoir.

— Il nous faudrait cesser toute conversation. Difficile de ne pas parler.

— Mieux vaut parler d'autre chose.

— Si c'était permis, nous boirions un coup. Ça, on peut le faire ensemble.

— On peut peloter la même fille, et mordre dans le même jambon, boire à la même bouteille et viser le même adversaire. Il y a un tas de choses qu'on peut faire ensemble. Mais quand il s'agit de ce que les hommes endurent, ce qui nous rassemble peut aussi nous coûter la vie. Nous ne sommes pas payés pour la perdre de cette manière.

— Ton bon sens me rassure, camarade. Je bois le même verre que toi.

 

Touma Folle regarde Bortek.

 

TOUMA-FOLLE — Celui-là a de la santé, il semble. (à Bortek) Tu ne te meurs donc point ?

BORTEK — Bah ! du mal à respirer maintenant. Cette suffocation doit être pire que l'étreinte de la corde. C'est ce que je pense, quoique je n'ai jamais goûté à la corde.

TOUMA-FOLLE — Tu te raccroches trop à ce qui te reste de vie, et c'est bien inutile. Maintenant, c'est toi qui te tortures. Tu ferais bien de t'évanouir. Cela finira de toute manière.

BORTEK — Je me comprendrais si ces derniers moments étaient savoureux, mais je n'en savoure pas moins l'amer écoulement.

TOUMA-FOLLE — Moi, je préférerais une flèche en plein cœur.

BORTEK — Tu y auras droit si tu fais ton métier. Moi, j'ai fait le mien. J'ai la mort qu'il suppose.

TOUMA-FOLLE — Ton compagnon est moins loquace. Il n'en a plus pour longtemps. Il aura droit au sommeil avant d'étouffer.

BORTEK — J'envie son sort, mais, n'est-ce pas, chacun le sien.

TOUMA-FOLLE — Tu payes plus que lui, peut-être parce que ton mal est plus grand que le sien.

BORTEK — Comme tu disais, cela me fait du bien de parler. Je souffre beaucoup moins.

TOUMA-FOLLE — Tu ne souffriras plus longtemps.

BORTEK — Ah ! je sens un cri croître dans mon ventre !

TOUMA-FOLLE — Quand tu le sentiras croître dans ta tête, ce sera fini.

 

Bortek pousse un hurlement.

Ramplon revient à lui.

 

RAMPLON — Fumier ! J'étais si bien. Tu me ramènes à la douleur ! Ce cri semblait sortir de ma propre bouche. Mon Dieu ! Je n'ai jamais eu aussi peur.

BORTEK — Je ne te quitterai pas. Je te l'ai promis. Cette fois, j'ai bien cru que tu m'avais échappé.

RAMPLON — Je crois que je n'en étais pas loin, en effet.

BORTEK — Et bien, rendors-toi. Nous verrons bien si je pourrai encore te réveiller.

RAMPLON — Infâme sorcier ! J'ai compris, maintenant. Je vais prier.

BORTEK — Prier ? Quelle douleur t'y aiderait ?

RAMPLON — Tu pourras crier de tout ton saoul.

BORTEK — Tu ne m'écouteras donc point ?

RAMPLON — Je t'entendrai, mais ce sera bien ta voix qui entrera dans mes oreilles, et non le souvenir de la mienne. Tu ponctueras mes versets, de cette manière, jusqu'au point final qui me séparera à jamais de ta maudite influence.

BORTEK — Tu grandis dans l'intelligence des choses de ce monde et tu impressionnes mon cœur de cette manière.

RAMPLON — Je t'écoute, mais je ne te crois pas. Je veux tout écouter de toi. Jusqu'au dernier mot qu'il me sera permis d'entendre. Je veux les épeler avec toi, en égrener toutes les sonorités, mais que leur sens ne me pénètre pas, c'est tout ce que je demande.

BORTEK — Tu demandes trop à tes oreilles. Il faut avoir beaucoup vécu pour exiger tant de ses oreilles. Et ta vie n'est pas un exemple de droiture. Le dernier mot, son sens te frappera l'esprit, et tu sauras alors que tout est perdu pour toi.

RAMPLON — Parle, parle, parle !

 

Rideau

 

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