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 Article publié le 20 février 2022.

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Singulière existence que celle des humains qu’on dit enracinés ou déracinés, selon qu’ils vivent en exil ou chez eux. C’est territoire contre déterritorialité, sédentarité contre nomadisme avec tout ce que cette contradiction implique de malsain quand la chose politique s’en empare pour en faire son miel.

Une mémoire s’enracine-nomadise dans l’humus foisonnant de tout un passé qui refuse de passer, aussi, pour durer et passer de génération en génération, lui faut-elle s’appuyer sur tous les esprits errants de bonne volonté qui, de halte en halte, font signe vers un avenir commun heureusement toujours incertain.

C’est ainsi qu’il concevait ses écrits comme autant de cénotaphes à venir qui reposeraient paisiblement à l’ombre de grands arbres, comme il l’avait pressenti dans sa jeunesse lors de sa visite au château de Quain en compagnie de son père et de sa fille. Un ami aujourd’hui disparu les accompagnait ce jour-là.

*

Il jeta un pavé dans la mare.

Le pavé ne fit pas l’effet d’une bombe ni même d’un pétard mouillé. Il fit plouf, en éclaboussa plus d’un et puis c’en fut fini de lui. 

Tout ça pour ça ! En effet, la mare retrouva sa tranquillité initiale et personne n’eut l’idée folle d’y plonger pour aller y repêcher le pauvre pavé.

La rentrée littéraire touchait à sa fin.

Sur les plages du monde entier, le sable, très convoité par nos amis bâtisseurs, objet de spéculation, de vol et de destruction des milieux naturels ayant la malchance d’en contenir une grande quantité continuait à être extrait en toute impunité.

Après moi le déluge, telle pourrait être la devise de nos amis capitalistes et de quelques maffieux en cheville avec eux soutenus en sous-main par des politichiens verreux.

Les maffieux ne sont-ils pas les tenons dans les mortaises du capitalisme, chaque citoyen étant affublé d’une belle poutre dans l’œil, incapable par conséquent d’avoir une vue d’ensemble de l’édifice qu’on suppose être colossal et en tout état de cause toujours en voie d’inachèvement ?

A quoi peut bien servir le deuxième œil restant ?

Sans doute à lorgner avec convoitise sur les poutres des voisins proches qui en ont une plus grosse encore, les veinards.

A ce jeu d’illusions perdues, pas de gagnants hormis chez les innombrables hommes et femmes de paille chargées de surveiller le vaste chantier aux illusions.

Jésus dans cette affaire, même branché sur toutes les antennes paraboliques du monde, n’en finissait pas de pourrir dans les mémoires. On avait beau essayer de ressusciter sa parole enfouie sous les tonnes et les tonnes de gravats du vaste chantier en perpétuelle reconstruction, c’était peine perdue, elle aussi.

Tout se perd dans les sables, jusqu’au sable même qui retourne au sable.

C’est sur ces anodines réflexions que se greffa dans son esprit l’image du ricochet chère à son imagination.

Lancer un livre sur les eaux douces du fleuve littérature devait être en tous points l’acte d’un enfant joueur qui se plaît à faire ricocher le plus longtemps possible un galet plat soigneusement choisi, ni trop lourd ni trop fin, débarrassé des reliquats de boue ou de mousse qui pourraient le déséquilibrer.

Ni parfaitement plat ni parfaitement régulier, son hydrodynamisme ne pouvait être qu’imparfait. Chaque jet de pierre plate était ainsi un défi lancé aux lois de la physique la plus élémentaire, défi que le joueur dans l’enfant relevait à l’envi, réitérant son acte de nombreuses fois jusqu’à ce que, fatigué, il s’en rentrât chez lui avec des étoiles dans les yeux.

Maintes fois, son galet atteignait l’autre rive sans couler, parfois un galet mal calibré donc mal choisi ricochait deux ou trois fois tout au plus et finissait au fond de l’eau avant d’avoir rempli de bonheur les yeux de l’enfant.

Son échine, son omoplate, son bras et son avant-bras, ses doigts légèrement repliés sur le galet, son regard sur la rivière, tout cela dessinait pour l’enfant un espace souple qui se lançait au-devant des eaux courantes. Eprouvant au même instant sa force musculaire et son habilité, il rivalisait avec ses deux éléments favoris, l’air et l’eau, en se servant d’une pierre arrachée à la terre.

Ne manquait en apparence que le feu, l’élément igné qu’il chérissait entre tous, mais qui était malheureusement incompatible avec son activité préférée. A un jet de pierre, justement, se trouvait un petit brasier allumé par notre fortuné enfant qui y ferait griller plus tard quelques bonnes saucisses. L’âcre fumée de son foyer viendrait chatouiller ses narines, le renforçant dans son âpre désir de combattre encore et encore la gravité. Relever le défi des ricochets, c’était comme se mesurer à la pesanteur terrestre et à cette inexorable gravité qui le clouait au sol. Une légèreté sans bornes agissait en lui, le soulevant presque de terre au moment où il lançait son galet avec toute la force dont il se sentait investi par une puissance nullement extérieure ou supérieure à lui. 

Non qu’il se vît comme une créature aérienne en exil sur terre, ah certes non, beurk ! mais il tenait vivement à ce que les galets qu’il avait en main ne tinssent pas en place, remués sans cesse et déplacés inexorablement qu’ils étaient depuis toujours déjà par les eaux lors des crues d’hiver.

Il lui fallait être partie prenante du grand mouvement des choses et des êtres sur terre, après tout lui aussi se déplaçait et mieux encore il grandissait, changeait tout doucement, sans qu’il sût où tout cela le mènerait un jour.

Plus tard, et même fort tard dans sa vie, ce jeu innocent qui l’avait tant occupé dans son enfance brouillonne retrouva de ces airs de noblesse qui naguère enflaient ses narines et ses poumons d’une fierté toute homérique.

Cette fois, ce sont des livres qu’il lançait sur les eaux changeantes d’un public plus ou moins averti. Il s’agissait cette fois de ricocher sur les lecteurs en atteignant l’autre rive, celle qui, encore inconnue, lui permettrait peut-être à terme de mettre pied dans un monde de concorde et de paix, comme si chaque ricochet, chaque lecteur représentaient pour lui un pas en avant sur les eaux en direction de ce havre de paix.

C’était bien sûr peine perdue.

Il avait beau s’échiner, rien n’y faisait. Le public se dérobait, l’autre rive demeurant par le fait inaccessible. C’est ainsi qu’il ne lança au fond que peu de livres sur un public indifférent, préférant sagement se replier sur lui-même, sans pour autant jouer la farce triste de l’incompris et du mal-aimé.

Les manuscrits s’accumulaient dangereusement, menaçant d’étouffer l’élan créateur resté intact de si longues années et qui, vaille que vaille, le maintenait en vie malgré toutes les avanies du quotidien et les vicissitudes de son existence terrestre qui se débattait jour après jour dans un monde très spécial, un répugnant et bien étrange mélange d’hostilité et d’indifférence.

Il se fit une spécialité de débusquer, pour les dénoncer, toutes les entraves à la liberté foncière de l’homme qu’il était, homme parmi les hommes, ni plus ni moins. Son combat était celui de tous et de toutes, sans qu’il fût jamais tenté d’en tirer un bénéfice exclusif. Il n’avait ni l’âme d’un chef ni celle d’un mouton apeuré perdu sur l’infini de la lande, isolé de son troupeau et bêlant.

Sous la carapace de l’homme cultivé se cachait l’enfant qu’il n’avait cessé d’être, à la fois repu et curieux de mille choses.

Filer la métaphore n’est pas sans risque, surtout lorsque vous accumulez un nombre conséquent et même considérable d’ouvrages inédits. Comme il se refusait avec la dernière obstination à brûler ses manuscrits parce qu’il les jugeait importants, il ne lui restait plus qu’une solution : revenir à la rivière de son enfance et recommencer ce jeu bien concret qui consistait à jeter des pierres dans l’eau pour les faire ricocher. Il aimait cette gracieuse légèreté des pierres qui se prêtaient si facilement à ce jeu d’une innocence sans égale.

Se jeter à l’eau plutôt que de donner un coup d’épée dans l’eau, aurait pu être sa devise, s’il ne s’était juré de ne jamais confier sa vie et sa pensée à des formules aussi lapidaires.

Sa mère le lui avait dit souvent : Surtout ne fais pas de vagues !

C’était un enfant calme et anxieux, extrêmement timide en compagnie des autres enfants et des adultes mais hardi dans la solitude, capable de faire les quatre cents coups sans témoin, juste pour le plaisir d’exister en toute inconséquence.

Il ne faisait pas de vagues, c’est un fait, tout au plus se plaisait-il à former des cercles concentriques à la surface de l’eau.

C’était autant d’ondes qui mouraient sous ses yeux pour renaître indéfiniment à chaque nouveau jet de pierre. Un jeu répétitif et stérile aurait dit le sage de passage par-là, mais non ! Il ne voyait nullement les choses ainsi. Ignorant tout de Hegel à sept ans, il n’en vivait pas moins déjà dans un certain rapport à l’esthétique et contribuerait un jour à son développement.

L’eau de la rivière qui accueillait ses jets de pierre était bien plus à ses yeux qu’un simple miroir lui renvoyant l’image ondulée de ses jeux ondulatoires, elle était le vif reflet de sa vie en action. C’est par lui et son jet de pierre répété indéfiniment que la rivière existait pleinement quelques heures, arrachée qu’elle était à sa morne coulée.

Il instaurait par son jeu une double mesure qui s’avèrerait cruciale pour son développement futur : il prenait conscience de soi-même en faisant des ricochets et il donnait à ce qui est l’occasion de sortir de soi en dérangeant le sage arrangement des choses.

Ecrire, pour lui, se résumerait plus tard, bien plus tard, à saisir au vol le plus d’opportunités verbales possibles afin de rendre justice à tout ce qui lui traversait l’esprit, et ce qui le traversait n’était autre que le monde dans ses nuances les plus fines incluant les couleurs les plus variées et sons les plus divers, à tel point que, las de ces virgules que sont les arts mis bout à bout, il rêvait d’y mettre un point d’honneur en œuvrant à un projet d’art total qui eût tôt fait de rassembler en son sein tout le potentiel humain de son époque, la plus désordonnée, la plus désespérée qui fût.

Ce monde n’avait besoin d’aucun ordre nouveau, ni même d’une vision nouvelle ni non plus d’un nouvel élan de perfection à la sauce technologique mais bel et bien, tous prophètes bus, tous dieux éteints, toute parole politique discréditée, d’un langage capable à travers lui d’aider au surgissement puis à la surrection de ce qu’il appelait naïvement un art en éventail, chaque art étant lié à un autre art, chaque art étant le maillon d’une chaîne infinie composées d’arts mutualisés qui n’en finissent jamais d’épuiser les possibles humains révélées par chacun d’eux pris ensemble.

En ce sens, aucun salut à l’horizon qui fût foncièrement étranger au danger permanent vécu dans les arts en question rassemblés autour de la question vitale par excellence : comment vivre avec la mort aux trousses sans détourner l’attention de la faucheuse sur d’autres que soi ?

Ni vie ni mort par procuration, en somme.

Il lui avait semblé dès l’enfance qu’il avait d’abord été mort avant de naître, et cette pensée était d’un grand réconfort.

Il venait d’un non-lieu qu’il n’y avait pas lieu de craindre.

Il la portait en lui comme l’arbre porte des fruits. Il finirait un jour par s’en détacher, sans autre forme de procès.

Lui mort, son œuvre ne serait qu’une part infime de l’arbre de vie qui joncherait le sol et finirait avec un peu de chance par être mangé par les vers, les oiseaux, un rat des champs ou un promeneur amateur de nourriture bio.

Même laissé là pour mort et pourrissant tranquillement sous l’arbre de vie, il n’en remplirait pas moins sa tâche fertilisatrice.

L’insignifiance de sa mort sans fioritures, sans rites expiatoires, sans oraison funèbre, sans pleureuses était une perspective exaltante. Il fallait pour cela que sa vie fût bien remplie ce qui impliquait qu’il restât ouvert en permanence au maître-mot de sa vie : communiquer.

Un fruit isolé et suspendu à sa branche ? ah ça jamais, mais un être parmi d’autres participant de tout son être à la vie multiple de l’arbre, le seul être vivant capable de vivre tant sous la terre que dans le ciel par tous les temps.

Il ne cessait de communiquer, allant constamment de l’un à l’autre, de l’une à l’autre, mélangeant les genres, les styles, les approches, les lieux et les temporalités. Au soir de sa vie, l’arbre rayonnait de mille et une feuilles, riche de mille et un fruits tous plus savoureux les uns que les autres.

Il avait aimé, comme tout un chacun, et puis s’était lassé des amours mais jamais de vivre.

Yggdrasil poussait en lui de toute sa sève venue de tous les mondes réunis.

Odin veillait, Freyja chantait.

C’est tout ce qui lui importait maintenant qu’il s’apprêtait à faire ses adieux au monde connu.

 

Jean-Michel Guyot

20 février 2022

 

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