« Quand je pense que tu as été
Employé municipal, ô poète ! »
Grogna-t-il en se voyant
Dans le miroir
D’une vieille armoire.
Je me regardais aussi.
Je me vis en vélo.
Je vis ce que j’étais,
Ce que les gens voyaient
En me regardant.
Comme j’avais changé !
Je n’avais pas vieilli.
Je n’avais pas perdu un seul cheveu.
J’avais toutes mes dents.
Je bandais comme un adolescent.
Et mes yeux voyaient aussi bien
Au-dedans qu’au dehors.
Je ne pouvais pas rêver mieux
Et pourtant je rêvais !
Nous montâmes au grenier,
Ecartant du bout du pied
Les cadavres d’animaux
Qui avaient vieilli sans moi.
Le chien me montra à quel point
Il avait horreur de la mort.
D’ailleurs il me voyait mort,
Ce qui expliquait la morosité
De son regard et de ses lèvres.
Nous ouvrîmes la malle
Qui contenait la relation
Epistolaire de mes exploits.
Qui écrivit toutes ses lettres ?
Nous nous tûmes d’un commun accord
Pour ne pas répondre à cette question.
« Tu te multiplieras, » avait dit Moïse.
Je savais que ça arriverait un jour.
J’étais bien jeune quand je le sus
Pour la première fois et pour toujours.
Dans la malle il y avait aussi
Les poils pubiens de l’adolescente
Qu’avait été ma mère avant
De devenir la mienne.
Je les fis jouer entre mes doigts.
C’était de la pure soie de Chine,
Noire comme l’Afrique
Et dorée comme l’Arabie.
J’en avais fait des voyages
Avant de venir au monde.
Et je les imaginais encore
Alors qu’il n’était plus question
De mordre de sein de pacotille.
Le chien ne commenta pas mes réflexions.
Je refermai la malle sans en sortir
Aucun des objets qui avaient formé
Le moindre de mes angles.
Géométrie de l’enfance garde
Tes secrets pour l’exégète fou
Que tu deviendras quand l’heure
Sonnera au campanile de l’été.
J’aime les promenades solitaires
Ou même avec un chien pour compagnon.
L’oiseau se montrera-t-il à la fin ?
Je suis bon pour un tour de plus.
Et je recommençai la sarabande.
Dix fois, cent fois et plus
Sans rien changer à l’ordre acquis.
Fous que vous êtes vous poètes
De jeter l’or par les fenêtres !
Certes je m’appauvrissais ainsi,
Mais le chien mangeait moins
Et je ne buvais qu’aux meilleures sources.
Qui es-tu Jéhan Babelin ?
Je t’ai connu à moitié fou,
Puis plus que riche et enfin mort.
A-t-on idée de ta fortune ?
Quand tu sors tu es dedans
Et quand tu entres tu sors.
Tu ne fais rien comme les autres.
Quand tu es mort ils sont vivants.
Et quand ils meurent tu revis.
Qui est ce chien qui te sert de rhapsode ?
De quel amour t’enchaîne-t-il ?
Et pourquoi tant de cadavres
Sur ta route de voyageur pressé
D’en finir avec l’aventure ?
Ils sont là devant le portail,
Attendant que tu meures enfin,
Ayant préparé la plaque dorée
Aux lettres noires de soleil.