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Les traces du féminin
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 Article publié le 9 septembre 2006.

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Marie SAGAIE-DOUVE
LES TRACES DU FÉMININ

Clairvoyance du féminin

A la suite d’Artaud, je préfère croire que nos corps ne sont pas anatomiques mais « atomiques ». On peut être une multiplicité, ni vivant ni mort, ni homme ni femme et l’un et l’autre.

Image : León FERRARI

Flaubert mentionne, dans Bouvard et Pécuchet, cette idée reçue : « le style épistolaire ne peut s’apprendre, car il appartient exclusivement aux femmes » [1]. Celles-ci auraient donc le monopole d’une parole écrite, spontanée.

Mais Baudelaire réduit la femme au silence, dans « Semper eadem » [2] :

« Taisez-vous, ignorante, âme toujours ravie !
« Bouche au rire enfantin !

Face à ce paradoxe, mon ambition est de rendre compte des traces du féminin, en distinguant l’appartenance sexuelle du genre. Celui-ci sollicite l’imaginaire individuel et social, à la manière de l’androgyne primitif - que suppose Platon dans Le Banquet ou, plus tard, de Freud découvrant la bisexualité psychique. Les traces de cette indivision scanderont, de façon alternée voire altérée, l’indécision sur le chemin de la créativité.

De mémoire me viennent quelques exemples .

L’Orage de Germaine Richier.

Nu, debout, un homme. Certaine maladresse dans le port. Saisissement de l’être. Le corps s’offre, fragile, vulnérable. Torse généreux, gracilité des membres. Equilibre aérien. Brouille les frontières du masculin et du féminin, du végétal et de l’humain.

Survie de Danièle Collobert, avant son suicide, désarticule la langue qui étrangle le sujet. Le renvoie à ce mutisme désiré par Baudelaire.

Exubérantes vénus modernes, les grandes silhouettes en couleurs de Niki de Saint-Phalle exaltent les rondeurs du corps féminin.

Corps colonisé/décolonisé de La Pianiste, par Elfriede Jelinek [3], illustre la dévoration maternelle.

De Louise Bourgeois, les araignées géantes jouent avec ce fantasme oral archaïque, déjouent l’emprise de Mater. Un dessin la représente en jeune pousse, désolidarisée de la souche primitive, dans un effort vital pour s’individualiser. Penser la blessure.

Cette diversité amène à poser que le féminin est pluriel.

Il se conjugue au masculin, comme le montre Le Cantique des cantiques [4], dont le dispositif donne à la voix féminine une vigueur et une poésie égales à celle de l’homme. De l’amante et de l’amant, les voix entrent en écho, entrecoupées d’interventions d’un chœur, celui des « filles de Jérusalem », en particulier. La parole du désir et de l’amour se caractérise par son débordement, elle emprunte au monde extérieur, végétal et animal, aux parfums, aux symboles.

Mais la nature et le lieu de cette parole demeurent indécis, oscillant entre l’appel, l’attente, la recherche active tournée vers le futur de la rencontre. Alliant le potentiel, l’hypothétique à l’instant de la présence ou au présent atemporel, dans les portraits successifs de l’aimé(e), qui sont autant de variations sur la beauté de l’élu(e), tandis que la forme elliptique du vers dynamise le chant.

Aux déplacements dans l’espace s’ajoutent les multiples registres auxquels empruntent les métaphores du discours amoureux. Parole du fantasme où le monde intérieur convoque tout le monde extérieur. La circularité du dire, cette tautologie sans fin, se double d’une course vers l’objet, qui se conclut de manière suspensive voire déceptive.

Allez disparais
mon amour

Allez deviens un cerf un petit chevreuil au-dessus

Des montagnes
Parfums
[5]

Pareille mise en écho du masculin et du féminin précède et prépare l’écriture à deux mains, par Annie Ernaux et Marc Marie, dans L’Usage de la photo [6]. Il s’agit de garder trace d’une relation érotique, en en photographiant les restes : amas de vêtements enlacés des deux partenaires, lors des rencontres que matérialisent ces à-côté. Sans les confondre, chaque chapitre juxtapose les deux voix narratives, que l’expérience des corps rapproche.

Le choix de la description, pour ces natures mortes qu’ont enregistrées les clichés, se distingue du lyrisme de l’amante et de l’aimé dans Le Cantique. En effet, le matérialisme caractérise l’entreprise, dont le paradoxe consiste à « saisir l’irréalité du sexe dans la réalité des traces » (17), et s’érige en art poétique : « Je ne connais que la langue des choses, des traces matérielles, visibles » déclare le personnage féminin (159).

En outre, les enjeux diffèrent. Si le poème biblique réunit deux fiancés dont l’expression du désir peut être lue comme allégorique du lien unissant microcosme et macrocosme ou encore l’Eglise à la divinité, L’Usage de la photo met en présence deux personnes dans la maturité de l’âge, dont l’une va être opérée d’un cancer du sein. Le temps, alors, est ressenti dans son passage, avec la menace d’une mort ; tandis qu’il est suspendu par la construction circulaire, atemporelle, à l’image du cosmos. Or, L’Usage de la photo se conclut, dans les bras de l’amant, après l’intervention chirurgicale, sur le terme « Naissance », mais Le Cantique s’achève sur une métamorphose animale et une séparation.

Et, dans les deux textes, les voix se rejoignent jusqu’à se confondre.

Dans l’art de conjuguer les voix, Don Quichotte représente l’emblème de la modernité.

Entre maître et valet, l’auteur se dédouble. Si leur différence sociale détermine leurs rôles respectifs, l’essentiel se joue dans le langage. Nourrissant les aventures qu’ils rencontrent, les conversations qu’ils tiennent, les « platicas », sont autant de moments qui les singularisent, que d’occasions de les lier : l’un servant à l’autre de double. Ainsi la langue du valet, au fil des chapitres, se transforme-t-elle au contact de celle du maître, et le dialogue devient musical.

Le couple se construit, au fil des chapitres, à l’image de l’androgyne primitif. Tandis que Dulcinée, la part féminine, se révèle de plus en plus illusoire, hors de portée. Comme si son rôle ne pouvait être autre. Don Quichotte ne saurait reconnaître en la paysanne bien vivante que, par supercherie, lui propose Sancho, la dame de ses pensées. Celle-ci, par définition, demeure idéale, fantasmatique, inaccessible. En revanche, le bon sens poétique de Sancho fait alliance avec la rhétorique savante du maître, dans la seconde partie du livre, rédigée après « la sortie inopinée, en 1614, d’une continuation tout à fait allographe et fort abusive, puisque écrite du vivant de l’auteur et en concurrence ouverte avec lui : le Segundo Tomo signé de l’inidentifiable Alonso Fernandez de Avellaneda. D’où publication en 1615 de l’authentique seconde partie. (...) Cervantes devait mourir en avril 1616 »[7]. Ainsi, l’écriture se situe sur l’horizon de la mort de l’auteur, après celle du personnage éponyme.

D’où ma tentation de comparer le dispositif qu’utilise Cervantes avec celui de La Maladie de la mort[8], de Marguerite Duras.

On observe deux stratégies semblables pour induire l’imaginaire d’un narrateur omniscient : le recours à un couple. Avec des effets opposés quant aux rapports des protagonistes. L’impasse du désir s’y rejoue différemment.

Le personnage masculin, anonyme désormais, est cerné par deux voix. Celle du narrateur prenant en charge le discours du texte, qui s’ouvre et se ferme sur un « vous » adressé à l’homme. Et celle, au bord du silence, de la femme qu’il loue pour quelques jours, dont le rôle est d’être présente, physiquement offerte. Pour tenter une expérience.

La présence de ce corps nu de femme, allongé sur un lit, tantôt endormi et regardé, tantôt pénétré par l’homme, est redoublée par celle de la mer dont le bruit scande la progression dramatique, et l’amplifie. Or, la proximité des corps, la jouissance de la femme échouent à relier, dans l’imaginaire du sujet narrateur, les instances du masculin et du féminin. Au désir de meurtre de l’homme, pendant que la femme dort, mimant elle-même sa mort, s’ajoute son départ. Avant le constat d’une impasse du désir de l’homme, que l’homosexualité ne suffirait à expliquer. D’où cet épilogue :

« Ainsi cependant vous avez pu vivre cet amour de la seule façon qui puisse se faire pour vous, en le perdant avant qu’il soit advenu » (57).

Le masculin échoue à s’allier au féminin, tandis que le féminin se prête au jeu de l’élucidation de la nature du mal. Cette clairvoyance du féminin est double : par l’accès à la jouissance, censurée par l’homme qui demande à la femme de ne pas crier, et par le diagnostic, « la maladie de la mort » (23), qu’elle porte sur cet homme. Métaphore qui met en évidence « cette fonction mortelle du manque d’aimer » (50).

Alors, le départ de la femme, qui n’était qu’une possibilité au début de l’expérience, souligne le clivage entre les genres, à l’intérieur de l’imaginaire du narrateur.

Annuler ce clivage, telle serait la stratégie de la photographe Cindy Sherman qui emprunte toute sorte d’apparences dans sa quête d’identité, et représente les stéréotypes d’une société réservant aux femmes le rôle de victime ou de séductrice.

A la frontière du cinéma et de la photo, ses portraits sont autant de détournements d’identité, grâce au costume et à la mise en scène. De plus, le travail par série thématique, favorise l’entrée dans des univers fictifs comme celui du conte ou du roman noir.

La parodie touche au pastiche quand il s’agit d’imiter quelques tableaux de grands maîtres. Et le jeu semble illimité, lorsque le costume devient déguisement, permettant le passage du féminin au masculin, par exemple dans la série « Bus riders » # 366.

Se masquer pour se montrer constitue la devise d’une identité instable, fuyante jusque dans la nudité. Et la différence des sexes ressemble à un jeu entre plusieurs possibles. La dimension ludique et critique de cette démarche culmine dans la série des clowns, qui jalonne l’ensemble de l’oeuvre.

Après l’enthousiasme des années 70, placées sous le signe de la libération et de la théorisation de « l’écriture femme », le bilan actuel reste mitigé. En témoigne, selon Michel Bozon :

« l’éclosion en France, dans les années 1990 et 2000, d’une production littéraire, principalement féminine, dans laquelle des écrivaines s’attachent à mettre en scène des situations complexes et diverses, dans lesquelles l’expérience sexuelle, ouvertement évoquée en tant que telle, et non systématiquement liée à l’affectivité et au couple, est révélatrice des difficultés de construction de soi dans une société individualisée. Ces œuvres témoignent d’une absence de représentation partagée, d’une diversité de manières de donner cohérence à sa vie sexuelle, mais aussi de la difficulté pour un désir féminin de trouver sa place dans une société dominée par des scénarios sexuels masculins »[9].

Scénarios que déconstruit le travail de Miss-tic, qui s’est emparé des rues de Paris. Travail au pochoir mettant en jeu une figure féminine aux cheveux longs, qu’accompagne quelque jeu de mots : « Prends tes jambes à mon cou », « Félin pour l’autre », « Entre chienne et louve » ... Cette figure, proche de la bande dessinée ou des mangas, affiche son désir, le provoque dans celui qui regarde : « Je joue oui ».

Elle détourne les stéréotypes du porno par une mise en scène de soi, proche de l’idéogramme : le noir épouse la silhouette sur le mur, support d’élection. Sans emphase, en marge du graffiti et du tag, Miss-tic renouvelle l’écriture de la rue. Il s’agit de « faire le mur », de « jouer la fille de l’art ».

La lisibilité des signes sur la peau des murs s’apparente au tatouage. Le flâneur est attiré, sans être retenu par cette silhouette longiligne qui tourne autour des mots du désir : « ceci est une pipe », les retourne : « fendue défendue ».

Objet en passe de devenir sujet, elle recycle les clichés de l’imaginaire masculin.

Mimer des sorties de crise, par déplacement, travail de la métaphore, pour un sujet post-identitaire, de moins en moins assuré de la stabilité de ses appartenances et de ses filiations, comme de la détermination de son corps, tel serait l’enjeu de la création actuelle.

Refuser cette indétermination, en se réfugiant dans le gynécée, telle est la stratégie d’Eve Ensler, dans The Vagina’s monologues [10], qui utilise la parole des autres pour dire le sexe féminin. L’entreprise conjugue le discours sur soi au discours de l’autre, par le jeu de l’interview, du collage et du montage. Ainsi le monologue dérive-t-il vers le dialogue ou le chœur, dans la mise en écho des voix.

Difficulté de définir ce texte : narratif ou dramatique ? enquête ou journal ? entreprise littéraire ou de bienfaisance, à visée économique ? En effet, si le texte fait l’objet de représentations théâtrales, le volume contient nombre d’annexes et paratextes : à la préface s’ajoutent des remerciements à ceux qui ont contribué à la promotion de la pièce, qui a engendré une organisation pour soulager les femmes victimes de violences.

Malgré le succès de l’entreprise, on regrettera qu’elle s’enferme dans le ghetto d’un féminisme désuet. A la suite d’Artaud, je préfère croire que nos corps ne sont pas anatomiques mais « atomiques ». On peut être une multiplicité, ni vivant ni mort, ni homme ni femme et l’un et l’autre.

On demande pardon pour écrire un sujet gisant, sous-jacent, en pièces.

Traversée par le croisement des genres, la voix sublime de Kathleen Ferrier incarne la fluidité du féminin, dans son interprétation des Chants de la terre, pour contralto, à la veille d’un adieu définitif.

Marie Sagaie-Douve


[1] Garnier-Flammarion, p. 316.

[2] Les Fleurs du mal, Gallimard, « La Pléïade », 1975, p. 41.

[3] Trad. Y. Hofffmann et M. Litaize, Seuil, 2002.

[4] P. Ricoeur et A. Lacoque en proposent une analyse stimulante et riche dans Penser La Bible, Seuil, 1998.

[5] La Bible, Bayard, 2001, traduction : Olivier Cadiot, Michel Berder.

[6] Gallimard, 2005.

[7] Gérard Genette, Palimpsestes, 1982, Points Seuil, p. 282.

[8] Minuit, 1982.

[9] « Femmes et sexualité, une individualisation sous contrainte », in Femmes, genre et société, sous la direction de Margaret Maruani, La Découverte, 2005, p. 109.

[10] Virago, 2001.

 

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