Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Forum] [Contact e-mail]
  
Branlette du Bataclan (3)
Navigation
[E-mail]
 Article publié le 27 mai 2018.

oOo

Hier, dans l’après-midi, je suis allé chez Casio pour fêter avec d’autres amis la trentième de ses années d’existence sur cette terre qui nous a bien gâtés, disons-le sans rougir. Il pleuvait bien un peu, mais j’avais mon parapluie, celui que Constance m’a offert pour ma vingt-septième année, il y avait donc trois ans de cela. Casio et moi avons le même âge, à peu près. Constance ne viendrait pas cette fois car sa jambe la faisait souffrir, ce qui me rappela que cette jambe s’était cassée le jour donc de mon vingt-septième anniversaire. Cependant, l’année suivante et celle qui suivit encore, elle s’était présentée à la porte de notre ami Casio pour participer aux festivités.

Hier, donc, quand j’ai frotté mes semelles sur le paillasson de Casio, celui-ci, quelque peu renfrogné, m’a appris que Constance ne venait pas cette année et que cette absence avait un rapport avec sa jambe et par conséquent avec moi.

Il y avait déjà du monde dans le salon. On y buvait joyeusement en attendant le repas. On m’offrit le même verre tandis que Casio me poursuivait de ses reproches relatifs à la jambe de Constance. J’en étais passablement agacé, mais je m’efforçais de ne rien laisser paraître de ma colère. J’avalai plusieurs verres sans les compter.

Il s’ensuivit que j’atteignis la table dans un état proche à la fois de l’euphorie et de l’irritation dangereuse des ivrognes qui ne viennent de s’enivrer que pour échapper à ce qu’on leur reproche aussi bêtement que soudainement et fort mal à propos. Une dame tout en dentelle rose et blanche, fort bien dans sa peau, m’aida gentiment à prendre place devant mon assiette. Je sentais qu’on se moquait bien un peu de moi, ici et là, mais Casio ne m’apparut pas dans ce tableau somme toute joyeusement composé.

Assis un peu de travers entre la dame que je viens d’annoncer et celle dont la description reste à faire, je me trouvais face à un énorme quartier de viande cuit à point avec lequel j’entrepris de m’entretenir des derniers ragots littéraires ou politiques — je ne me souviens plus aujourd’hui dans quel sens j’abondais ni dans quel état j’allais achever ces agapes.

« Monsieur prendra un peu de cet os, me proposa un valet qui ressemblait à s’y méprendre à ce Casio qu’en ce moment précis je détestais sans retenue.

— Mais enfin, monsieur le valet ! répondis-je avec toute ma joie. Cet os ne porte plus de viande ! Pas même un petit reste de gras bien grillé ! Vous vous moquez de moi, Monsieur !

— Mais c’est un os à moelle, monsieur…

— Vous ne pouviez pas le dire plus tôt, benêt ! »

Je n’ai pas pour habitude d’insulter le personnel de maison, croyez-moi. En m’en prenant à ce domestique zélé, je me ridiculisais quelque peu. Aussi me mis-je à rire en trempant mon index préféré dans la moelle brûlante, ce qui changea mon rire en cri de douleur. Et voilà que le domestique, qui était bien mon ami Casio et personne d’autre, me rétorqua sur un ton sans ambigüité :

« Maintenant vous savez ce que c’est, la douleur !

— Oh ! Que oui ! s’écria la dame en dentelle. On dirait qu’il souffre plus que Constance ! »

Ils étaient tous contre moi. Et j’avais à peine touché aux plats qui tournaient autour de la table, penchant vers nous leurs saveurs délicates. Or, la dame que je n’ai pas encore décrite se pencha elle aussi. Si j’avais été à la table de mes amis ordinaires, j’eusse vanté les mérites de sa chair, mais les effets de l’alcool commençaient à se dissiper et je lui pris la main pour en sucer les os qu’elle avait fort juteux. Sa poitrine se posa sur moi à la manière d’une poule sur son œuf. On riait plus que de raison et quelques plats se renversèrent sur des toilettes. J’entendis des choses comme :

« Vous ne le saviez donc pas ! C’est lui qui a… la jambe de Constance…

— Ah ! Maintenant je comprends mieux !

— J’ai donc eu raison de vous en informer…

— Sinon je continuerai, ô bécasse que je suis, de ne rien comprendre à l’affaire ! »

Cependant, la poigne de Casio s’exerçait sur ma nuque :

« Mais enfin ! grognait-il. Lâchez-la !

— Oui ! Lâchez-moi ! Oh ! Mes os ! »

J’étais parti pour les ronger. Cela, tout le monde le savait. Aussi Casio prit-il sur lui de mettre fin à l’affaire en m’assénant un coup de bouteille sur le haut du crâne, ce qui ne manqua pas de me priver de conscience.

Lorsque que je repris connaissance, j’étais dégrisé mais atteint d’une migraine si méchante que je me pris la tête à deux mains pour la secouer. Constance était auprès de moi. Pas de Casio à l’horizon de ce salon ni derrière les rideaux.

« Oubliez donc ma jambe, triple idiot ! riait-elle en me frottant les tempes. Vous avez encore trop bu. Et cette fois vous avez molesté une dame du monde.

— Je n’ai goûté qu’à ses os ! riais-je moi aussi.

— On vous y reprendra encore, gros cochon !

— Mais c’était elle la cochonne ! Elle avait des pieds, ô ma chère !

— Ah ! Ces os ! »

Nous fîmes l’amour, ce qui calma un peu la douleur persistante de la jambe de Constance et me ramena définitivement sur terre, en tous cas jusqu’à la prochaine fois. J’étais vidé de toute substance. Constance m’avoua encore que jamais elle n’avait connu amant plus satisfaisant. Il était temps que je rentre chez moi.

« Comment cela ! m’écriai-je. Sans un dernier verre ? Vous n’y pensez pas…

— C’est que, s’excusa Constance, ma jambe…

— Mais j’ai encore les moyens d’en atténuer les résistances !

— Je le sais bien, mon ami ! Vous êtes…

— Je suis tout à vous, ma chère Constance ! »

La ville était plongée dans une nuit profonde quand j’atteignis enfin mon logis. Un ombre s’agitait sur le seuil de l’immeuble. Encore un voleur ! Et je sortis de ma poche le petit 6.35 que je n’avais pas oublié de charger. M’approchant, je vis distinctement que le voleur en question n’était autre que Casio. Il trépignait d’impatience depuis de longues heures de manque de lumière et de froid non moins insidieux. Son visage ne cachait rien d’une colère qui allait me tomber dessus comme tout le plafond de la maison.

« Je vous attendais ! siffla-t-il comme si je ne le savais pas.

— Mais c’est que… cher ami… vous auriez pu m’appeler… Je possède un de ces téléphones qu’on porte sur soi et vous en connaissez le numéro, si je ne m’abuse… Voulez-vous que nous réglions la question dans mon chez moi, au deuxième étage comme vous ne l’ignorez pas non plus ?

— Je n’ai que faire de vos étages !

— Mais enfin, cher ami… à nos âges…

— Trente ans ! Et tellement d’années à supporter votre plus qu’étrange relation avec Constance qui est aussi mon ami, vous ne l’ignorez pas.

— Elle est l’ami de qui elle veut… Montons, je vous prie…

— Nous nous disputerons ici !

— Dans la rue… ? À quatre heures du matin… ?

— Et pourquoi pas ? Vous ne vous sentez pas en forme ?

— La police viendra… Il faudra nous expliquer au poste… je n’y tiens pas…

— Eh bien soit ! Montons ! Mais je vous préviens… »

Je ne me souviens plus en quels termes il me prévint, mais une heure plus tard, j’étais vidé et lui aussi. Jamais nous n’avions fait l’amour aussi intensément.

« C’est Constance qui nous inspire… proposai-je en allumant nos pipes.

— Vous exagérez toujours…

— Mais que voulez-vous donc que j’exagère ? J’ai passé une bonne soirée chez vous. Puis chez Constance qui ne m’en veut pas contrairement à ce que vous vous imaginez. Et pour finir j’ai joui comme jamais de votre cul !

— N’en répandez pas la nouvelle, toutefois… ma réputation…

— Et la mienne donc ! »

Il était midi quand nous nous séparâmes enfin. J’avoue que j’arrivais au bout de ma puissance séminale. Une fois seul dans mon petit appartement d’homme seul mais pas ennemi des voyages, je me lançai dans une toilette complète et me préparai à sortir, car j’avais rendez-vous avec Constance qui s’y rendrait en chaise roulante. Je suivis un moment son trajet sur l’écran de mon téléphone. Elle allait plus vite que moi ! Je pressai le pas.

Passant devant une vitrine de parfumeur, je distinguai à travers les reflets mouvementés de la rue les deux dames qui avaient accompagné mon repas la veille au soir. Elles étaient l’une moins grasse que je l’avais donc imaginé et l’autre moins angulaire que ses os le laissaient penser. J’entrai.

« Oh ! Mais je suis ravi ravi ravi de vous revoir, mesdames mes compagnes d’un repas dont j’ai raté la fin ! Avez-vous passé une bonne nuit ?

— Sans doute moins bonne que celle que vous avez passé vous même, si on peut appeler ça passer !

(Je ne sais pas laquelle des deux dames m’envoya cette réplique sans doute préparée d’avance)

— Mais croyez que je le regrette, mesdames ! Vous méritez mieux, beaucoup mieux que ma réussite incontestable dans ce domaine… Vous ne me demandez pas des nouvelles de la jambe… »

À ce moment-là, mon téléphone sonna et le visage douloureux de Constance apparut sur l’écran.

« Je vous attends ! dit-elle. J’ai très mal !

— Elle a très mal, fit une des dames dans l’oreille de l’autre.

— J’arrive, mon chou, dis-je aussi discrètement que possible au téléphone.

— Il arrive… Le suivrons-nous ? »

Je suis donc arrivé, certes en retard, et Constance avait très mal. Elle était en transe.

« Quel âge fêtait-il donc, Casio… ? rugit-elle comme si j’y étais pour quelque chose.

— Trente ans, mon ami ! Vous ne pouvez pas l’ignorer… Moi-même… Et vous…

— Trente ans déjà ! Et ma jambe qui me fait souffrir !

— Allons à Lourdes… à Fatima… Où voulez-vous que nous allions ?

— Mais nulle part, voyons ! »

Et à peine avait-elle exprimé son agacement que la bombe a explosé, là, entre nous deux. Quelque assassin religieusement politisé l’avait posée sous la table que nous partagions en même temps qu’un café-crème. Ah ! Quel monde ignoble ! On ne sait jamais comment on va y achever de vivre en paix avec soi-même. Tandis que Constance avait été projetée dans les étages, traversant la toile d’un store pour retomber ensuite sur la toiture d’un cabriolet, je fus propulsé dans la salle du café où personne ne s’attendait à me revoir dans cette position étrange : nu, presque chauve, sans poil et le membre viril en état de repeupler les océans. Disons-le sans autres ambages : Constance avait cessé de souffrir de sa jambe. Elle l’avait même perdue dans son ascension. Pendant que je saignais dans un brancard, je vis un pompier la détacher du store car elle empêchait le passage des secours et des enquêteurs.

Bien des années après, quand le dernier musulman poussa le dernier cri de guerre de l’Islam, Casio et moi, toujours amants à l’occasion, ne pensions plus à nos trente ans. J’avais perdu une jambe dans l’attentat, mais elle me faisait sans doute autant souffrir que si elle avait appartenu à Constance.

 

[Retour au texte des phénomérides...]

FORUM
Pour participer, voir en bas de page>>


Commentaires :

  À propos de nouvelles... par Patrick Cintas

Ces nouvelles n’ont pas été conçues pour appartenir à un livre, roman, recueil ou autre poème. Elles sont « sueltas », libres, et peuvent être lues indépendamment les unes des autres. Elles ne forment pas non plus un ensemble ni divers ensembles. D’autres nouvelles sont les éphélides de mes romans. Elles ne figurent pas ici puisqu’elles ont leur rôle à jouer dans des ensembles qui portent chacun un titre et une indication (approximative) de genre éditorial ou, si on veut, littéraire. Je ne considère pas la nouvelle comme la sœur cadette du poème ni comme l’aînée du roman. Tout ce que je sais de la nouvelle, quand elle n’a rien à voir avec un roman, c’est qu’elle est vite écrite et qu’elle n’a besoin de personne ni de rien pour exister, vivre et mourir comme chaque chose et chaque être qui habitent ici ou ailleurs selon les circonstances. Je ne vois pas comment procéder à un classement de celles-ci en fonction de caractères, de paysages, de styles ou de toute autre manière d’en percevoir l’intérêt. Ce ne sont pas non plus des laissées pour compte. Certes, on les trouve en marge du chantier, mais toujours comme satellites d’un noyau qui soutient l’édifice. Je ne crois pas qu’elle soient essentielles à la compréhension ni à l’estimation littéraire de l’ensemble, mais elles ne sont pas plus désagréables à lire qu’autre chose. Si on pense me reprocher d’y perdre mon temps et celui, plus précieux, du lecteur, je dirai qu’en y regardant de plus près on y trouvera plus facilement les éléments fondateurs du tout, un peu comme il n’est pas inutile d’observer le parpaing avant de s’intéresser aux murs et à ce qu’ils soutiennent et enferment. L’esprit ne sera pas sollicité, quelquefois au-delà de la patience admissible, par les questions d’architecture qui agitent toujours la conception du roman et s’achèvent en général, à ma connaissance du moins, par la mort inoppinée de ses inventeurs. On meurt rarement en cours de nouvelle, ni à la fin. S’il y a une seule raison pour les écrire, celle-ci suffit à considérer le temps qu’on y passe à les lire comme une belle manière de s’occuper à autre chose qu’à en regretter leurs chutes d’étoiles filantes.


 

Un commentaire, une critique...?
modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides. Servez-vous de la barre d'outils ci-dessous pour la mise en forme.

Ajouter un document

Retour à la RALM Revue d'Art et de Littérature, Musique - Espaces d'auteurs [Contact e-mail]
2004/2024 Revue d'art et de littérature, musique

publiée par Patrick Cintas - pcintas@ral-m.com - 06 62 37 88 76

Copyrights: - Le site: © Patrick CINTAS (webmaster). - Textes, images, musiques: © Les auteurs

 

- Dépôt légal: ISSN 2274-0457 -

- Hébergement: infomaniak.ch -