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Une source parmi les ruines
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 Article publié le 11 septembre 2007.

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10.

Le claquement des portes de métal, dans un grincement de rouille, nous a précipités dans une étouffante noirceur. L’obscurité s’est emparée de nous avec la chaleur, dans le ventre du camion l’une ne se distingue plus de l’autre. Cloîtrés entre la cloison et la protection imparfaite des ballots de marchandises, nous tenons nos fusils d’assaut braqués dans le noir, dans la direction présumée de la seule issue. Un murmure nous lie, Farouk et moi, dont nous ravivons le fil à chaque fois qu’il tarit. Dans la nuit totale, il est important de parler car le bruit est le seul repère qui nous permet de nous orienter. Sans cela, à un moment ou l’autre, nous finirions par pointer les canons vers l’allié et le hasard d’un cahot ou notre nervosité de bêtes traquées ont déjà, plus d’une fois au fil des années, fait partir le feu que personne n’avait délibéré.

Au fil des minutes pourtant, le noir perd sa valeur absolue. L’obscur se raye de très fines ombres, comme de longs cils gris à la délicatesse féminine. Leur portée étirée, dont l’une s’étend jusqu’à caresser mon avant bras, naît d’une charnière mal jointe et ne nous atteint qu’une fois traversés les amoncellements de ballots.

La contemplation de ces rayures brisées, tremblantes de fragilité, m’absorbe. Leur charme ne semble pas opérer sur mon compagnon arabe dont la voix tire de sa langue maternelle des accents éraillés pour distiller son aigreur.

— Quand la porte s’ouvrira, la lumière nous aveuglera. Si c’est un ennemi, il nous tirera comme des lapins sans que nous puissions nous défendre.

— C’est Ashkar qui ouvrira, bashar, et nous serons en sécurité en Chine.

J’ai employé un titre de guerre ancien pour le flatter. Farouk n’aime pas se sentir dépendant et le fait d’être dans la main d’Ashkar n’arrange rien.

— Nous ne le connaissons pas. Toi et moi Montfront, nous avons fait camp ensemble, mais lui. Qui sait s’il nous a dit la vérité ou s’il a pour plan de nous livrer. Je ne fais pas confiance aux Chinois.

— Il n’est pas Chinois, frère, c’est un fils d’Allah comme toi.

Ne pouvant le voir, j’ignore de quel rictus son visage s’est tordu mais un raclement de gorge a accueilli mes tentatives d’apaisements.

— Ces gens là ne sont rien. Ils ont été des nestoriens et des chiens de Manichéens, ou des bouddhistes, avant d’être musulmans. Aujourd’hui encore, pour trois d’entre eux, il y a un communiste et un mauvais croyant.

Tant d’orgueil et de mépris mêlés dans ce crachat me font apprécier le vacarme du moteur. Même honnête, le Ouighour pourrait vouloir nous livrer pour une seule de ces phrases. L’Arabe oublie d’ailleurs que tous, Ouighours et Afghans, Pakistanais, Malais, Somaliens, Perses et Berbères, sont des peuples convertis. Mais je n’ai pas le cœur à engager avec lui ce genre de querelles, nous ne pouvons pas nous les permettre.

Mon envie d’accorder mon crédit à cet homme et la défiance de Farouk s’accordent sur une réalité, la dépendance dans laquelle nous sommes envers un compagnon dont nous ignorions l’existence il y a un mois. Nous attendons longuement, remâchant la même inquiétude.

Quand le grondement épuisé du moteur change de rythme puis s’éteint, les jappements de voix chinoises nous réduisent au silence. La portière de la cabine claque, Ashkar est parti. Rahim est sans doute resté dans la cabine du camion. Il ne voulait pas être enfermé dans le ventre du véhicule et Ashkar a déclaré, malgré tous les défauts dont il caricature les Chinois, qu’il leur reconnaissait une qualité : leur indulgence envers les enfants. A condition que le berger n’ouvre pas la bouche, car l’enfant et lui n’ont pas de langue commune, il a jugé possible de le garder. Ainsi, en cas de tuerie, il ne sera pas abattu avec nous.

Dans la caverne métallique, le temps passe et la température s’élève. Le ressac de l’eau dans les gourdes est le seul bruit que je perçoive. Farouk s’est figé dans un silence de tombe et même son souffle m’échappe. Comme lui, je me suis tu dès l’arrêt pour entendre, pour ne pas être entendu. Où que soit parti notre conducteur, une sentinelle peut être postée à côté du camion. Une admiration ancienne m’effleure, devant la maîtrise de mon compagnon de guerre. Ma respiration lui trahit certainement ma présence et le clapotement de mon outre est plus fréquent. S’il le fallait, il survivrait sur sa ration d’eau une seconde journée dans ce four ; ce ne serait pas mon cas. Je n’essaye pas de l’imiter cependant, il me suffit de tenir jusqu’à la nuit. Si Ashkar ne revient pas, nous tenterons alors de nous échapper de ce piège, de force s’il le faut. Attendre le jour désavantagerait notre fuite et la nuit suivante, je ne serais plus en état de courir ni de me battre. Sans avoir besoin de le consulter, je sais que l’Arabe parviendra forcément à la même conclusion que moi. J’aime cette certitude, tellement confortable à l’heure de la veillée, cette assurance de trouver là où il le faut le frère de meute.

J’ai tenu parmi eux grâce à cela aussi, qui unit d’une solidarité sans équivalent tout groupe de guerre. Aussi forte que l’Islam, cette fraternité de combat nous a cimentés. Partout ailleurs, Farouk et moi nous serions ignorés. Ici règne entre nous une confiance dont j’ignore les bornes. Je sais qu’aujourd’hui, d’instinct, je tirerai sans réfléchir une seconde sur n’importe quelle cible qu’il me désignerait.

Il n’est pas question de hiérarchie ni d’autorité, il s’agit d’un simple réflexe de survie ancré tellement puissamment que j’en ai le vertige.

Je réfléchis encore mais je tire d’abord.

Pas cette fois. Le grondement du moteur reprend, le camion redémarre.


 

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