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Une source parmi les ruines
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 Article publié le 11 septembre 2007.

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4.

Le Ouighour apporte parmi nous une fraîcheur étonnante et, malgré la blessure, sa vigueur nous entraîne. Moins chargé que nous, il a fixé dans son dos un unique balluchon et marche d’un pas élastique qui en remontre même à l’infatigable économie des mouvements d’Erban, dès lors qu’il faut progresser sur les rochers.

Son visage, sauvage mais non féroce, exerce sur moi une étonnante fascination dont le sens m’échappera quelque temps encore. Une sorte d’intensité l’emplit que ressentent aussi, quoique avec plus de résistance, Farouk et le Pachtou. Les doigts longs de sa main valide se montrent d’une puissance surprenante chaque fois qu’il lui faut, dans un passage délicat, les riveter aux reliefs du rocher pour accompagner un balancement de tout son corps à la verticale d’un à-pic. Surtout, rien de notre lassitude commune ne semble trouver prise sur lui. Une aimantation le guide comme un courrant magnétique, dont je sais bien qu’à mon heure j’ai cru la ressentir, alors qu’aujourd’hui mon cuir usé par la guerre ne répond plus à aucun appel.

A l’étape du soir, lorsque le silence du défilé nous rassure sur l’absence de poursuivant, vient l’heure de tracer le chemin futur de notre fuite.

L’isolement, apporté par les plis torturés de la roche grise, nous autorise un feu. Abrités par le dédale de pierre, nous ne risquons guère d’être vu, sauf du ciel. L’inquiétude qu’a durablement implanté en nous l’expérience de la suprématie aérienne américaine, l’incompréhension dans laquelle nous restons des moyens exacts de leurs satellites ou de leurs avions espions, nous incite cependant à tendre comme un dais une toile au-dessus du feu.

Erban souhaiterait que nous restions cachés dans les zones reculées de l’Indu Kuch, convaincu qu’il suffit de se faire oublier quelques mois, jusqu’au départ des américains, pour reconquérir le pays.

Plus inquiet, comme un loup blessé, Farouk voudrait fuir vers le Pakistan, là bas se trouvent les filières menant hors du piège. Elles lui permettraient de rentrer au Yémen ou d’aller en d’autres points de cette terre arabe où nos coreligionnaires seront légions et où les gouvernements ne nous livrerons pas aux croisés impies.

Sans conviction, j’évoque aussi la frontière Tadjike. Les anciennes républiques soviétiques sont assez désorganisées, me semble-t-il, pour que nous puissions utiliser notre butin pour acheter notre sortie.

— Vous n’y êtes pas ! Vous ne pouvez rien acheter que les Américains ne soient prêts à payer plus cher que vous.

Cette évidence énoncée, Ashkar laisse s’installer le silence quelques secondes pendant que nos regards se concentrent sur son visage, léché par la lumière changeante des flammes. Cet éclairage sculpte ses traits d’une vigueur adoucie par le cuivre du feu.

— Les Américains achètent tout : les tribus afghanes, le gouvernement pakistanais, les dictateurs de Douchanbe. Pour leur échapper, c’est dans mon pays qu’il nous faut aller.

Il rit longuement en nous parlant de son pays imaginaire, qui attend pour exister de n’être plus une marche chinoise. Il en fait chanter les oasis et brûler les déserts, comme autant d’amis et d’ennemis intimes qu’il ne peut pas refuser d’aimer, s’agissant d’enfants nés d’un même sang que le sien. Sa voix vit d’un feu plus ardent que les nôtres, son argument est simple : le seul endroit où les Américains n’ont pas accès est le seul où ne risquons que la mort et non d’être livrés à un démon que chacun de nous hait.

Erban cède, après que la voix profonde du Ouighour partagea avec lui un chant qui, au Turkestan chinois, restait le même que dans les tribus pachtous. J’acquiesce à mon tour, par envie de me perdre encore plus loin vers l’est, faute de savoir vers où et vers quoi revenir. Farouk, la majorité étant déjà faite, se tait.

Dans les montagnes, la hiérarchie s’est recomposée.

A mesure de notre monté, la rareté de l’air a creusé nos poumons en des souffles plus amples, aspirant aussi loin que possible, dans leurs cavernes sifflantes, l’oxygène raréfié.

Erban et le Ouighour nous guident, partageant leur connaissance l’un de la montagne, l’autre de la destination. Je les suis, Farouk souffre. Il ne dit rien, préférant serrer les dents, mais je sens sa détresse à la densité moindre de sa présence. De Farad, je n’arrive même pas à regretter la mort – et ne sachant plus rougir je palis du degré de sècheresse que cela traduit. Farouk lui savait susciter mon respect. Une admiration, horrifiée parfois, mais une admiration quand même, m’a lié à lui pendant les mois d’entraînement. Sa sobriété mortelle m’a toujours évoqué la légende de la secte, redouté et éteinte, des Assassins. Je l’ai vu survivre à tout, des pires embuscades jusqu’aux tapis de bombes, à la traîtrise, à l’arme blanche dont le fil ne faisait jamais que le frôler, comme si la maigreur particulière de ses formes s’effaçait devant la menace létale et que – le laissant passer au travers lui – son squelette se reformait derrière le fer.

Cette invulnérabilité semble aujourd’hui épuisée.

Lorsque ensemble nous avons décidé de fuir l’Afghanistan par le nord, il a laissé faire. A tort ou à raison, nous nous sommes convaincus de ce pari absurde : dans cette direction les tribus sont hostiles, les montagnes infranchissables, les filières islamistes moins solidement établies. Le Turkestan Oriental est le cul de sac de l’islam, au-delà du Xinjiang c’est la Chine, et malgré les pointillés de la vraie foi - une minorité musulmane sinophone - nous savons tous qu’il ne s’y trouve pas d’autre réponse à ce que nous sommes qu’une balle.

La direction sans issue, la seule où nos ennemis ne nous attendront pas, chacun pour ses propres raisons nous l’avons acceptée.

Farouk en meurt, silencieusement, et il le sait. Le nord l’éloigne de tout ce qu’il est : l’Arabie, les Lieux Saints, les sables dont-il connaît le goût et l’odeur. A voir la façon dont son visage émacié se défait de la dureté qui lui donnait son caractère, je sens que la fuite, jusqu’alors hasard tactique lié au sort des armes, temporaire, prend à présent pour lui les couleurs de la défaite. Quand le choix s’est fait, il n’a rien dit. Il était le dernier à devoir parler, sa voix n’avait plus de poids contre une décision déjà établie. Ramassant ses armes, il s’est levé le premier pour partir. J’ignorais d’abord le sacrifice contenu dans ce mouvement.

Il me fait peur à présent, d’une façon que jamais je n’aurais imaginé possible : j’ai peur pour lui. Son économie de mouvement est devenue lenteur, la concision de ses phrases n’est plus qu’apathie, rien n’a changé et plus rien ne lui ressemble. La vie s’est pétrifiée dans ses veines, il me semble que déjà la statue se fissure. Il a quarante ans sans doute, un peu plus peut-être, mais c’est la première fois que je songe à lui donner un âge ; encore est-ce pour constater qu’il a vieilli avant son temps. Je ne comprends pas bien ce qui le frappe et qui, hier encore, n’était pas là. Plus crédule, je penserais qu’une malédiction vient de le marquer de son sceau.

Je voudrais secrètement appeler la bénédiction d’Allah sur lui, je n’y arrive pas. Je suis, moi aussi, frappé d’une autre impuissance : « N’invoque pas en vain le nom de Dieu ! ». Cet ordre m’accable, il redresse trop de cadavres fauchés devant mes yeux, au fil des derniers mois, qui crient la vanité de tous ces combats. D’entre tous ces morts, et c’est cela qui mine la force que la foi islamique faisait lever en moi, je ne parviens plus aujourd’hui à faire la part des fantômes, amis et ennemis. Allah est grand, mais il ne nous a pas envoyé de prophète. Les appels auxquels j’ai répondu n’ont résulté qu’en d’affreuses tueries.

Dans cette marche forcée, qui dure depuis des jours et qui continuera demain, chacun a ses raisons. La mienne est de ne plus pouvoir que fuir. Une vigueur m’est refusée, épuisée. Pas celle du corps, endurcit au fil des mois, mais celle qui jaillissait de l’envie de me battre pour une cause juste. Depuis des jours, un cliquetis d’étain remplit ma tête quand je reproduis les mouvements qui m’ont été appris pour monter à l’assaut, viser, tirer ou m’esquiver dans les rochers sans faire glisser un gravier. La force qui me meut est devenue mécanique, je n’y sens plus cette sève vivante qui brûlait dans mes veines mais était douce à mon âme.

Trop de carnages dans les victoires comme dans la défaite ont miné sous mes pieds un sol qui me semblait ferme.

Allah vit, moi, je me sens mort.


 

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