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 Article publié le 11 septembre 2007.

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12.

Le rire m’unit à Ashkar, les humeurs sombres à Farouk. Rahim est à l’écart de ce partage, ma tendresse pour lui est constante et grandit comme une plante arrosée par sa rieuse présence. Enfant du malheur, il vit dans la joie dès que celui-ci relâche sa proie.

Pour l’instant, les éclats de cristal du Ouighour m’entraînent. Il se moque avec une gaîté qu’il m’instille des gardes frontaliers postés à la frontière de son pays par le gouvernement Han.

— Les Chinois nous ont laissé passer parce qu’ils m’ont pris pour un contrebandier. Ils se laissent acheter par des filous, au nom de l’amitié que favorise les enveloppes bien garnies, mais ils dénonceraient leur beau-frère Ouighour s’ils le savaient patriote.

Pas un instant, son humeur ne semble pouvoir être lourde et même quand il énonce cette loi terrifiante, imposant aux hommes d’honneur de se faire passer pour des voleurs, il a l’allégresse d’un enfant.

Il raconte sa ville, ses cousins, ses amis, sa sœur. Pour elle, il a des mots tendres et virils, comme il s’en développe dans une fratrie lorsque l’admiration survit à la friction du quotidien. Quand il évoque sa grâce, il met au service de mon imagination ses propres traits dont la beauté me frappe depuis le début par la rencontre de la vigueur et de l’élégance du dessin. Mais c’est le courage de sa sœur, presque mâle, et son érudition aussi, dont il s’avoue moins bien pourvu, qui constituent dans sa bouche ses premiers traits de gloire. Il vante son savoir, sa connaissance de l’histoire ancienne de son pays, son indifférence aux futilités qui agitent d’autres femmes.

Farouk grogne, agacé par tout ce qui vient d’Ashkar, et grince des dents à l’évocation de ce portrait de femme, quand tous nous n’en avons pas vu depuis trop longtemps.

— Qu’est ce que tu essayes ? De nous la vendre ? Si elle est vierge je te donne trois chargeurs pour sa première nuit…

Dans l’ombre jetée par la pierre, les fossettes fuient les joues du Ouighour.

— …mais je veux vérifier d’abord. Pour une putain je n’en donne qu’un.

Je suis alors dégrisé, complètement, par le brusque changement d’axe de cette nuit. L’air clair s’est chargé de la promesse du meurtre. Farouk est rongé par une envie de mort. Je vois son visage, durci, fermé, mais impassible. Il veut provoquer le Ouighour et le tenir, sans lui tirer dans le dos, au bout de son fusil ou de son couteau.

Le teint d’Ashkar a viré au gris. A la façon dont il tient les mains écartées de son corps et éloignées du manche de son poignard, je sens un effort de sa part, malgré l’offense qui lui est faite par l’insulte à sa sœur, pour comprendre la raison d’un défi aussi gratuit. Elle lui échappe. La colère se mêle à l’incompréhension sur son visage, ralentissant sa réaction, mais la trajectoire qu’il suit mène pourtant à la nécessité impérative – sans quoi il se sentirait lâche – de venger l’insulte. L’Arabe l’attend assis, sûr de son impeccable capacité à tuer.

Je m’interpose alors qu’Ashkar desserre ses lèvres, le coupant avant l’irrémédiable :

— Cela suffit. Nous respectons ta sœur, Farouk et moi manquons de femmes, c’est tout.

— Il l’a insulté.

— C’est la température dans le camion. Elle a fait fondre nos cervelles. Demain nous irons mieux.

— Si je laisse son honneur sali, je ne mérite pas d’être son frère, écarte-toi.

— Non. Si tu veux des excuses, je te les fais de sa part. Farouk est mon frère de religion et de camps depuis trois ans : je suis sa famille. Je te dédommagerais si tu veux.

— Je ne vends pas ma sœur.

— Je sais. Ce n’est pas un prix mais une preuve de la sincérité de mes excuses que je te propose.

Il recule d’un pas. Décline d’un geste.

— Tu lui diras que ma sœur est une femme de vainqueur. Lui a perdu sa guerre !

Derrière moi j’entends la voix de Farouk, d’une ironie un peu surprise :

— Et bien Montfront. Qui t’a permis de présenter des excuses pour moi ?

— Allah !

— Et qu’est ce que Lui ou toi ont à faire là dedans ?

— Lui veut que tous ses enfants puissent défendre Sa foi. Moi, je sais qu’arrivé dans ce pays, sans Ashkar, mes chances de survie diminuent de moitié et les tiennes aussi. Ça te suffit ?

Il me répond d’une moue mais s’allonge et feint de dormir. Le Ouighour s’est éloigné et fait mine de s’occuper de l’état du camion. Tendu comme un arc, je reste sur mes gardes et leur annonce prendre le premier tour de veille. Rahim, serrant ma taille entre ses bras, se rassure à mon flanc sans demander les raisons de cette violente monté de tension qu’il a vu flamber sans en comprendre les mots.

Si nous nous entretuons, j’ai la certitude que pas un d’entre nous n’en réchappera, nous n’avons pas ce droit. La confiance l’un en l’autre est la seule carte qui nous reste.

Tous deux, finalement, m’ont laissé interrompre ce suicide collectif sans trop de protestations. Leurs intelligences n’avaient pas assez de motifs à opposer à ma médiation. Pourtant la brèche se creuse ; une rancune scarifie à présent leurs rapports, d’une espèce que j’ai vu naître une fois seulement au cours de cette guerre. Le chef de camps fusilla l’un, dont le poignard avait été retrouvé, planté en plein assaut, jusqu’à la garde dans la poitrine de l’autre.

Qu’en sera-t-il d’eux dans dix jours ?

Quelques mots répandus de ma bouche avant la nuit, d’une redondance affligeante et qui se voulaient baume, font office de diversion seulement, pauvres cache-misère à la surface de leur aigreur.

J’ai apprécié l’admiration d’Ashkar pour sa sœur. Contrairement aux talibans, les Ouighours ont peut-être pris l’Islam sans épouser tous les préjugés des tribus saoudiennes. Un éclat de respect se fiche en moi, mais il a les bords tranchants comme la bourre d’un shrapnel, ce motif d’estime peut lui aussi faire couler le sang.

Les qualités des hommes comme leurs défauts deviennent mortels dans un univers où tout tue.

Pourtant, dans la pureté de l’air et le contraste vif des couleurs, je rêvais tout à l’heure d’une frontière semblable à un barrage flottant, arrêtant le carnage en deçà de sa ligne.

J’ai perdu le goût du sang.


 

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