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 Article publié le 11 septembre 2007.

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8.

Rahim a dix ans et la cuisse ensanglantée comme une grive à l’aile blessée. D’un oiseau, il a la finesse des attaches, dans un corps vif et léger d’enfant qui ne mange pas tous les jours. La peau de cuivre mat, terni par les carences alimentaires, sculpte ses côtes et chacun de ses os d’une découpe vive, faisant saillir sa charpente comme un navire en construction. Pourtant, dès qu’il s’anime, il ressemble à une épure, pleine de la vie promise dont le crayon de l’artiste voudrait continuer de l’orner.

A côté de sa tête, l’objet de son larcin : deux galettes de blé. J’observe avec incrédulité cet enfant que j’ai failli tuer. Ma main d’elle-même se tend vers le pain et le présente à ce lutin halé. Sans s’interroger sur l’incongruité de mon geste, oubliant sa cuisse blessée, il la prend et la ronge comme un ragondin, avec une hâte dépourvue de gloutonnerie, soucieux de ne rien perdre et de mâcher avec soin chaque bouchée. Cette activité pour lui est sérieuse, elle ne tolère aucun retard, seul son regard suit mes gestes quand mes mains se posent sur sa jambe pour mieux juger de sa blessure. Ma balle a traversé la chair comme une aiguille, sans toucher l’os, elle l’eut brisé comme une allumette. Le sang s’écoule, fluide, étalé sur sa cuisse comme un écoulement de lait sombre par le badigeon de mes doigts. Parfois, un tressaillement de faon trahit une fulgurance de douleur dans son corps, sous l’attouchement de la pulpe de mon pouce. Alors, mon regard s’élève au niveau de son visage et je vois, dépassant de la seconde galette saisie par sa main d’abord hésitante puis preste, une lumière fauve dans le gris de ses yeux.

L’Arabe est retourné dormir et Ashkar, auquel échoit la dernière veille, a décidé d’anticiper son tour. Il s’est assis à l’écart des braises, presque invisible dans une poche d’ombre, et me laisse faire à mon idée, comme si j’étais en train d’apprivoiser un chiot.

Mon sentiment est à l’extrême opposée de l’intérêt détaché que je montre, feint avec une pudeur dont je ne sais – de mes compagnons, de l’enfant ou de moi-même – à quelle perspicacité de veux l’opposer. Sous mes traits verrouillés, je sens le creusement d’une caverne, emplie de l’écho d’un affolement à l’idée d’avoir manqué de tuer ce total innocent. En secret – et les mots maintenus immergés dans leur silence, derrière mes lèvres closes, me lancinent comme une prière – je le remercie d’être vivant.

Au matin, ce besoin rédempteur, de nourrir et de soigner l’enfant auprès duquel j’ai passé la nuit éveillé, extirpe une grimace plutôt appréciative de Farouk. Il en découvre un avantage que je n’avais pas calculé et le met au compte de mon habileté supposée. Rahim, avec la sûreté d’un gardien de chèvre, connaît toutes les sentes de cette montagne dans un périmètre de cinq jours de marche. Orphelin, il n’a pas vu depuis six ans un père dont rien ne laisse croire qu’il serait encore vivant et sa mère est décédée l’an dernier. Il croyait conserver leurs deux chèvres et une cahute mais tout a été attribué à un propriétaire villageois, en remboursement d’une dette dont il ignorait l’existence. Furieux, hurlant, il s’est enfuit après avoir tué les chèvres, refusant de devenir le serviteur de l’homme qui l’expropriait et dépouillait – crut-il – sa mère morte et lui-même. Depuis, il survit de furtives rapines.

Abandonné sur place, incapable de marcher cent mètres dans la montagne, il serait mort, mais hissé sur mon dos il nous guide comme un sémaphore, de son doigt pointé avec assurance vers les chemins invisibles à l’œil qui franchissent ou contournent l’obstacle. Vivant, il nous sauve.

Rahim n’a plus rien à perdre et, au fil de trois journées de marche au long desquelles son corps - fixé contre mes reins par un long turban dont Ashkar s’était fait ceinture – ne me pèse pas plus qu’un fagot de brindilles sèches. L’intimité de ce contact, comme une fusion charnelle, me soude pourtant à lui dans une alliance protectrice dont l’émotion, confuse et cachée, ne tarit pas l’écoulement de la blessure intime qui suint en moi. Malgré la cicatrisation de la sienne, je reste choqué d’avoir échappé de si peu au rôle d’archange noir de sa mort.

Lorsque enfin, franchie la barrière de cette chaîne de montagne, nous atteignons une route, je refuse – contre les raisons de Farouk me représentant que l’enfant y trouvera du secours et qu’il ne peut plus nous aider – de le laisser.


 

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